Dominique Wolton, L’Autre mondialisation, Paris, Flammarion, 2003
1Dominique Wolton est un rapide. Son livre récent, intitulé « L’autre mondialisation », est modeste en apparence : 200 pages, format réduit. Mais son message est essentiel, et frappe fort, là où cela fait mal.
2Le concept de mondialisation a pris dans les débats de nos sociétés contemporaines une place tout à fait considérable. C’est probablement la raison pour laquelle il charrie avec lui nombre d’idées fausses, de craintes mythiques et d’espoirs déraisonnables qu’il importe de déceler, de décrire et d’évaluer. Car il est vrai que ce mouvement est porteur pour l’humanité de chances et d’opportunités significatives, en même temps qu’il s’accompagne d’effets collatéraux parfaitement redoutables s’ils ne sont pas traités.
3C’est une vieille affaire. L’Empire romain était mondial au sens où il s’étendait à tout le monde connu à l’époque. Et l’Empire chinois, qui lui fut contemporain, devait penser la même chose. Chacun de ces deux mondes était étranger à la connaissance de l’autre.
4Le premier agent conscient et résolu de la mondialisation est indéniablement Christophe Colomb. Cela fait cinq siècles. Depuis, c’est presque exclusivement dans l’ordre marchand que la mondialisation s’est développée. Information incroyable : la part des échanges internationaux dans le produit brut mondial est encore en l’an 2000 de peu inférieure à ce qu’elle était en 1913. Nous ne sommes donc franchement pas au bout du processus.
5Dans la deuxième moitié du xxe siècle, le processus en question a connu une formidable accélération du fait de l’évolution des techniques de transport des hommes et des marchandises, du fait de l’ouverture quasi complète – décision politique – des frontières d’États aux mouvements de marchandises, de services et de capitaux, et du fait enfin de la révolution qui a affecté les techniques de transport de l’information, qu’elles concernent les mots, les chiffres, la voix ou l’image.
6Notre époque est celle où se vit, chez chaque peuple et partout, la traduction quotidienne de cette évolution toute récente. Non seulement nous échangeons beaucoup les uns avec les autres, mais nous le faisons à un rythme de croissance qui nous rend de plus en plus interdépendants. Et surtout par le biais de la radio, de la télévision et de plus en plus d’internet, tous les peuples du monde se découvrent et se connaissent de mieux en mieux. Ils se découvrent différents, parfois étranges, quelquefois même redoutables, mais ils se voient.
7C’est à partir de cet état de choses que se développent les perceptions et les fantasmes liés à ce qui est une nouvelle découverte du monde. Dans l’ordre économique, celui de la croissance et du bien-être, l’ouverture générale d’à peu près tous les marchés fait naître l’impression que les obstacles majeurs au développement ont disparu et que dès lors, grâce à l’échange, il n’y a plus de limites à l’augmentation du bien-être. Dans l’ordre de la communication, l’espoir se fait encore plus vaste, et plus fou.
8Tirant argument de ce que tous les peuples se découvrent désormais au lieu de s’ignorer, commentateurs naïfs ou opérateurs intéressés conjuguent leurs efforts pour développer l’idée que, puisque la guerre vient de la méfiance, et la méfiance de l’ignorance, le fait qu’aujourd’hui tout le monde puisse découvrir tout le monde, connaître l’autre et se pénétrer de sa culture donne une chance inconnue et immense à la paix. Dans l’interculturalisme, l’humanité enrichie de sa diversité, apaisée de l’avoir découverte et explorée, se préparerait à l’aventure fabuleuse de vivre la réconciliation générale grâce à la diffusion elle aussi générale de toute information, de toute connaissance et de toute culture.
9C’est ici que Dominique Wolton dit : « Non ». Son message est en partie surprenant, en tout cas d’une extrême vigueur. Seul le titre de son livre est neutre : « L’autre mondialisation ». L’ouvrage est dans son ensemble une analyse rigoureuse et durement critique, accompagnée de quelques esquisses de réponses ou de traitement. Et le message est fort simple : le mythe de l’intercompréhension généralisée grâce aux techniques modernes de communication est absolument, complètement faux. La réalité est inverse : la communication universelle crée au contraire plus de dangers qu’elle n’en conjure.
