1Économiques, sociales, écologiques, la plupart des grandes responsabilités collectives s’inscrivent dans « un monde de systèmes lents » (Theys, 1994). Elles concernent des processus de long terme et elles appellent une action de longue durée. Dès lors, des travaux de recherche prospectifs sont indispensables. Le domaine de l’environnement et du développement durable en fournit une bonne illustration : les travaux de prospective balisent son histoire, depuis le célèbre rapport au Club de Rome sur les limites de la croissance (Meadows et al., 1972), jusqu’aux scénarios actuels sur les changements globaux (Gallopin et al., 1998).
2De nombreuses disciplines scientifiques sont « convoquées » pour ces grands chantiers. Ainsi climatologues, démographes, écologues, économistes, chimistes, informaticiens, etc. ont pris des rôles de premier plan. Rien d’étonnant à cela puisque nombre de prospectives reposent sur la mise en œuvre de modèles informatiques, à partir de jeux de données importants. Mais comme le constatent les auteurs de prospective générale (van der Heijden, 1996) aussi bien que les modélisateurs eux-mêmes (Alcamo et al., 2000), les méthodes de scénarios, que l’on a pu croire un moment dépassées par la simulation informatique, restent incontournables. Ces méthodes consistent à se raconter des « histoires sur la manière dont le monde peut évoluer demain, des histoires qui peuvent nous aider à nous adapter à la modification de certains aspects de notre environnement actuel » (Schwartz, 1998, p. 3).
3Où sont, dans le travail prospectif, les chercheurs qui étudient la construction, la réception, la mise en discussion de ces « histoires » ? Ils sont presque absents. Notre but est ici de montrer que cela pose problème et d’esquisser des orientations de recherche pour une nécessaire « convocation » des sciences de l’information et de la communication dans les recherches prospectives.
Pour le développement de nouvelles recherches prospectives
4La lecture des revues spécialisées comme Futures, ou Futuribles, fait ressortir quelques grands champs récurrents : la prospective pour les stratégies d’entreprise (Godet, 1986 ; van der Heijden, 1996), la prospective à l’appui de l’action publique (Berger, 1967 ; Bailly, 1999), plus récemment, avec le « foresight », la prospective comme réflexion collective en amont de la recherche, pour peser sur ses orientations à long terme (Barré, 2000). Toutes ces traditions se situent au plus près de l’action et impriment à la prospective une tonalité très pragmatique. Quelles méthodes appliquer ? Sur quelles expériences fonder un savoir-faire ?
Une définition de la prospective :
5Or les grandes questions d’action publique économiques, sociales, écologiques, concernent des processus complexes que l’on ne peut espérer appréhender sans des travaux scientifiques approfondis. On voit donc se développer des prospectives très spécialisées, donnant aux chercheurs une place importante (voir par exemple, Alcamo et al., 1998 ; Lutz, 1994). Mais pour pousser plus avant de tels travaux, il faut élargir les cadres de travail trop étroits que nous proposent les méthodes de la prospective. Celle-ci ne doit plus être envisagée seulement comme une interface entre recherche et décision. Au contraire, la construction et la discussion des conjectures prospectives doivent devenir partie intégrante de l’activité académique elle-même [1].
6Ceci se traduit d’abord par un appel aux disciplines qui étudient les processus qui sont à la base des problèmes à étudier, en sciences de la nature ou de la société (Mermet et Poux, 2002). Mais les chercheurs doivent aussi être convoqués, sur un autre plan, pour apporter leurs contributions à la nécessaire réflexivité sur le travail prospectif lui-même.
Quelle réflexivité pour les démarches prospectives ?
7Comme l’exprime B. de Jouvenel dans son ouvrage pionnier (1964, p. 31) : « ce qui importe essentiellement pour le progrès de cet art de la conjecture, c’est que l’assertion sur l’avenir soit bien accompagnée du dispositif intellectuel dont elle procède, c’est que ce bâti soit énoncé, transparent, livré à la critique ». Cette exigence ne porte pas seulement sur les raisonnements dont procède le contenu des conjectures, mais aussi sur les procédures de leur élaboration. Parce que les prospectives sont à la fois fragiles et lourdes de conséquences, elles ont des comptes à rendre sur les processus de leur élaboration.
