1La télévision n’a été qu’il y a peu vraiment reconnue et investie scientifiquement. Mais elle a joué comme un opérateur important de légitimation et de structuration pour les Sciences de l’information et de la communication. C’est ce que nous voudrions mettre en évidence ici en démêlant les facteurs paradigmatiques et d’autres, d’ordre plus structurel ou institutionnel voire technico-pratique.
Un intérêt tardif
2On ne s’attardera pas ici sur les deux premières décennies du média durant lesquelles le seul foyer de recherche repérable en France se localise à l’intérieur de l’institution télévisuelle à travers le Service de recherche de l’ORTF. On rappellera donc seulement ici que, jusqu’à la fin des années 1960, la télévision ne suscite, dans les milieux académiques, qu’un intérêt marginal qui évolue, pour certains auteurs vers une forme « de catastrophisme » (Cohen-Séat, Fougeyrollas, 1961) élargi à un univers « audiovisuel » englobant cinéma et télévision. Le paradoxe de ce rapide tournant critique est qu’il va quasiment épargner la télévision dans la décennie suivante. Comment expliquer un tel oubli ? Le contexte intellectuel de cette période doit tout d’abord être évoqué. Marqué par un projet de déconstruction des illusions d’un libre sujet échappant aux déterminations de l’idéologie et de l’inconscient, il concerne le cinéma au même titre que la littérature et les autres « arts de représentation ». Deux revues, Les Cahiers du cinéma et Cinéthique, exercent alors une influence déterminante sur les approches de ce média qui connaissent une mutation radicale sous les effets des sciences humaines et qui débordent des cercles cinéphiliques pour investir l’espace universitaire. Ces deux publications entreprennent pareillement de repenser, à la lumière de divers auteurs (Althusser, Lacan notamment), la question de l’auteur, de l’œuvre et les effets de domination idéologique et symbolique du « cinéma narratif classique ». Aussi peut-on risquer que c’est-ce violent désamour passager qui explique une focalisation quasi-exclusive sur le cinéma de facture hollywoodienne. Et donc, une dénégation durable [1] de l’autre média, pourtant apparemment porteur d’autres formes d’illusion ou d’aliénation spectatorielles.
Une pluralité de facteurs
3D’autres arguments, d’ordre épistémologique, doivent cependant être évoqués. Comme Eliseo Veron l’a mis en évidence (Veron, 1994) il apparaît, que la première génération de sémiologues français du visuel a eu pour ambition première la construction d’une sémiologie générale de l’image. Au détriment donc de sémiologies spécifiques, la seule exception notable pour la télévision étant constituée par les travaux de Geneviève Jacquinot (Jacquinot, 1977) sur la dimension pédagogique de ce média.
4Des variables d’une autre nature doivent enfin être mentionnées pour comprendre cet évitement de la recherche académique française à l’égard d’un média suscitant a priori de nombreuses questions. Ces facteurs ont trait à certaines traditions intellectuelles et aux découpages institutionnels qui en résultent au plan des structures universitaires. Intégrée en France, mais de façon purement virtuelle, comme on l’a vu, dans les cursus d’études audiovisuelles (qui vont pour beaucoup rentrer dans la zone d’influence des Sic naissantes), la télévision est appréhendée dans d’autres contextes (anglo-saxon notamment) comme un élément de culture populaire. À preuve, Outre-Manche, l’antériorité de travaux spécialisés plus conséquents (Mattelart, Neveu, 2003).
5La conjonction de ces facteurs permet donc de comprendre que, si l’on excepte les importants travaux menés dans le Service de recherche de l’Ina [2], continue à prédominer jusqu’au seuil des années 1980, en France, une veine essentiellement essayiste. Car il faut bien constater qu’au plan de la recherche universitaire, les seules dérogations sont constituées, pour l’époque, par les lectures critiques d’Armand Mattelart et de Jean-Marie Piemme (Piemme, 1978, Mattelart et Piemme, 1980) sur les pensées dominantes dans ce secteur et les effets de domination de ce média en voie d’internationalisation. Ainsi que, sur un versant plus empirique, par les initiatives d’un historien, Jean-Noël Jeanneney qui impulse plusieurs types de travaux ouverts à la fois sur les institutions et les discours télévisuels [3] (Jeanneney-Sauvage, 1980).