10La raison en est simple. Cette espérance naïve se fonde exclusivement sur les supports, les vecteurs. Elle ignore totalement, ne prend nullement en compte les récepteurs. Or à l’évidence, une même information pourra être reçue et interprétée de manières fort différentes, voire antagoniques, selon les différents pays qui la reçoivent. Autant la culture « cultivée », les grandes œuvres de la littérature, de la musique, de l’opéra, de la danse et largement du cinéma, connaît une diffusion de plus en plus confirmée mondialement et porteuse d’effets bénéfiques, et conciliateurs, autant la culture de base, comme dit Wolton, ou anthropologique comme dit Marc Augé, présente le caractère inverse. La culture de base, c’est l’ensemble des façons d’être et des attitudes qui caractérisent la socialité d’un groupe humain. Croyances, structures de parenté, pratiques alimentaires, musiques, modes de vie, éducation : tout cela compose la culture de base. Les représentations de l’autre, de l’étranger en font partie. Elles sont le plus souvent des obstacles à une inter-compréhension. « L’information ne suffit plus à créer la communication, c’est même l’inverse », écrit Wolton dès son introduction.
11La thèse centrale est qu’en ce début de xxie siècle où la visibilité du monde est assurée pour tous, ce qui est donné à voir est une augmentation vertigineuse des inégalités. Le modèle occidental de développement économique est rejeté dans une partie importante du monde. Le modèle occidental d’information et de communication l’est aussi, et notamment sa dominance par les États-Unis. Du coup, l’identité culturelle spécifique de chaque peuple fait l’objet de revendications de plus en plus nettes.
12Ainsi surgit le triangle infernal identité, culture, communication, dont l’émergence est pour Wolton le fait majeur du début du xxie siècle.
13L’information et la communication constituent – par elles-mêmes, par ce qu’elles sont – des risques de guerre autant que de paix.
14Le livre est une exploration, et largement une démonstration de ces assertions, dans les différents domaines que couvrent les techniques les plus nouvelles.
15Informer n’est pas communiquer : la façon dont le récepteur perçoit une information, l’intègre et en fait un paramètre de son action, est largement dépendante de son histoire, de sa culture héritée, et du contexte dans lequel l’information est transmise. « La fin des distances physiques révèle l’importance des distances culturelles ». La liberté de l’information, en outre, est une valeur, mais l’information est en même temps une marchandise. Cette ambivalence est un facteur de malentendu de plus, et souvent une raison de rejet.
16C’est dans un tel contexte, celui d’un excès d’information et d’une prétention à la communication universelle uniformisante, que se développe un réflexe de défense : la recherche d’identité collective. Tout au long de la grande aventure du capitalisme, et surtout depuis un demi-siècle, la thématique dominante aussi bien de l’identité individuelle. Les nouvelles technologies de l’information, à commencer par la radio et la télévision, ont contribué à accentuer le mouvement, autour des thèmes d’émancipation et d’épanouissement. Mais la puissance du flux uniformisant que diffusent les médias modernes a provoqué, depuis quelques décennies, une forte intensification du besoin, et de l’exigence, d’identité collective. La société individualiste de masse, dans le discours et la pratique de laquelle nous vivons, produit une réalité mondiale qui se fragmente sur le plan culturel et social, et cela d’autant plus que persiste un discours de suspicion à l’égard de toute problématique culturelle collective et qui ne s’intéresse qu’aux individus. Cette contradiction s’exacerbe en matière de langues, de traditions, d’histoire, et produit une forte demande d’événements symboliques, tels d’innombrables festivals, et d’actes politiques, visant par exemple le statut des langues ou le devoir de mémoire. Si l’identité culturelle individuelle était un fait de société, l’identité culturelle collective est un fait politique. À oublier ou nier ce facteur, l’on court de grands risques, dont l’explosion de l’ex-Yougoslavie est un des exemples récents les plus clairs et les plus brutaux.
17La démarche de Dominique Wolton est dès lors extrêmement simple. Les risques graves que constitue le triangle infernal identité, communication, culture, sont de nature politique. On ne peut y parer que par une politique continue et volontaire. Elle consiste à organiser délibérément la cohabitation culturelle. Il peut se révéler opportun et efficace, pour ce faire, de tirer parti d’expériences positives, déjà faites ou en cours. Ainsi les multiples facettes de l’Outre-Mer français contribuent déjà à l’apprentissage de la cohabitation culturelle et peuvent servir de support de greffe à d’autres découvertes. Mais il faut surtout relier à cette perspective les politiques d’échanges d’étudiants, de volontariat civil, de tourisme de masse. Il faut en outre penser les politiques de relation et de coopération Nord-Sud dans une vision clairement affranchie du souvenir colonial.