8Les auteurs d’ouvrages sur la prospective convergent pour donner beaucoup de poids à cette préoccupation. Mais de quelles garanties assortir l’élaboration d’une conjecture ? Deux voies ont été privilégiées jusqu’ici. La première consiste à poser une réflexion fondamentale (philosophique, épistémologique) sur les problèmes que pose la prospective, comme le font par exemple de Jouvenel (1964) ou Rescher (1998). La seconde compte sur la formalisation et la stabilisation des méthodologies mises en œuvre. Cette deuxième orientation domine, dans une littérature centrée sur les problèmes de méthode, pour l’élaboration des conjectures (comment construire un scénario, comment modéliser ?) et pour la conduite des débats prospectifs (comment animer le travail en groupe, comment conduire une démarche publique de prospective ?).
9Entre ces deux niveaux de réflexion – philosophique et méthodologique – on constate (Découflé, 1980 ; Dreborg, 1996) un déficit de travaux sur les enjeux et positionnements théoriques sous-jacents aux différentes méthodes. Les moyens scientifiques croissants engagés dans des travaux prospectifs rendent aujourd’hui de tels travaux prioritaires.
10La réflexivité des équipes qui produisent des travaux de prospective n’est pas en cause. Même les travaux les plus techniques étonnent par leur effort de retour critique et épistémologique sur leurs méthodes et leurs productions. L’enjeu se situe au-delà, dans la nécessité de mobiliser, pour aller plus loin, des ressources scientifiques spécifiques.
11C’est à cette étape du développement de la prospective que peuvent être convoquées les sciences de la communication. Notamment sur deux grands thèmes que nous examinerons successivement : la conception et le fonctionnement des forums prospectifs, les fondements des méthodes de scénarios.
Enjeux et processus de communication au sein des forums prospectifs
12Les conjectures prospectives s’élaborent et prennent leur valeur dans le cadre de processus de travail et de délibération collectifs très divers. Schwartz (1996) ou van der Heijden (1998) développent la notion de « conversation stratégique », terreau de la réflexion prospective sur la firme. Godet (1985) insiste sur la mise en place d’un « atelier de prospective » pour instituer et conduire une procédure de réflexion. Jouvenel (1964, p. 345) souligne que « la prévision servant aux décisions publiques (au sens de gouvernementales) doit être publique (c’est-à-dire exposée en public) […] Il faut donc un forum prévisionnel où se produiront les opinions […] sur ce qui peut advenir et sur ce qui peut être fait ». Pour notre part, nous retenons cette notion de forum, dans un sens général, pour désigner les enceintes de débat prospectif, quelle que soit leur conception.
13Dans son travail sur les prospectives environnementales reposant sur la simulation informatique, Hubert Kieken (2002) passe en revue différents travaux qui s’attachent à dégager les fondements théoriques de ces forums prospectifs. Ils ressortissent essentiellement à la philosophie et à la sociologie des sciences, aux sciences de gestion ou aux sciences politiques. À travers des notions comme celles d’« étudesplaidoyers » (Gretu, 1980), de « science post-normale » (Ravetz, 1999), de « forums hybrides » (Callon et al., 2001), de « communauté épistémique » (Haas, 1990), ils soulèvent des questions comme les suivantes :
- qui est (doit être) représenté dans le forum prospectif ?
- quelles expertises sont (doivent être) mobilisées ?
- quelles relations s’établissent (doivent s’établir) entre les scientifiques et les autres participants ?
- comment le travail est-il (doit-il être) organisé ?
- quels sont les enjeux de pouvoir à prendre en compte pour comprendre (concevoir) tel ou tel type de forum prospectif ?
- quels sont (doivent être) les relais de ces forums vers l’action ?
Les apports – très utiles – de tels travaux laissent de côté d’autres questions, comme les suivantes : - quelle est l’influence réciproque entre la mise en forme de la conjecture (telle forme de récit, telle « sortie » de modèle) et la dynamique de discussion ?
- quelles sont les relations entre choix de construction des conjectures et choix des procédures de discussion ?
- comment le groupe qui a produit une conjecture peut-il communiquer hors de son cercle une conception enracinée dans sa micro-culture ?
- comment interagissent les procédures formelles (« ateliers », « dialogues (policy dialogues) », « forums mondiaux »), avec les dynamiques informelles de débat ? Etc.