Des approches holistiques aux approches génériques
6En raison de cet écartèlement des lieux et des postures de réflexion, c’est donc tardivement (les années 1980) que, dans les sphères académiques, se réalise en France un premier essor de travaux méthodiques sur la télévision. Mention peut-être triviale, la banalisation des magnétoscopes qui élargit les pratiques des « études filmiques » cinématographiques aux matériaux télévisuels n’y est pas étrangère. Dans les études audiovisuelles, se concrétise par ailleurs un partage [4] entre chercheurs attachés à une approche esthétique de l’audiovisuel (qui se consacrent au seul Cinéma) et ceux, qui, inscrits dans des traditions disciplinaires affranchies d’une posture axiologique sur ce « mauvais objet », sont conduits à appréhender la télévision comme une phénomène social et discursif.
7C’est de ces champs disciplinaires que va surgir un renouveau des approches télévisuelles. La sociologie tout d’abord. Une traduction en est la parution, rapprochée dans le temps, de trois ouvrages spécialisés (Allemand, 1980 ; Blum, 1981 ; Missika et Wolton, 1983) qui placent au cœur de leur réflexion la question des rapports entre les instances politique et télévisuelle. Dans le champ des sciences du langage et du signe, l’entrée progressive dans une sémiologie de « deuxième génération » contribue à un déplacement des préoccupations de recherche sur ce média audiovisuel. En témoigne principalement l’article d’Eliseo Veron (Veron, 1984) sur le journal télévisé qui révèle la fécondité du « paradigme indiciaire » pour penser la spécificité de la relation communicative instaurée par la télévision. Mais aussi, et quoique moins évoqués, ceux de Jean-Paul Terrenoire (Terrenoire, 1981, 1982) sur le journal télévisé ainsi que ceux de Jean Mouchon (Mouchon, 1983) et de Noël Nel (Nel, 1983) sur les débats télévisés.
De la trans …
8Diverses par leurs appuis théoriques, ces deux dernières contributions remettent en évidence le rôle pionnier qu’ont pu jouer, en France, dans les études sur la matérialité langagière de la télévision, plusieurs chercheurs inscrits dans les Sic sur la base d’un ancrage linguistique et préoccupés par les questions d’ordre didactique [5]. Il faut noter toutefois qu’on reste encore ici dans une logique disciplinaire, même si elle est marquée par un souci d’ouverture trans-disciplinaire. De tels travaux soulignent en même temps la transformation sensible des perspectives d’analyse sur le média qui s’opère alors plus largement. Aux approches holistiques sur un média appréhendé dans sa globalité, se substituent des analyses monographiques par genres. Le Journal Télévisé est d’évidence le plus prisé en raison de la place qu’il occupe dans le dispositif global d’information. Mais aussi parce qu’il semble alors, plus que tout autre type de programme, donner toute sa portée à cette nécessité, de plus en plus ressentie, « d’articulation des messages à l’environnement social et culturel » (Veron, 1994, p. 51).
…à l’inter-disciplinarité
9Portés par leurs logiques d’articulation entre diverses pertinences disciplinaires, les chercheurs inscrits dans les Sic vont pouvoir alors, mieux que d’autres, répondre à cette exigence [6] en pointant des voies de dépassement de démarches strictement sémiologique et sociologique sur lesquels butaient jusque là nombre de recherches sur ce média. L’exemple le plus marquant en est la publication, au milieu des années 1980, d’un ouvrage synthétique (Miège et al., 1986) car celui-ci donne tout son sens au geste, non plus seulement pluri ni trans mais bien inter-disciplinaire des Sic qui trouvent dans cet objet complexe et intégrateur l’un de ses leviers de légitimation et de structuration scientifique.
Une éclosion de publications
10Plusieurs paramètres y concourent et tout d’abord les nouvelles et brutales mutations que connaît à ce moment-là le média en Europe. Celui-ci est alors en proie à une situation d’hyper-concurrence (Le Diberder, Coste-Cerdan, 1988), génératrice de violentes mutations (Casetti, Odin, 1990) qui affectent particulièrement l’information de plus en plus placée sous le règne du continu (Wolton, 1991). Aggravées par les menaces du zapping chez le téléspectateur (Chabrol, Perrin, 1991), ces transformations se traduisent par des logiques de segmentation des publics, analysées comme des sources de distension du lien social (Wolton, 1990). L’éclosion des publications résultant de l’analyse de ces phénomènes n’est explicable toutefois que si l’on prend en compte d’autres éléments structurels et institutionnels. Au CNRS [7] et au Cnet [8] s’organisent ou se développent alors des pôles, plus ou moins spécialisés, de recherche. Animés par des sociologues demandeurs de coopérations avec d’autres disciplines, ils contribuent à fortement dynamiser ce domaine d’études, tout en ouvrant internationalement les références théoriques et les domaines d’études (Dayan, Katz, 1992). À l’université, on assiste, dans l’élan du milieu des années 1980, au développement de groupes de travail spécialisés au sein de départements de Sciences de l’information et de la communication en pleine expansion [9], mais aussi de Sciences du langage [10], de Sciences politiques voire de départements rattachés administrativement à la 18e section (Arts) ou plus marginalement encore, de groupes relevant de la psychologie. En découlent l’organisation de colloques réguliers et in fine la publication de premières synthèses (Mehl, 1993, Jost et Leblanc, 1994, Boyer et Lochard, 1994) ainsi que la mise en place de collections spécialisées.
