1La Déclaration de Bologne consacre le passage de l’université comme institution à l’université comme organisation. Autrement dit, elle consacre le triomphe de ceux qui pensent que « si les universités ne s’adaptent pas, on se passera d’elles » (D. Hague). Cette terrible petite phrase symbolise à elle seule tout l’esprit de Bologne. En évoquer brièvement la carrière, c’est se donner une clé pour comprendre ce qui risque bien d’arriver aux sciences encore fragiles comme les Sic, que les entrepreneurs académiques pourraient aisément transformer en lucratives prestations de service.
2D. Hague écrit cette phrase en 1991 dans son Beyond Universities : A New Republic of the Intellect, qui deviendra bientôt un livre-culte pour tous ceux qui rêvent de créer des « universités entrepreneuriales », conçues comme des firmes privées produisant et vendant de la connaissance au sein d’une « économie du savoir » mondialisée. C’est cette vision de l’université que Michael Gibbons et quelques collègues défendent dans The New Production of Knowledge : The Dynamics of Science and Research in Contemporary Societies. Ce livre connaît un énorme succès dans les pays anglo-saxons et dans les pays nordiques. Il est construit sur une opposition simple : avant, il y avait les universités de « Mode 1 », au sein desquelles les scientifiques posaient les questions et y répondaient ; aujourd’hui, se mettent en place les universités de « Mode 2 », auxquelles la société pose les questions – et des groupes ad hoc d’experts y répondent. Si les universitaires veulent jouer le jeu de l’expertise en urgence, tant mieux pour eux, mais ils doivent savoir qu’on ne les attend plus. En 1998, Michael Gibbons, alors secrétaire général de l’Association des universités du Commonwealth, reprend la formule de Hague dans un rapport très officiel, l’Enseignement supérieur au xxie siècle, préparé sous l’égide de la Banque mondiale pour la première Conférence mondiale sur l’enseignement supérieur de l’Unesco. La petite phrase a parfaitement joué son rôle. Aujourd’hui, il n’y a plus un colloque de l’OCDE, de la Banque mondiale ou de l’Union européenne sur la « gestion du savoir » (knowledge management) qui n’utilise l’opposition Mode 1/Mode 2. De descriptive, la distinction est devenue prescriptive. Il faut faire émerger une société de Mode-2, qui ose enfin répondre à la science et lui dire ce qu’elle doit faire. C’est dans ce monde très anglo-saxon de la politique scientifique internationale, très sensible aux vertus de l’esprit d’entreprise, que s’est concoctée la Déclaration de Bologne et son appel pour une amélioration de la « compétitivité du système d’enseignement supérieur européen à l’échelon mondial ». C’est en cela qu’elle n’a rien d’innocent, et que l’on ne peut pas la concevoir comme un simple appel de bon sens à la circulation internationale des étudiants ou à la clarification des formations. C’est un très ambitieux projet politique, qui engage pour longtemps les sociétés européennes. Bologne, je cogne ? Au moins faut-il donner de la voix pour faire entendre sa différence dans le concert des louanges.
Notes
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Graffiti lu en novembre 2003 sur le mur d’entrée de l’université de Genève.