18C’est sans doute l’Europe qui est le champ principal prédestiné de cette politique de cohabitation culturelle. Gérer pédagogiquement et politiquement le voisinage de religions différentes, restituer une lecture commune acceptée du passé, diminuer sa dépendance culturelle vis-à-vis des États-Unis, gérer et protéger la diversité culturelle sont ainsi des priorités essentielles.
19Et bien sûr, il faut traiter politiquement et pédagogiquement, dans le sens de la cohabitation culturelle, ces menaces qui découlent du terrorisme, de l’immigration non traitée, et de la prostitution.
20Nous devons à Wolton l’identification d’un risque majeur, mal identifié jusqu’ici, celui de l’aggravation des intolérances culturelles. Les éléments de traitement ne sont encore qu’imparfaits. Mais l’essentiel sera d’abord la prise de conscience.
21Michel Rocard
Tristan Mattelart (dir.), La Mondialisation des médias contre la censure. Tiers Monde et audiovisuel sans frontières, Éd. De Boeck Université/Ina, 2002
22L’ouvrage, dirigé par Tristan Mattelart, est le résultat d’un travail de recherche mené par huit auteurs et portant sur différents pays du Tiers Monde, avec une thématique originale clairement affichée dans le titre : étudier dans le cadre de la mondialisation les « fonctions stratégiques opérées par les médias sans frontières » et, en particulier, leur potentiel de résistance aux politiques de censure.
23Ainsi qu’il est dit plusieurs fois dans l’avant-propos, la présentation et le premier chapitre à caractère théorique, cette approche se veut complémentaire des travaux plus habituels sur les risques que l’internationalisation des médias peut faire courir aux identités ou cultures nationales et sur l’intérêt global de l’économie politique critique des médias. De ce point de vue, l’analyse de l’impact des radios internationales en Afrique noire par Théophile E. Vittin montre que « les mutations accélérées des paysages médiatiques africains » restent fragiles dans un contexte de « dépendance renforcée à l’heure de la mondialisation ».
24L’intérêt du décentrement du propos est de se situer dans une autre logique, axée cette fois sur les phénomènes d’infiltration des flux transfrontières dans les sociétés et de leurs effets en réception, en particulier le pluralisme des décodages. Ce point de vue était déjà privilégié dans les travaux antérieurs de T. Mattelart, en particulier dans « Le cheval de Troie audiovisuel, le rideau de fer à l’épreuve des radios et télévisions transfrontières », publié en 1995.
25Depuis cette date, toutefois, la politique de déréglementation, la multiplication des « images venues du ciel » (ainsi que cela est joliment dit par Misse Misse) et les diverses tactiques mises en œuvre par les populations sur le mode du « bricolage » renforcent la pertinence de l’interrogation de ce phénomène. De surcroît, étudiée dans différents pays du Sud (Afrique noire, Afrique sub-saharienne, Tunisie, Algérie, Iran, Corée, Cuba, Chine), la démarche appliquée aussi bien à la radio qu’à la télévision ou Internet gagne en profondeur. La multiplication des cas nationaux montre ainsi un spectre assez riche de modalités d’action tant dans les formes d’intrusion que dans les formes de parade. L’exemple de Cuba décrit par T. Mattelart est à cet égard particulièrement révélateur de la prééminence de préoccupations politiques internes comme dans le cas de TV Martí, « la seule télévision du monde à n’avoir pratiquement aucun téléspectateur », finalement justifiée aux yeux du gouvernement américain comme moyen de communication en temps de crise et surtout élément de « communication strategy » dans la politique de renversement du pouvoir castriste. Dans un registre aussi directement politique, la « guerre invisible de l’audiovisuel » décrite par Seok-Kyeong Hong conduit finalement à une réflexion sur la médiation et l’importance du « décodage différentiel » posant aussi la question de la logique de l’identité dans la Corée du Nord.
26L’influence croissante des moyens régionaux, souvent eux-mêmes issus du Sud, qui s’inscrivent de plus en plus en concurrence avec les flux internationaux, est un élément qui se retrouve dans plusieurs chapitres. Mais si le phénomène est largement représenté, ses manifestations ne sont pas toujours identiques du fait des différentes situations géographiques (réception plus ou moins aisée des programmes satellitaires), politiques (seuils de tolérance des gouvernements) ou économiques (niveaux de vie des populations concernées). Les études de cas montrent donc des situations variées avec une influence particulière des médias frontaliers, comme dans le cas de l’Iran étudié par Mohamed Ali Kyanvar, où le succès des chaînes turques est à rapprocher de la plus grande affinité culturelle des spectateurs par rapport à ce modèle (certaines chaînes respectent la charia), même si le barrage de la langue demeure pour la population non turcophone.