Un agent de cristallisation
11L’instauration à la même période (1994) du Dépôt légal des archives audiovisuelles va alors constituer un agent de cristallisation, de consolidation et d’amplification de ce mouvement. Confiée par le législateur à l’Institut national de l’audiovisuel, cette institution donne corps au projet de préservation d’une mémoire patrimoniale audiovisuelle. Elle permet, grâce à des initiatives multiples, une rencontre productive entre les préoccupations des chercheurs intégrés à l’Ina et des chercheurs inscrits dans les institutions universitaires et de recherche. Elle bouleverse enfin plus généralement les conditions pratiques des recherches de l’ensemble des disciplines qu’elle place face à une exigence épistémologique de validation/falsification des résultats.
12Outre qu’elle a autorisé en banalisant l’acccès au document et à l’archive, l’entrée de ce secteur de recherche dans une ère réellement scientifique, la création de l’Inathèque apparaît aujourd’hui d’autant plus décisive qu’elle a accru encore l’intérêt pour la télévision des autres secteurs académiques : ceux indiqués supra mais aussi l’esthétique voire, à titre de documentation annexe, les études littéraires. Autant de disciplines dès lors appelées, à des titres et à des niveaux divers. à se confronter à ce type de matériau. Elle a poussé réciproquement les chercheurs inscrits dans l’interdiscipline, à préciser et affirmer, face à d’autres chercheurs adossés à des traditions scientifiques plus établies, leurs propres pertinences tout en contribuant à dégager des problématiques de recherche de plus en plus sophistiquées, développées à propos d’objets (génériques, situationnels, événementiels) de plus en plus spécialisés.
Rendre compte des médiations
13L’explosion des contributions qui en résulte à partir du milieu des années 1990 décourage dès lors toute prétention à l’exhaustivité, même en se limitant aux seules Sciences de l’information et de la communication. Nécessairement et volontairement anonymé ici, un état des lieux depuis ces années conduit cependant à relever plusieurs glissements épistémologiques notables. Dans la continuité d’un mouvement esquissé dès les années 1980, l’un deux va dans le sens d’une articulation entre les approches discursive et sociologique. Plus manifeste encore est, par ailleurs, un certain dépassement du clivage repérable jusque là entre les regards displinaires aussi éloignés a priori que ceux des sciences historiques et des sciences du signe. Car un égal accès à l’archive des chercheurs de ces disciplines, jusque là cloisonnées, a eu pour effet un souci d’historicisation des formes télévisuelles chez les sémiologues. Et, réciproquement, faut-il noter, une attention plus grande, chez les historiens, au processus de médiation langagière des évènements mis en scène par la télévision [11]. Enfin, peut-on observer que la diversification supra et infra nationale des réseaux de diffusion a impulsé en France, après les États-Unis et l’Angleterre, un mouvement de réflexion sur les liens entre le média télévisuel, les identités collectives, et les territoires physiques et imaginaires qu’il met en scène.
14Aussi hétérogènes soient-ils, ces trois déplacements laissent progressivement entrevoir, commun à ces travaux, un centre de gravité qui suggère, par delà leurs différences d’inspiration et d’appui théoriques, la spécificité du regard des chercheurs inscrits dans les Sic à l’égard d’un objet privilégié mais qu’ils ne peuvent nullement revendiquer. Il apparaît en effet que c’est bien en se préoccupant de la médiation pluri-sémiotique opérée par la discursivité télévisuelle (programmes et programmation) que ce milieu de recherche affirme une productivité heuristique qu’elle ne peut prétendre apporter sur d’autres lieux où les disciplines traditionnelles sont mieux équipées pour construire des savoirs rigoureux. Aussi faut-il considérer que c’est en situant dans une perspective pragmatique, sur un plan inter-sémiotique et à un niveau intermédiaire entre, d’une part, la déconstruction micro-textuelle des énoncés et d’autre part l’analyse technicienne et quantitative des contraintes matérielles et des mécanismes économiques de ses productions, que le regard des Sic trouve son entière justification scientifique lorsqu’il se penche sur la télévision. En d’autres termes, lorsqu’il entend rendre compte des médiations opérées par les dispositifs matériels, situationnels, génériques, énonciatifs et programmatiques mis en œuvre par un média résistant à sa dissolution dans la convergence numérique.