Théories du récit et méthodes de scénarios
14L’étude de la dimension communicationnelle de la prospective ne se limite pas aux modalités de discussion des conjectures, mais concerne leurs fondements et leur architecture mêmes. C’est particulièrement le cas pour la rédaction de scénarios, qui occupe une place déterminante dans les travaux prospectifs.
15Ces méthodes ont donné lieu à une littérature abondante. Elles sont si diverses que les auteurs qui proposent des vues d’ensemble du domaine (Julien et al., 1975 ; Icis, 2000) consacrent leurs efforts à établir des typologies. Ainsi sont distingués les scénarios construits à partir d’un résultat final visé (scénarios normatifs, en anglais, backcasting) d’approches partant de l’état initial du système pour imaginer des évolutions (scénarios exploratoires). À l’intérieur de ces catégories, les variantes sont innombrables, selon que l’on cherche à cerner l’évolution la plus probable (scénarios tendanciels) ou à supputer des évolutions extrêmes (scénarios contrastés), selon les outils que mobilise la rédaction des scénarios, selon qu’ils sont élaborés par un large groupe ou par une équipe d’experts, etc.
16Cette littérature, qui insiste sur les conditions de mise en œuvre des méthodes, est presque muette quant aux fondements théoriques des scénarios, se contentant de constater qu’ils ont leur origine dans les récits d’anticipation (Cazes, 1986) et doivent leur succès à leur extrême souplesse d’utilisation. Comme l’écrit Schwartz (1998, p. 37-38), « les questions importantes sur le futur sont en général trop complexes ou imprécises pour les langages habituels des affaires et de la science. Nous utilisons donc plutôt le langage des histoires (stories) et des mythes […] Les histoires donnent un ordre et un sens aux événements – un aspect crucial lorsqu’il s’agit de comprendre les possibilités du futur ».
17Peut-on se contenter de ce constat pour revenir à des questions de méthode ? Nous ne le pensons pas, partageant le point de vue de Chermack et al. (2001, p. 29) qui écrivent : « si les méthodes de scénarios ont fait leurs preuves dans certains situations, […] sans fondements théoriques explicites, ces méthodes ne pourront pas être développées plus avant ».
18Pour poser le problème des fondements théoriques des méthodes de scénarios, il faut s’attarder sur un ensemble de questions comme les suivantes :
- en quoi la mise en récit(s) de connaissances et de réflexions concernant les dynamiques futures de systèmes (sociaux, techniques, naturels) peut-elle contribuer à instaurer et alimenter un débat défendable comme rationnel sur ces dynamiques et leurs enjeux sociaux ?
- sur quoi repose la capacité prêtée aux scénarios de fonder un débat sur l’action ?
- l’analyse approfondie des récits prospectifs, de leur élaboration et de leur discussion, peut-elle éclairer en retour les choix méthodologiques pour de nouvelles mises en œuvre, dans de nouveaux contextes ? Etc.
19L’entreprise est pourtant nécessaire. Nous nous tiendrons ici au seul exemple du livre de Paul Ricœur Temps et Récit (1983) [2]. Sans aborder les récits prospectifs, cet ouvrage propose une large vue des recherches sur les récits, particulièrement utile pour le nouveau venu. Il approfondit le débat qui s’est instauré en histoire sur les liens entre le récit de fiction et le récit par lequel un historien formule son interprétation des données du passé. Question de portée majeure sur les fondements de la prospective par scénarios. En effet, le caractère fictif de ces derniers et leur utilisation dans des enceintes de débat où les arguments scientifiques occupent une place déterminante sont une source constante d’interrogation et de controverse.
20Retenons ici le thème de la « mise en intrigue ». Pour Ricœur, mettre en intrigue, c’est configurer, ou re-configurer un ensemble d’éléments pour constituer une histoire. La valeur de la mise en récit comme support d’une méthodologie tient donc à l’apport spécifique de cette « opération de configuration ». Pour Ricœur (1983, t. 1, p. 128), l’intrigue est « médiatrice » : elle aide à passer d’un état de compréhension à un autre. Elle « fait médiation entre des événements ou des incidents individuels et une histoire prise comme un tout ». Elle « compose ensemble des facteurs aussi hétérogènes que des agents, des buts, des moyens, des interactions, des circonstances, des résultats inattendus, etc. ». Enfin, « l’intrigue est médiatrice à un troisième titre, celui de ses caractères temporels propres ». En effet, le rôle dévolu au temps distingue le récit d’autres formes de discours, de commentaires, d’analyses structurelles, etc.
