CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Du choix des objets à celui des concepts.

2On a dit comment ce champ disciplinaire surgit sous le nom de « sciences de l’information et de la communication » dans l’université française. Mais une décision juridique ne crée pas un champ scientifique. Un décret n’unifie pas des pratiques, des intérêts, des cultures, des histoires. Il ne suffit pas à susciter des intérêts communs, des méthodes comparables, des positions respectives … Dans les différents domaines observés, on va voir comment un regard se constitue, comment il fait appel à des apports de plus en plus diversifiés, et comment se construit un champ scientifique, qui au départ n’était en rien donné.

3Initialement, les sciences de la documentation traitent de l’accès à l’information, de son traitement, de son classement. Les sciences de la communication s’occupent de formation de journalistes, de chargés de communication … Des recherches existent dans ces domaines, en de nombreux endroits. Une catégorie universitaire est instituée pour les accueillir. Bien vite, des littéraires arrivent, qui travaillaient sur des objets souvent jugés peu sérieux comme la presse, la radio ou la télévision. Des linguistes aussi, et d’autres encore. Ils travaillaient ailleurs, bien sûr, qu’en Sic, puisqu’elles n’ont pas été officiellement créées.

4Comment le champ scientifique de la discipline naît-il, à partir de ces apports composites, de traditions et de pratiques diverses ? C’est une première question. Mais, d’évidence, il est insuffisant d’y répondre, sauf à vouloir pratiquer une archéologie de la recherche, une histoire des idées, qu’on n’a pas choisies ici. À parler de science et de recherche, et de leur pratique, on se demandera plutôt comment ces rencontres de divers courants scientifiques ont constitué des objets de recherche communs, qu’ils approchent chacun à leur manière, et quel type de dynamique la création des Sic a lancé.

5La définition même de ce qu’est un objet de recherche, la différence entre cet objet de recherche et l’objet de la vie quotidienne sont le point de départ proposé. La télévision qu’observent les Sic n’est pas l’objet qui trône dans le salon de la majorité des foyers. Ou en tout cas pas seulement. Toute science construit son objet à sa manière, question que vient encore compliquer le fait que cet objet, porteur d’une perspective de recherche, n’est pas tout à fait un simple objet scientifique déjà donné par la tradition d’une discipline. Les Sic se sont trouvées face à ces questions. Quelle relation entre l’objet concret et celui qu’interroge la recherche ? (J. Davallon)

6Question d’autant plus cruciale que pendant ces trente années, tout ce qui touche à l’information et à la communication dans notre société a subi de profondes mutations : les objets, mais aussi les pratiques professionnelles, leur statut, leur nature … Au plan scientifique, ces bouleversements de la réalité ont suscité des changements profonds dans la conception et la pratique mêmes de la science. Ainsi l’analyse des pratiques d’information dans les organisations – ce point de vue a été ici choisi, parmi beaucoup d’autres possibles, documentation scolaire, information scientifique, etc. – a-t-elle progressivement élargi son spectre d’intérêts. Partant de techniques documentaires classiques et d’un point de vue centré sur les contenus d’information, elle s’est ouverte à des champs bien plus diversifiés, puisant dans les apports des sciences de la gestion ou de la sociologie du travail pour proposer de nouvelles approches du document (B. Guyot).

7On voit là que les Sic s’appuient sur les acquis scientifiques d’autres disciplines et se caractérisent par leur caractère interdisciplinaire, mais aussi qu’elles tracent peu à peu un espace d’objets et de questions qu’elles prennent plus particulièrement en charge. L’économie politique de la communication, dont B. Miège retrace les différentes étapes depuis les années 1970, en est un exemple clair. Elle montre qu’on ne peut plus, quand on observe la communication, dissocier les niveaux d’analyse (macro-, micro- et méso-). Qu’il faut prendre en compte en même temps les différents aspects de la communication (discours, anthropologie …) et leur structuration sociale, leur lien avec l’exercice du pouvoir et de la domination. Que ces niveaux de pratique ne peuvent être réduits à de simples manipulations. Là encore, on voit comment la construction progressive du champ de recherche, tout au long d’un parcours de trente ans, mène à l’affirmation d’un point de vue interdisciplinaire, identifiant peu à peu des problèmes et des modèles discutés au sein de l’analyse des industries de la culture et de l’information. C’est la construction d’un champ scientifique, toujours problématique et jamais donnée d’avance, qui est retracée.