15Un regard sur les investigations théoriques et empiriques qui se sont intensifiées récemment en France confirme d’ailleurs que c’est dans ces directions et à partir de divers positionnements théoriques (sémio-pragmatique, sémio-narratologique, socio-sémiotique, socio-discursif) que s’investissent majoritairement les acteurs de ce champ inter-disciplinaire. Non pas dans un esprit restrictif qui tendrait à limiter les interrogations sur un objet circonscrit par une intenable appropriation territoriale. Mais sur le base d’une posture critique qui ouvre, sur un objet particulièrement sensible, des interrogations toujours renouvelées. Un espace donc encore très ouvert, que les Sic ne peuvent occuper qu’en assumant clairement des stratégies d’articulations et de démarcations vis-à-vis des disciplines constituées qu’elles peuvent solliciter et questionner, à partir d’un poste privilégié d’observation.
Notes
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[1]
Ce n’est qu’en 1981 que Les Cahiers du cinéma publient un numéro Spécial Télévision. Cinéthique, quant à lui, a consacré, surtout après 1980, quelques articles à la télévision. Voir notamment Leblanc, 1982.
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[2]
Qui a pris après 1975, la succession du Service de la Recherche de l’ORTF. Il réunit des chercheurs comme Régine Chaniac, Patrice Flichy, Guy Pineau, Pierre Musso, Michel Souchon, (puis Jérôme Bourdon) qui entretiendront des rapports de plus en plus étroits avec l’université et le CNRS jusqu’à intégrer ces institutions pour certains. Pour un recensement de ces travaux, lire Les Dossiers de l’audiovisuel n° 42 ainsi que pour une mention de ce « courant de recherche publique indépendante » le n° 85 de cette publication.
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[3]
On peut relever dans ce groupe le travail de Jérôme Bourdon, auteur de contributions sur ces deux dimensions. Voir Bourdon, 1987, 1988.
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[4]
L’une des traductions au plan institutionnel est, en 1984, le rattachement de certains de ces collègues enseignant l’audiovisuel à la 18e section alors que d’autres travaillant sur le cinéma dans une optique plus sémio-linguistique se rattachent à la 71e section. Voir à ce propos Tétu, 1984.
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[5]
À travers notamment la revue Pratiques. Cet intérêt est présent également dans le domaine de l’enseignement du Fle (Français langue étrangère) qui a recours à ce type de « document authentique ». Voir à ce propos Comte, Mouchon, 1983.
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[6]
Il est symptomatique que ce soit Armand Mattelart, chercheur inscrit dans ce champ interdisciplinaire, qui se voit confier la rédaction d’un rapport sur l’état de la recherche sur la communication. Armand Mattelart et Yves Stourdzé, « Technologie, culture et communication », rapport au ministre de l’industrie, La Documentation française, 1982.
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[7]
Principalement le laboratoire Communication et politique qui, créé en 1988 par Dominique Wolton, est à l’origine de la création de la revue Hermès. Celle-ci publie, dans les années suivantes, plusieurs numéros centrés sur la télévision ou lui laissant une large place.
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[8]
C’est à cette époque que le Cnet intensifie la publication de la revue Réseaux (où se retrouvent plusieurs chercheurs du CNRS). Dans le groupe animateur, on doit relever le travail de Dominique Pasquier. Elle est avec Sabine Chalvon-Demarsay à l’origine d’une des premières études françaises sur les professionnels de télévision (Chalvon-Demarsay, Pasquier, 1990)
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[9]
À Paris III, à l’initiative de François Jost qui créera le CEISME, à Metz sous la responsabilité de Noel Nel (Crem), à Aix-en-Provence sous la conduite de René Gardies et de Marie-Claude Tarranger qui relèvent de la 18e section puis plus tardivement à Lyon à l’initiative de Jean-Pierre Esquenazi.
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[10]
Le CAD notamment (université Paris XIII) qui développe, sous la direction de Patrick Charaudeau, plusieurs travaux sur les débats télévisés. Pour un exemple de ces analyses intersémiotiques, voir Charaudeau 1992. À noter que l’équipe de Catherine Kerbrat-Orechionni à Lyon a travaillé également sur des situations télévisuelles. Voir Kerbrat-Orechionni, C., Plantin, C., 1995.
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[11]
En témoigne la création en 2000 d’une Société pour l’histoire des médias dont les diverses manifestations scientifiques témoignent de ces préoccupations et d’un souci de dialogue avec d’autres disciplines.