1Le professeur Jean Devèze est décédé en quelques semaines de maladie, sans avoir pu siéger au Comité de rédaction de notre revue auquel il avait récemment accepté de participer.
2Né à Paris, dans une famille de fonctionnaires, peu de temps avant la Deuxième Guerre mondiale, il connaîtra, tout jeune, la famine puis l’exode sous les bombardements. Lui-même et sa sœur Geneviève sont alors confiés à une énergique grand-mère capable de tenir tête à l’envahisseur allemand, exemple qu’il évoquera tout au long de sa vie. La lutte contre l’oppression, d’où qu’elle vienne, sous toutes ses formes, oriente son éthique sous des abords de grande courtoisie.
3Il manifesta précocement des goûts littéraires et artistiques, mais sa famille le poussera vers des études plus « réalistes », et il intègrera une école de chimie à Toulouse dans laquelle il rencontrera une étudiante militante, Denise, qui deviendra son épouse. Dès le lycée, il avait pratiqué un engagement social, d’abord chrétien au sein de la JEC, puis laïque à partir de sa vie étudiante, sans jamais dévier de cette voie. Animations radiophoniques au village étudiant, puis Maison de la Culture à Fresnes, Éducation populaire … Ces activités sociales prenaient souvent la forme du culturel (musique et arts plastiques principalement) sans référence politique affichée. Jeune parent, il structurera les Associations de parents d’élèves de son quartier où, peu de temps avant sa mort, d’anciens complices devenus grands-pères l’invitaient encore à les retrouver.
4Nommé très jeune assistant de Physique (il faisait pousser des cristaux dans les caves de la Sorbonne), il sera remarqué dans le syndicalisme universitaire et sera appelé par le président Alliot pour contribuer à l’élaboration des statuts de ce qui allait devenir « Jussieu ». C’est auprès de cet éminent juriste qu’il acquiert une connaissance exceptionnelle des textes et le sens de l’administration. Très rapidement et « naturellement », il est élu au Conseil national des universités, où il siègera jusqu’à son départ à la retraite.
5Dans l’effervescence des années 1970, il abandonne l’enseignement de la physique pour inaugurer à Jussieu un « département audio-visuel », rattaché à l’UFR de sociologie où Pierre Fougeyrollas et Jean Duvignaud accueillent ce scientifique féru de techniques mais attentif aux formes d’expression, une passion jamais démentie. Toujours dans cette période innovante, il rencontre un autre physicien transfuge, reconverti à la psychologie, Abraham Moles (université de Strasbourg). Tous deux s’efforcent de traiter de la communication en termes physiques, sans préalable idéologique, position souvent combattue durant les années althussériennes ! C’est à Jussieu que sera soutenue, en 1986, sa thèse monumentale consacrée au « sens de la flèche », comportant des pages admirables de sémiologie sur l’iconographie de Saint Sébastien (thèse sous la direction de Jean Duvignaud).
6Il sera successivement maître de conférences à Paris 7, professeur au Havre puis à Marne-la-Vallée, toujours original, adoré par ses étudiants, mais redouté parfois de l’administration qu’effrayent ses capacités innovantes. Il plaide pour des formations universitaires professionnalisantes, crée même à Marne-la-Vallée un DESS où affluent des candidats venus de loin. Il souligne l’importance des liens avec l’entreprise, tient le plus grand compte des métiers de l’information : bibliothécaires, documentalistes … Il sera élevé au grade d’Officier des Palmes académiques.
7Sous l’impulsion collective de penseurs transdisciplinaires comme Roland Barthes, Jacques Bertin, Robert Escarpit, Anne-Marie Laulan, Jean Meyriat, Violette Morin (l’équipe du CETSAS et la revue Communications), se fonde en 1972 une Association de défense de l’enseignement universitaire des Sciences de l’information et de la communication, qui prendra ensuite pour nom la Sfsic (Société française des sciences de l’information et de la communication), et qui, grâce aux efforts de Jean Meyriat (EHESS puis Sciences Po), deviendra une section à part entière à l’université – ce qui n’est pas encore le cas au CNRS – l’actuelle 71e section.
8Cette activité inlassablement fondatrice l’amène aussi à organiser le premier des Congrès Inforcom, dès 1978 à Compiègne, congrès qui continuent de se tenir aujourd’hui. Mais Jean Devèze structure également une Association française de Télématique, s’intéresse aux radios locales, à l’essor de la vidéo, sans jamais se détourner du livre ni du graphisme, avec les Canadiens Jean Cloutier et Michel Cartier. Il sera longtemps vice-président de l’Irest (association d’ingénieurs en télécommunications). Bien entendu, l’arrivée de l’Internet retient son attention, d’abord pour des questions de forme et de langage, puis dans les dernières années avec un élargissement aux problèmes de démocratie et de gouvernance (cf. ci-après).
9Participant chaque année à plusieurs colloques ou congrès, tant en France qu’à l’étranger, il laisse un nombre impressionnant de communications, œuvre qui mériterait d’être recueillie et rassemblée. Emporté par son goût de l’action, Jean Devèze ne s’est nullement soucié de sa carrière, ni de construire une image durable. Ses proches ont eu à cœur de préserver ses documents personnels mis à la disposition des chercheurs, via Hermès.
10Autre aspect moins connu de son engagement social, il a fondé à Jussieu un enseignement pour les étudiants empêchés (c’est-à-dire emprisonnés à Fresnes ou à Melun). Durant les années sombres de la Guerre d’Algérie, il servit de « passeur » pour des collègues contraints à la clandestinité, toujours dans le secret et la modestie.
11Loin des honneurs académiques et d’une belle « carrière », la vraie récompense de cette générosité sans faille, toujours teintée d’humour joyeux, c’est la fidélité spirituelle de tant d’amis de tous âges, origines et milieux divers. Son insatiable curiosité intellectuelle n’aura eu d’égale que son attention prévenante envers autrui.
12Extraits de l’exposé introductif de Jean Devèze (dernier texte rédigé) au Colloque « Télécommunications et Société » de novembre 2003, Irest (à paraître) :
13« Il y a cinquante ans, la méfiance des élites intellectuelles et culturelles à l’égard du téléphone commençait à s’estomper ; mais la rareté des lignes, la cherté de leur coût d’accès comme de leur usage demeurait dissuasive. Corollaire de cette situation, l’industrie associée restait marginale : il aura fallu deux guerres mondiales, une volonté étatique pour construire la France en matière de télécommunications. Paradoxe inversé, les USA ou l’Australie, immenses territoires avec des distances fantastiques et des conditions climatiques souvent difficiles, ont devancé l’offre tant la demande était forte. La facilité de la relation interpersonnelle en proximité ralentit donc le besoin de télécommuniquer […]
14De nos jours, la télécommunication remplit la totalité du temps humain disponible, au point que toutes les fonctions de filtrage (répondeurs, mise en veille) fonctionnent à plein. Le dépressif, le suicidaire appellent alors en vain. Échec de la télécommunication qui aboutit au vide, non technologique mais social […]
15Pour terminer, rappelons la responsabilité de la Banque mondiale et de l’UIT (Union internationale des télécommunications) pour combler le retard du droit à la communication pour tous les êtres humains, la nécessité d’organiser une régulation internationale autre qu’économique. Ne pas oublier non plus que le concept de service universel en communication est menacé par des calculs économiques restrictifs. En France rurale, même pas de haut débit, par manque de clients solvables. Dans ces zones déjà défavorisées, le déficit sera encore aggravé. Nous, hommes de télécommunications, sommes confrontés à des problèmes psychologiques, éthiques et politiques. »