1La mondialisation des réseaux numériques rend urgentes la conception et la mise en œuvre de normes et standards. Chercheurs, industriels et décideurs sont obligés de concevoir et de tester sous pression un ensemble complexe de notions et de médiations, sans temps pour la réflexion théorique, ni enrichissement par les usages et l’opinion publique. L’ensemble de savoirs et de pratiques scientifiques et techniques, désigné par le terme générique de « sciences de l’information et de la communication », apporte au traitement de cette situation inconfortable une aide conséquente, en l’espèce sur la négociation des normes et standards pour l’apprentissage en ligne. La première partie de l’article décrit l’élaboration de normes pour la formation en ligne. La seconde analyse à rebours l’acte de normalisation depuis sa finalité numérique jusqu’à sa dimension politique et pointe des notions fondamentales à travailler. La troisième, enfin, revient sur l’apport spécifique de cette discipline.
Le chantier SC 36 d’élaboration de normes et standards
2Une coopération internationale sur ce sujet rassemble depuis 1999 des groupes de différents pays, pour la France la commission miroir du SC 36 (Standing committee) de l’Iso (International standards organization). Cette commission traite des normes pour les formats et les modes de présentation des cours et des formations mis en ligne, afin de favoriser leur échange et leur circulation.
3Pour le Petit Robert une norme est « un ensemble de règles d’utilisation, de prescriptions techniques, relatives aux caractéristiques d’un produit ou d’une méthode, édictées dans le but de standardiser et de garantir les modes de fonctionnement et la sécurité ». C’est un ensemble de règles de conformité pour un produit ou un service, consigné dans un document de référence adopté au terme de négociations et de discussions parfois longues et difficiles.
4Un standard, toujours selon la même source, est « un ensemble de caractéristiques, conforme à une norme, qui définit un système ». Dans la pratique, c’est un ensemble de recommandations développées et préconisées par un groupe représentatif d’utilisateurs, par exemple : l’Institute of electricity and electronical engineering (IEEE), le WG3 (Working group 3) de l’Iso/JTC1 (Join technical committee), la communauté MPEG (Moving picture expert group). Mais celles-ci ne sont pas toujours appliquées. Il existe aussi des « positions dominantes » qui résultent d’un quasi-monopole, tel que celui d’un produit logiciel particulier sur le marché : Microsoft office ou Internet [1].
5Cette action a été mise en place en 1999, au moment où milieux économiques et experts informaticiens misaient sur le développement considérable et rapide du marché du e-learning. Il n’existe pas de définition précise de ce terme qui désignait les dispositifs les plus divers d’offre de cours en ligne [2]. Il fallait que les modules de cours puissent circuler sur les réseaux selon des formats compatibles, pour qu’on puisse les échanger. Cela a déclenché la conception d’un premier train de standards, notamment :
- le standard AICC (Aviation industry computer-based training committee), conçu dans le milieu de l’aéronautique, notamment par Boeing Industries et Airbus Industrie ;
- le standard IEEE LTSC (Learning technology standard committee), englobant l’architecture des systèmes, les caractéristiques des apprenants, l’organisation des contenus, notamment par les métadonnées ;
- le standard Scorm (Sharable content object reference model). Ce standard définit : un modèle d’agencement des contenus d’apprentissage accessibles sur le Web; un environnement de traitement et d’exécution des objets d’apprentissage ;
- le standard Lom (Learning object metadata), initié par IEEE. Le terme learning object désigne des cours et des ressources pour l’apprentissage. Il vise à normaliser les métadonnées qui décrivent ces objets :
- organisation générale de l’objet,
- cycle de vie du document source,
- métamétadonnées, c’est-à-dire l’information spécifique à l’enregistrement des métadonnées,
- format, la taille, etc.,
- caractéristiques éducatives : niveau d’interactivité, niveau de difficulté, etc.,
- propriété intellectuelle,
- relations avec d’autres ressources,
- annotations des utilisateurs,
- organisation sémantique interne et niveaux de compétence requis [3] pour les utilisateurs.