21Le travail du temps prend plusieurs formes. La plus élémentaire est celle qui dispose des événements, des enjeux, des perceptions, des contextes, selon des successions, des étapes, des phases. Mais le récit permet de présenter et d’associer d’autres aspects plus profonds du travail du temps : transformations des choses, des personnes, des institutions, enchaînements de causes et d’effets, accumulations progressives qui déclenchent des réorganisations brutales, changements d’alliances qui bouleversent la structure du jeu, etc. Au total, c’est à partir des schèmes de transformation des situations avec le temps que s’élabore le canevas de tout récit.
22Bien d’autres thèmes abordés dans Temps et récit intéressent les méthodes de scénarios, comme l’exercice de conciliation entre surprise et plausibilité, l’identification des grands schèmes narratifs, l’intégration dans les récits de faits et d’interprétations issus d’autres méthodes d’analyse, etc. Notre but n’est évidemment pas ici d’offrir à cet ouvrage une promotion exclusive. Nous espérons seulement avoir montré que les interrogations sur les récits renvoient à celles des prospectivistes de forts échos, qui doivent motiver et orienter des recherches approfondies, encore à venir.
23Pour ces recherches, les disciplines concernées sont diverses : théorie et critique littéraire, philosophie, histoire, etc. Mais leurs problématiques et leurs modes de travail ne les disposent pas à contribuer directement aux recherches prospectives. Les sciences de la communication, elles, paraissent bien placées pour jouer un rôle central : elles ont à la fois un accès aux corpus théoriques qui concernent les récits, et une vocation à les mobiliser dans l’étude de dispositifs de communication concrets.
Quelles postures de travail interdisciplinaire pour ce nouveau chantier ?
24Pour aborder les grandes responsabilités publiques, les travaux de prospective devront, dans les années qui viennent, se développer dans de nouvelles directions. Ils devront avoir pour ambition d’enrichir la portée scientifique de leur contenu et d’approfondir la réflexion sur les fondements théoriques de leurs méthodes.
25Deux grandes problématiques mises en évidence ici (l’étude des dispositifs de travail et de débats prospectifs, l’analyse des méthodes de prospective par scénarios) concernent les sciences de la communication. Elles se situent dans la lignée de leurs interrogations propres. Mais elles supposent l’inscription dans des dispositifs de recherche interdisciplinaires. En effet, les travaux de prospective sont conduits et discutés dans des communautés scientifiques ou cohabitent démographes et climatologues, économistes et géographes, informaticiens et historiens, etc. Les uns sont là au titre de leur compétence sur les contenus de la prospective – les dynamiques à étudier – d’autres pour leur maîtrise de méthodes. Ces collectifs attendent et craignent à la fois l’intervention d’autres chercheurs et leur regard extérieur. Ils les attendent parce que c’est nécessaire à la réflexivité des exercices prospectifs, sans laquelle la conjecture la plus sophistiquée a peu de valeur scientifique ou pratique. Ils les craignent, parce que le regard extérieur peut dériver vers des formes de critique qui mettent en péril l’entreprise prospective même – entreprise dont les collectifs de recherches prospectives sont les premiers à mesurer la fragilité. Pour être utiles, les chercheurs doivent combiner un certain recul critique et un engagement dans le projet. Des travaux parmi les plus aboutis de ces dernières années, en matière de prospective environnementale par exemple, confirment le rôle central joué par des chercheurs qui adoptent cette posture de « critiques participants ». Nous espérons avoir montré ici que, dans cette perspective, les sciences de la communication ont à l’avenir un rôle important à jouer.
Notes
-
[1]
C’est dans cette perspective que nous avons organisé en octobre 2001 une école d’été CNRS, Cemagref, Engref, intitulée « Recherches prospectives sur l’environnement : enjeux théoriques et méthodologiques ».
-
[2]
Les ressources mobilisables pour l’analyse des récits sont très nombreuses, dans le champ de la narratologie, de la sémiotique narrative, de l’analyse des récits médiatiques, de la construction de l’événement, etc. Mon objectif n’est pas ici de décrire ces champs de recherche, mais seulement d’en montrer sur un exemple la fécondité possible.