27Plus fondamentalement, et le constat est valable de façon générale, l’intérêt pour les chaînes étrangères a conduit les gouvernements nationaux à évoluer pour préserver leur audience ainsi que le montrent en particulier les régimes les plus fermés comme Cuba ou la Corée du Nord. Cependant, l’apparition de nouvelles émissions et formes de présentation reste à deux vitesses avec des programmes différents pour la diffusion à l’extérieur à destination des communautés émigrées et de la population intérieure, comme dans le cas de l’Arabie saoudite. Par ailleurs, le développement de médias à vocation ouvertement pan-arabe diffusés depuis l’étranger, profitant du discrédit des chaînes occidentales dans le traitement des informations en temps de crise, montre à travers l’exemple de l’Algérie l’apparition de modèles alternatifs. L’étude très riche de Lofti Madani sur ce cas algérien permet même de s’interroger, à travers l’implantation des antennes paraboliques, sur leur apport dans la reformulation d’un espace public qui doit passer par des stratégies identitaires complexes dans leurs relations à la modernité.
28Cette nouvelle dimension introduit un effet boomerang qui n’est d’ailleurs pas véritablement pris en compte dans l’ouvrage. Les moyens satellitaires utilisés par un nombre croissant de pays du Tiers Monde pour maintenir leur influence sur leur population émigrée atteignent donc désormais les pays développés, jusque-là seulement émetteurs, à qui ils font à leur tour concurrence. La diffusion de la chaîne Al Jazeera, par exemple, ne représente pas une information dissonante seulement par rapport au cas tunisien, comme l’étudie Riadh Ferjani. Reçue aux États-Unis, elle est perçue par les autorités du pays comme un vrai problème tant son traitement de l’information diffère de celui des médias nationaux, ainsi qu’il est apparu lors des récentes situations de crise dans le Golfe. Il est d’ailleurs intéressant de noter dans cet esprit que le gouvernement américain promoteur de Radio Martí n’a jamais autorisé le principe de réciprocité demandé par le gouvernement cubain.
29Ouvrage de réflexion, ce livre présenté comme destiné à un public de professeurs et étudiants en communication sociale et journalisme mérite d’être lu par un public bien plus large. Si certaines des études sont un peu datées, comme celle d’Internet en Chine par Dominique Colomb qui offre néanmoins le mérite de retracer les débuts du phénomène, l’ensemble des contributions offre des pistes de réflexion stimulantes qui mériteraient d’être largement poursuivies en prenant en compte l’apparition des nouveaux acteurs et la complexité croissante des influences réciproques.
30Isabelle Sourbès-Verger
Yves Winkin, La Communication n’est pas une marchandise. Résister à l’agenda de Bologne, Bruxelles, Éditions Labor et Espace de Libertés, coll. « Liberté j’écris ton nom », 2003
31Au moment où nos universités françaises bruissent (et vont probablement longtemps résonner) des intenses échanges sur la mise en place de la réforme LMD, c’est un apport non négligeable à ce débat que nous offre Yves Winkin avec un ouvrage au titre très explicite. On est là, et sans équivoque, face à un livre « engagé » (pour emprunter une expression galvaudée), un exercice sur lequel on n’attendait pas a priori cet auteur bien connu pour ses ouvrages de « passeur » sur l’école de Paolo Alto ainsi que pour ses propres propositions théoriques en anthropologie de la communication. On ne connaissait donc pas, du moins à l’écrit, ce tempérament également pamphlétaire. Mais c’est une agréable découverte car s’il s’exprime sans ménagement, et ce positionnement n’étouffe jamais une exigence argumentative solidement maintenue tout au long de l’opus.