6– Il manifeste la diversification en cours des instrumentations du concept d’information. Si, fondamentalement, l’information n’est jamais qu’« un ensemble de données formatées, d’une certaine façon inertes ou inactives » [4], on doit toutefois moduler cette définition. Les informations peuvent jouer les rôles suivants :
- rôle d’instruction, au sens informatique du terme, c’est-à-dire une étiquette qui active des procédures. (Par exemple, un nom de site s’inscrit en bleu dans un texte rédigé en Word sous Windows et, lorsqu’on clique dessus, on accède au site). Se mettre d’accord sur la signification normalisée d’une suite d’informations suppose qu’on le soit aussi sur la procédure qu’elle déclenche ;
- rôle d’indicateur de format, décrit avec des métadonnées, qui influe sur la structuration des contenus. Qui prépare une présentation d’un cours avec le logiciel Powerpoint se rend vite compte de l’influence de ce logiciel sur la conception même de sa présentation ;
- rôle d’organisation du dispositif. Les règles de normalisation décrivent avec minutie l’agencement des cours, en articulant instructions de procédures et indications de format. Cette formalisation constitue une modélisation de fait de la démarche de celui qui apprend [5] ;
- Celui d’identifiant numérique. Certaines informations concernent directement celui qui apprend, son identité et ses compétences. Iso a récemment renoncé, à l’initiative de la délégation française, à un projet d’identifiant numérique personnel qui se heurtait aux législations françaises et européennes de protection des libertés individuelles (cf. infra).
7L’activité de normalisation qui n’a concerné longtemps que les appareils, s’est ensuite intéressée à l’amélioration du fonctionnement des organisations (normes Iso 9000-9003), pour embrasser aujourd’hui la relation qu’entretiennent les utilisateurs avec les dispositifs, à l’occasion de la spécification de ces derniers. Le champ couvert est ainsi passé progressivement de la seule machine aux organisations humaines dans lesquelles elles se situent, avec les mêmes instances, les mêmes experts et les mêmes procédures à l’œuvre. De portée technique jadis limitée, (même si la généralisation du courant 220 volts a eu un impact social considérable), la norme numérique a désormais un statut politique. Aussi la question de l’articulation des politiques publiques avec la normalisation prend-elle ici un relief tout particulier.
Politiques publiques
8Traiter la question des politiques publiques se heurte au fait que les États ne sont que très indirectement représentés dans les travaux de l’Iso ; en France, c’est par la tutelle qu’exerce le ministère de l’industrie sur l’Afnor. Ni l’Union européenne ni d’autres organisations régionales n’y sont représentées. Les experts qui participent aux sessions ont comme mandat d’y défendre les propositions et les critiques de projets de norme établis par la commission spécialisée du pays dont ils relèvent. Chaque commission nationale est composée d’experts des secteurs public et privé qui viennent de leur propre initiative et participent aux travaux selon leur degré de motivation.
9L’hypothèse est ici qu’on se situe dans un milieu où se pratique une gouvernance – au sens où Pascal Lamy la définit – c’est-à-dire « un ensemble de processus transactionnels par lesquels des règles collectives sont élaborées, décidées, mises en œuvre et contrôlées ». La force de cette gouvernance est à examiner selon deux catégories de critères :
- la première est celle de transparence, de non exclusion et de respect. S’il n’y a pas d’exclusion délibérée de pays, il n’en demeure pas moins que ceux qui prennent les décisions sont les pays industrialisés ;
- la seconde est celle de la légitimation qui renvoie au recrutement et à la mission des experts, d’une part, et au statut même de Iso, d’autre part. En ce qui concerne le premier point, ce sont des experts et non pas des élus dotés de mandats électifs, qui doivent construire des procédures relatives aux processus de communication et de décision. Jürgen Habermas en fait le constat dans Après l’État-Nation, « le lien conceptuel entre la légitimation démocratique et les formes bien connues de l’organisation étatique se desserrent et apparaissent des formes de légitimation faible ». En ce qui concerne le second point, le statut juridique de l’Iso est imprécis. De type ONG, c’est une organisation internationale qui rassemble des acteurs publics et privés, mais qui ne participe pas aux systèmes internationaux de négociation, tels que l’Organisation mondiale du commerce.
- peu de pays sont représentés dans la commission SC 36, malgré de nouveaux venus depuis deux ans : Chine, Suisse, Cameroun, par exemple. Les pays industrialisés, USA, Canada, Royaume Uni, Australie, Japon et France y occupent une place prépondérante ;
- l’intérêt accordé par l’opinion à la normalisation varie selon les pays. Très fort chez les anglo-saxons, il l’est beaucoup moins dans les autres. Or cette conscience est un élément constitutif de la « réflexivité » d’une société, nécessaire à son évolution dans des conjonctures de plus en plus soumises à l’incertitude et au risque [7] ;
- corollaire de la remarque précédente, les commissions de plusieurs pays, dont le France, ont du mal à traiter tous les points en négociation (work items) et à respecter les agendas. En tout état de cause, la conscience anglo-saxonne que le numérique est un enjeu politique mobilise beaucoup plus d’acteurs que dans d’autres pays.