8Incontournable par son importance sociale, la télévision occupe une place centrale dans les études de Sic. Elle a donné une légitimité aux recherches en Sic, comme le montre G. Lochard, dont le propos met aussi en évidence l’évolution des approches qu’elle suscite. Non seulement l’objet réel qu’est la « télévision » se modifie, quand on passe de la RTF à la télévision par satellite, du noir et blanc à la couleur, du monopole public aux grands réseaux ou aux télévisions locales. Mais l’objet scientifique n’évolue pas moins, comme la manière de l’élaborer. Là encore, au cours des années, on assiste à la constitution d’une conception interdisciplinaire de la télévision. Aux approches strictement sémiologiques ou sociologiques des premières années succèdent des travaux qui s’attacheront à rendre compte des phénomènes de médiation, des identités collectives, des dispositifs complexes, à la fois matériels et liés à des genres télévisuels, des situations et des procès d’énonciation.

9Triomphe de la télévision, oubli de la radio … Dans la construction du champ, les vides ne sont pas moins significatifs que les pleins. C’est ce que montre J.-F. Tétu, qui se demande pourquoi la radio, si importante sur le plan social, est si peu investie par les chercheurs de toutes disciplines, et les chercheurs en Sic en particulier. Son analyse propose quelques pistes d’explication de cette disgrâce, mais c’est pour montrer que ce qui fait de la radio un objet particulièrement inconfortable pour le chercheur (la présence fuyante de la parole, la difficulté à objectiver la relation, le rôle structurant d’une temporalité complexe, la dimension triviale de la relation au public) est précisément ce qui devrait, à l’avenir, en faire un chantier particulièrement capable de renouveler l’analyse des phénomènes médiatiques.

10L’activité politique est aussi un lieu que les Sic investissent de longue date comme objet de recherche (A. Mercier). Bien sûr, le politique a besoin de la communication. L’un et l’autre se répondent depuis toujours. Mais de là à constituer une posture de recherche, à intégrer ce champ de l’activité sociale dans un champ de recherche, il y a loin. Dans ce domaine aussi, on constate un progressif élargissement de l’observation. En utilisant les acquis de la sociologie, de l’anthropologie, de la sémiologie etc., les études de la communication politique peuvent se constituer à la fois comme champ d’études (objet de recherche) et comme pratique professionnelle.

11L’invention d’un champ, si elle mène à l’affirmation de prétentions propres, émerge nécessairement de ce qui lui est hétérogène. A posteriori, la contingence des constructions paraît justifier la nécessité des disciplines. Pourtant, l’histoire qui précède la naissance officielle des Sic reste aujourd’hui assez obscure. En revenant sur l’aventure de l’école pratique des hautes études, Edgar Morin exprime, dans un entretien avec Dominique Wolton, le point de vue d’un acteur qui a participé à la reconnaissance d’une notion, la communication, autour de laquelle il n’a pourtant pas construit son propre itinéraire intellectuel.

12La construction progressive du champ scientifique des Sic présente ainsi trois caractéristiques. Une utilisation de diverses sciences humaines et sociales dans une perspective de plus en plus interdisciplinaire. Un effort pour dessiner, dans cette complémentarité des approches, des problématiques et des programmes d’investigation originaux. Une adaptation permanente aux transformations, tout au long de ces trente ans, des réalités qu’elles veulent étudier (de la télévision à la documentation, de l’économie politique à la communication politique.)

Yves Jeanneret
Université de Paris 4 Sorbonne (Celsa)
Laboratoire Langages, logiques, informatique, communication, cognition (LaLICC), CNRS
Yves Jeanneret, professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université de Paris 4 Sorbonne (Celsa) et chercheur au CNRS, laboratoire Langages, logiques, informatique, communication, cognition (LaLICC). Spécialiste de la trivialité des valeurs culturelles, des formes d’écriture et des transformations médiatiques.
Bruno Ollivier
Université des Antilles et de la Guyane
Gerec-F
Laboratoire communication et politique, CNRS
Bruno Ollivier, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université des Antilles et de la Guyane, Gerec-F, laboratoire communication et politique, CNRS, Paris.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9420
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