32La position décalée de Winkin par rapport à la France se révèle d’emblée très productive. Elle lui permet d’offrir tout au long de l’ouvrage un regard comparatif avec le contexte universitaire belge qui entretient avec la France maintes ressemblances mais aussi certains décalages instructifs. Sa connaissance de l’université nord-américaine lui permet par ailleurs, et dès l’ouverture, de pointer avec précision les risques encourus par l’université française si se réalisait le scénario esquissé à Bologne le 19 juin 1999 par les ministres européens de l’Éducation. Winkin avance en effet que la libéralisation du marché universitaire n’aurait pas que des effets symboliques (le « griffage » distinctif opéré par des universités d’excellence) ni financiers (l’augmentation des frais d’inscription) sur les diplômes délivrés. C’est bien et avant tout la conception même du statut de la recherche scientifique et de son autonomie au sein de l’institution qui en serait transformée avec la mise en place d’un autre « mode de production du savoir », assujetti à la production de réponses immédiates aux besoins de la société civile et de l’économie.
33Après cette ouverture à portée générale, le livre est ensuite logiquement consacré aux menaces qui pèsent sur l’enseignement en communication, un secteur aux yeux de Winkin particulièrement exposé. L’utilitarisme à court terme qui le régirait, si le scénario de Bologne se réalisait, pourrait en effet œuvrer à la promotion de méthodes comme la FACS (Facial Action Coding System) de Paul Ekman, en lequel Winkin voit un prototype de « l’universitaire entreprenarial américain », ou encore de la plus connue en France, la PNL (Programmation neuro-linguistique). De la première, l’auteur opère une relecture critique en montrant sa filiation avec la physiognomonie antique et moderne. Et c’est pour mieux se livrer à sa dénonciation qu’il souligne que son succès incontesté, y compris dans la sphère scientifique, est d’autant plus dangereux que cette pseudoscience est sous-tendue par une conception agonistique de la communication pensée comme une technique de pouvoir. De même, la PNL est l’objet d’un sévère et salutaire examen, Winkin pointant bien les constantes adaptations en France du discours de ses promoteurs, plus soucieux de respectabilité scientifique mais néanmoins complices d’une juteuse entreprise commerciale dont on a pu constater le succès dans le domaine de la formation d’adultes.
34Crainte excessive ? L’auteur, s’appuyant sur quelques anecdotes vécues dans l’Europe universitaire, atteste la perméabilité de l’institution à ces approches instrumentales de la communication dans des secteurs d’enseignement (marketing, gestion) laissant une large place à des enseignements normatifs. C’est à ce titre qu’il s’interroge sur les risques encourus par le secteur des Sic. Leur vulnérabilité tient selon Winkin à plusieurs séries de facteurs. Les uns sont d’ordre épistémologique, et tiennent notamment aux origines littéraires de cette interdiscipline qui s’est protégée des « misères du monde » en faisant des discours plutôt que des « conduites » un de ses objets privilégiés, mais tout autant à son tropisme pour les médias, ce qui concourt, avec la focalisation récente sur les NTIC, à un rapprochement avec les sciences de l’ingénieur et l’informatique et donc, au final, à une réintroduction de la conception linéaire et télégraphique de la communication. Les autres facteurs sont d’ordre socio-professionnel, puisque ce champ d’études est directement placé sous la pression exercée par les étudiants en quête de garanties d’« employabilité », mieux assurées semble-t-il, dans l’immédiat, par les filières professionnalisantes que par les filières générales.
35On ne suivra pas Winkin sur le premier point, l’approche des discours médiatiques s’étant considérablement déplacée au profit de sémiologies ou d’analyses de discours de deuxième génération, soucieuses de contextualiser les énoncés en pensant les rapports interactionnels entre les instances de production et de réception. On souscrira par contre sans réserve à l’esprit de ses propositions terminales pour asseoir définitivement l’autonomie intellectuelle des Sic. Winkin sait en effet dépasser l’opposition sclérosante qui préside de façon durable au débat sur les missions de l’université, et plus précisément à ce clivage entre les tenants d’une transmission de savoirs purement théoriques forgés dans une institution figée dans une éternité humboldienne et les partisans plus ou moins avoués d’une professionnalisation intégrant l’acquisition de savoir-faire normatifs dispensés par une parole exogène. Il plaide pour une tierce approche qui trouverait un support essentiel, cela ne surprendra pas, dans l’anthropologie de la communication, dont il définit, en refusant de la circonscrire à certains objets, la plate-forme théorique et la méthodologie.