10La première condition est l’établissement de partages clairs de compétence entre les États de droit et les organisations régionales qui les représentent, d’une part, et les dispositifs de gouvernance, d’autre part. De ce point de vue, l’abandon du projet Iso d’identifiant numérique personnel, cité plus haut, est intéressant. Cela s’est passé de la façon suivante : lors d’une réunion du SC 36 à Adélaïde (Australie) au début de l’année 2002, une conseillère d’État, membre de la délégation française, a rappelé en séance à propos des identifiants chiffrés, la législation européenne : la directive 95/46 (article 8, point 7) du Parlement européen de la Convention pour la protection des personnes précise que « les États membres déterminent les conditions dans lesquelles un numéro national d’identification ou tout autre identifiant de portée générale peut faire l’objet d’un traitement ». Les experts relevant des pays membres de l’Union se sont alors déclarés incompétents, ce qui a conduit la commission SC 36 de Iso à retirer le projet.
11La seconde condition est l’établissement de procédures. Philosophie du droit et sciences politiques accordent aujourd’hui beaucoup d’attention à « l’hypothèse que le mode optimal de création du lien social, dans nos sociétés pluralistes contemporaines requiert nécessairement une attention soutenue à l’égard des limitations inhérentes aux contextes d’élaboration et d’application des normes [8] », écrit Jacques Lenoble, à propos de ce qu’il appelle l’hypothèse de procéduralisation. Ce propos qui concerne la norme en général, vise la crise que traversent les institutions politiques et s’interroge sur la possibilité du lien social dans une société complexe. Il s’applique au cas présent. En effet, ce ne sont pas les États Nations qui ont pris l’initiative de se concerter sur les protocoles numériques pour l’éducation, mais bel et bien des acteurs divers qui tentent de se mettre d’accord sur des procédures normalisées. Aussi la recherche par Lenoble d’« un socle épistémologique qui consiste en une théorie de la norme et une théorie de la négociation » trouve-t-elle ici un écho : il s’agit en effet de définir des procédures normalisées grâce à un dispositif de discussion et de négociation.
12Nous sommes pourtant encore bien éloignés d’assurer la régulation démocratique qui devrait intervenir dans un tel processus. Cette question conduit à s’interroger sur la réflexivité de la société. La théorie de la réflexivité trouve ses origines dans les travaux d’Anthony Giddens sur la société du risque et sur la reconnaissance généralisée aujourd’hui du principe d’incertitude. Est dénommée réflexivité, l’aptitude d’une société à évaluer la situation dans laquelle elle se trouve et à prendre des options en conséquence pour l’avenir. Jacques Lenoble y distingue les composantes suivantes : une participation renforcée, la prise en compte des principes d’incertitude et de précaution, la perception de l’acceptabilité du risque et la réflexivité du jugement. Quant au domaine de l’apprentissage en ligne, des campus numériques, du e-learning et des universités virtuelles, il n’y a pas aujourd’hui de débat et l’espace public qui les favoriserait est difficile à cerner [9].
Les apports des sciences de l’information et de la communication
13Les sciences de l’information et les sciences de la communication [10] permettent, à condition qu’elles s’y mettent à deux, d’explorer et de traiter ce chantier de normalisation, depuis des considérations sur les techniques logicielles jusqu’à l’analyse de l’espace public. Elles jouent un triple rôle :
- de médiation entre des disciplines concernées, mais sans relation sur cet objet, philosophie du droit et informatique, par exemple ;
- d’étude dans leur totalité de nouveaux acteurs de la mondialisation qui construisent leur identité politique grâce à l’utilisation des réseaux numériques ;
- d’éclairage du débat démocratique en explorant l’opacité dans laquelle des systèmes imprécis de gouvernance élaborent des règles et des normes techniques, qui, de fait, organisent des rapports sociaux.
14Cette plate-forme permet une gestion cohérente des rapports entre les aspects techniques des normes et les contextes et pratiques d’application. C’est d’autant plus important que dans le processus de gouvernance, la distinction entre recherche à caractère scientifique et technique et expertise est des plus floues. Cela s’explique par la composition même du milieu dans lequel se rencontrent et discutent des chercheurs scientifiques et des représentants des industries, les uns et les autres n’ayant pas les mêmes critères d’évaluation des normes. Les premiers se réfèrent plutôt aux derniers apports de la recherche, ici sur les modèles cognitifs d’apprentissage, sur l’analyse des logiques d’usage, tandis que les seconds se préoccupent davantage des réactions du marché que des théories d’apprentissage sous-jacentes aux modèles qu’ils souhaitent voir normalisés.
Conclusion
15Face à des enjeux d’une telle complexité, le registre du bout à bout disciplinaire est en fin de course. Celui de l’intégration s’y substitue. Cette plate-forme de coopération entre notamment information et communication – hypothèse – devrait se préciser et se conforter dans les années à venir. La nébuleuse « Infocom » se dégagerait ainsi du statut précaire d’inter discipline, qui est assurément le sien [12]. L’hypothèse d’un essor se fonde sur les considérations suivantes :
- la mondialisation implique ontologiquement les réseaux numériques, ce qui renvoie non seulement à des questions technologiques mais aussi aux stratégies d’information et de communication [13] ;
- le maintien de règles démocratiques dans cette évolution implique que le politique prenne conscience du fait que les choix techniques sont des choix politiques. La procéduralisation régit de plus en plus de secteurs de la société par le truchement de normes techniques et ébranle, comme on l’a vu, la garantie des libertés individuelles ;
- des rencontres mondiales sont désormais programmées sur ces questions. La France a accueilli Iso et IEEE en mars 2003 pour les normes concernant l’accès au savoir en ligne. L’Union internationale des télécommunications (UIT) a organisé en décembre 2003 à Genève un sommet mondial sur la société de l’information [14].
Notes
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[1]
Yolaine Bourda, communication à une séance de Afnor SC 36.
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[2]
Jacques Perriault, L’Accès au savoir en ligne, Paris, Odile Jacob, 2002.
-
[3]
Pour une analyse plus complète, Jean-Michel Saillant (dir.), L’Impact de la normalisation sur les dispositifs d’enseignement, Paris, Gemme, février 2002.
-
[4]
Dominique Foray, L’Économie de la connaissance, Paris, La Découverte, 2000.
-
[5]
Pour une énumération de tels modèles, consulter par exemple [http://ieee.ltsc.org/wgl].
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[6]
Michel Arnaud, Brigitte Juanals, Jacques Perriault. « Les identifiants numériques personnels. Éléments pour un débat public » in Richard Delmas, Françoise Massit-Folléa, « La gouvernance d’Internet », Les Cahiers du Numérique, vol. 3, n° 2, 2002.
-
[7]
Anthony Giddens, The Third Way : the Renewal of Social Democracy, Cambridge, Polity Press, 1998.
-
[8]
Jacques Lenoble, Théorie de la norme et régulation démocratique, [www.ucl.ac.be/recherche/pai/6_UNITES/p4_35.htm/].
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[9]
Peut-être une opinion est-elle en train de se constituer dans les « espaces publics numériques » où diverses populations sont mises en relation directe avec des ordinateurs et Internet. On constate en effet cette émergence dans quelques cas très circonscrits (cf. Michel Arnaud, Jacques Perriault, Les Espaces publics d’accès à Internet, Paris, PUF, 2002).
-
[10]
Une science ne se décrète pas ; cf. les polémiques qui firent suite au livre de Jacques Arsac à propos de son livre La Science informatique, Dunod, 1970. Parler d’information et communication, tout court, serait peut être plus pertinent, si les emplois de ces termes n’étaient déjà occupés.
-
[11]
Yves Jeanneret, Les Sciences de l’information et de la communication : une discipline méconnue en charge d’enjeux cruciaux. Rapport sur la situation des recherches après le 12e congrès de la Sfsic, Paris, Unesco, janvier 2001.
-
[12]
Bruno Ollivier, Observer la communication. Naissance d’une interdiscipline, collection « CNRS Communication », Paris, CNRS Éditions, 2000 ; Jacques Perriault, Bulletin de la Sfsic.
-
[13]
« Virtual diasporas and Global Problem Solving Project », Berkeley et San Francisco, 25-25 avril 2002, [http://www.nautilus.org/virtual-diasporas/workshop_report.html].
-
[14]
Un colloque de la Sfsic a été organisé en septembre 2003, par Michel Mathien, à Strasbourg pour préparer la contribution de celle-ci à ce sommet.