36L’intérêt de la proposition de Winkin n’est pas cependant, on l’aura compris, uniquement dans cette présentation d’une direction d’enseignement dont il déplore à juste titre la marginalisation dans les enseignements en communication dans le contexte français. Le poids de son ouvrage est dans son argumentation pour une formation fondée essentiellement sur l’acquisition de « dispositions » construites à travers des « expériences de vie ». Se prononçant pour une pensée de l’habitus, il plaide en conséquence pour des « savoirs analogiques » (qu’il distingue des « savoirs digitaux », décomposables par définition en unités de savoir), acquis de façon continue à travers un « compagnonnage » avec des enseignants se positionnant comme des « intellectuels artisans ». De cette perspective et de la méthodologie qu’elle implique, l’auteur fournit d’ailleurs, dans un dernier chapitre, un stimulant exemple avec la lecture anthropologique qu’il propose de la pratique des Relations Publiques, pensées comme une activité rituelle dont il importerait, note Winkin, d’explorer également l’historicité en faisant appel par exemple à des auteurs comme Norbert Elias.
37Utopie pédagogique, considérant les moyens d’encadrement réclamés par une telle démarche ? Winkin ne méconnaît point cette objection. Et il assume même au final et crânement la dimension irréaliste de ses propositions. Car celles-ci sont essentiellement de l’ordre du politique, le propos résistant de Winkin étant bien là de travailler à une refondation de nouveaux « arts libéraux », autrement dit à des entreprises intellectuelles de libération qui, en encourageant chez l’étudiant des postures de décentrement social et culturel, pourraient œuvrer à un engagement citoyen élargi à l’espace mondial.
38Guy Lochard
Francis Jauréguiberry, Les Branchés du portable, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 2003
39Enfin un livre scientifique et impertinent ! Issu d’une académique « habilitation à diriger des recherches » placée sous le contrôle des plus éminents ténors de la sociologie, ce petit ouvrage désopilant peut être mis entre toutes les mains. Son style est vif, riche de citations relevées lors des enquêtes de terrain, proches des « SMS » dont raffolent les adolescents. En première lecture, ce pourrait être œuvre de journaliste chroniqueur de la société contemporaine, un « La Bruyère » moderne. On y trouve en effet une étude anthropologique du comportement des possesseurs de portable, avec, comme aurait écrit P. Bourdieu, des stratégies de distinction fort élaborées : poids de l’appareil, couleur, prestations offertes. Il manque, parce que trop récente, la possibilité de la photographie intégrée au téléphone. Ce qui passe, en Occident, pour de la « frime » destinée à épater des copains, trouve en Chine ou en Afrique noire des usages appréciés en terme d’information pour la santé (télémédecine) ou pour la sécurité (constat d’accident, de bagarre).
40Plus profondément, Francis Jauréguiberry analyse également la forme d’interactivité induite par cet outil de communication : quel sentiment éprouve-t-on en face d’un proche qui prend un appel en votre présence ? Présence soudainement absente, « il n’est plus dans notre sphère » … Tout comme autrefois l’usage de l’ordinateur dans la chambre conjugale par un époux négligent (cause, paraît-il, de divorce), l’usage du téléphone portable fait de plus en plus l’objet de régulation sociale : interdit dans les TGV, les avions, les hôpitaux, les spectacles, les restaurants, les réunions … N’est-il pas comique de voir les congressistes se ruer vers les couloirs, dès avant la fin des débats, pour écouter leurs appels en absence ?
41En une troisième étape de l’appropriation de ce petit objet (tapoté-caressé) comme autrefois les fumeurs de pipe, on observe classiquement la mise à distance, pour un comportement choisi et réfléchi : il devient difficile de braver les regards réprobateurs des voisins de compartiment ou de table de café. Téléphoner devient presque un acte d’impolitesse dont il convient de s’excuser, par des gestes d’accusation envers cet objet coupable de rompre l’être-ensemble, l’attention aux présents dont la présence redevient précieuse. On se déconnecte ostensiblement pour signifier à Autrui qu’il redevient prioritaire.
42L’auteur termine son ouvrage par une réflexion philosophique, au-delà de la description des comportements. Le portable contribue pleinement à l’extension de la modernité et se révèle être un fantastique outil de gestion des contraintes spatiales, temporelles, relationnelles … D’un autre côté, la subjectivation de la personnalité, l’exacerbation de l’individualisme, la revendication d’authenticité, à cause du portable, oblige chaque utilisateur à appréhender autrui sous un rapport autre qu’utilitariste, à s’interroger (se défendre ?) sur le principe implicite de la hiérarchie de connexion permanente.
43C’est ainsi qu’un outil miniature amène à repenser son attache au monde.
44Anne-Marie Laulan