1Pendant toute une période, dans le processus de construction et d’appropriation théoriques du champ de la communication en Amérique latine, la politisation a conduit à faire tourner le champ tout entier autour de la question de l’idéologie, en transformant celle-ci en dispositif totalisant des discours légitimes. Ces dernières années, les études de communication font l’expérience d’une tentative du même type, qui consiste à transformer la relation culture/communication en une autre forme de totalisation. Les inerties idéologiques et les pesanteurs académiques jouent un rôle décisif dans la mise en œuvre de cette tendance. Il nous est devenu si difficile de vivre sans la sécurité intellectuelle qu’offraient les grands paradigmes globalisateurs que la tentation reste forte de résoudre les tensions présentes dans les concepts en transformant des pistes de recherche conflictuelles et des efforts de connexion avec les contradictions sociales en un pur concept, neutre et aseptisé.
2Travaillant à la double frontière de la communication avec la culture et de la recherche avec l’enseignement, nous sommes désormais exposés à une somme de malentendus, dont deux sont particulièrement graves. D’un côté, il semblerait qu’il n’y ait pas moyen de prendre au sérieux la culture sans tomber dans un culturalisme qui déshistoricise et dépolitise les processus et les pratiques culturelles. De l’autre, on ne pourrait penser la culture depuis la communication sans sortir du terrain propre à la communication et de son domaine spécifique.
3La réponse au premier malentendu tient dans l’explicitation des médiations, qui articulent les processus de communication aux différentes dynamiques qui structurent la société : dynamiques économiques, politiques et dynamique culturelle, qui structure le champ dans lequel s’insère la communication. Pour le comprendre, il faut déconstruire le concept de culture pour mettre au jour deux phénomènes. Le premier tient aux croisements et changements de sens propres à ce concept : tout en s’opposant, secrètement et paradoxalement, des conceptions actuelles et des conceptions dépassées (mais qui survivent en s’accrochant mordicus aux idées avancées) n’en cohabitent pas moins. Le second provient des mouvements dans les positions et projets politiques. D’ailleurs « on sait que la lutte au travers des médiations culturelles ne donne pas des résultats immédiats ou spectaculaires, mais elle est la seule garantie qu’on ne passera pas du simulacre de l’hégémonie au simulacre de la démocratie. D’éviter qu’une domination qu’on avait vaincue ne resurgisse dans des habitudes complices installées par l’hégémonie dans notre manière de penser et d’entrer en relation » [1].
4Sur le second malentendu, je reprendrai ce que j’ai écrit il y a peu de temps. Penser la communication depuis la culture, c’est s’opposer à la pensée instrumentale qui a dominé le champ de la communication depuis sa naissance, et qui, aujourd’hui, s’auto-légitime avec l’appui de l’optimisme technologique, associé à l’expansion du concept d’information. Ce qui se produit maintenant, ce n’est donc pas un abandon du champ de la communication, mais sa déterritorialisation, un déplacement des sentiers qui le traversaient, de ses frontières, de ses voisinages et de sa topographie. Ce déplacement dessine une nouvelle carte des problèmes dans laquelle prennent place la question des sujets et les temporalités sociales (la trame de la modernité), comme les discontinuités, les transformations du monde sensible liées aux processus de construction des discours et des genres qui permettent la communication collective.
5Si nous mettons en avant ces malentendus, ce n’est pas pour les résoudre de manière académique, mais pour pouvoir passer de la question de la légitimité théorique du champ de la communication à une autre question, celle de sa légitimité intellectuelle. Il s’agit de faire que la communication soit un lieu stratégique depuis lequel on va penser la société, ce qui implique que le spécialiste en communication assume un rôle intellectuel (…). Faute de cet effort, le développement voire l’augmentation des recherches et leur niveau théorique peuvent se convertir aujourd’hui en un véritable alibi : ils nous permettent de masquer, derrière l’épaisseur et la densité de nos discours, notre impuissance à accompagner les processus en cours et notre démission morale.
6L’idée que le spécialiste en communication s’érige en intellectuel en scandalisera plus d’un. (…) Il y a une demande sociale de plus en plus nette de spécialistes en communication qui soient capables de faire face à ce que leur travail met en jeu, dans toute son importance, et aux contradictions qui traversent leurs pratiques. Car tel est bien le travail de base de l’intellectuel : lutter contre la pression de l’immédiat et le fétichisme de l’actualité en restituant l’actualité dans un contexte historique et en instaurant une distance critique qui permette aux autres de comprendre le sens et la valeur des changements que nous vivons.
7Face à la crise de la conscience publique et à la perte de poids social de certaines figures traditionnelles de l’intellectuel, il faut que les spécialistes en communication relèvent le défi et prennent conscience que c’est à travers la communication que se joue de manière décisive la survie de ce qui est public, de la société civile et de la démocratie. Sinon, nous devrions nous demander sérieusement dans quelle mesure l’enseignement de la communication dans nos universités ne contribue pas à former un nouveau type de monopole de l’information, aussi néfaste que celui qui concentre la propriété des médias dans quelques mains : la concentration du droit à la parole publique entre les mains d’experts en communication, c’est-à-dire la transformation de ce qui appartient à tous en profession de quelques-uns.
Une nouvelle configuration du champ
8Le champ des études de communication en Amérique latine s’est constitué à la rencontre de l’hégémonie du paradigme informationnel/instrumental (issu de la recherche nord américaine) et de celle de la critique idéologique de dénonciation (venue des sciences sociales latino-américaines). Le structuralisme sémiotique français va s’insérer entre ces deux hégémonies. Jusqu’à la fin des années 1960, le développement modernisateur [2] propage un modèle de société qui transforme la communication en avant-garde de la « diffusion des innovations » [3] et en moteur de la transformation sociale : une communication identifiée aux médias de masse, à leurs dispositifs technologiques, à leurs langages et à leurs savoirs propres. Du côté latino-américain, la Théorie de la Dépendance et la critique de l’impérialisme culturel vont souffrir d’un autre réductionnisme : celui qui, en dehors de la reproduction idéologique, dénie à la communication toute spécificité en termes d’espaces de processus et de pratiques de production symbolique. « En Amérique latine, la littérature sur les médias de masse se consacre à la démonstration de leur caractère indéniable d’instruments oligarchiques et impérialistes de pénétration idéologique, mais ne s’occupe quasiment pas d’observer comment leurs messages sont reçus, et quels en sont les effets concrets (…) » [4].
9Dans les années 1970, la combinaison de ces deux réductionnismes a produit une séparation dangereuse entre savoirs techniques et critique sociale, et une vraie schizophrénie entre les positions théoriques et les pratiques professionnelles. L’insertion des études de communication dans le champ des sciences sociales a permis, pendant ces années, de mettre en lumière la complicité des médias avec les processus de domination. Mais elle a aussi réduit l’étude des processus de communication à des généralités sur la reproduction sociale, en reléguant les technologies et leurs langages dans une irréductible extériorité, celle des machines et des instruments.
10Ni les apports de l’École de Francfort ni la sémiotique n’ont permis de sortir de cet amalgame. En effet on n’a lu, surtout dans les textes d’Adorno, que des arguments dénonçant la complicité intrinsèque alliant le développement technologique avec la raison marchande. Et en identifiant les formes du processus industriel aux logiques d’accumulation du capital, cette critique a légitimé une position de fuite : dans la mesure où la rationalité de la production était censée trouver sa fin dans celle du système, il n’y avait pas d’autre moyen d’échapper à la reproduction du système que d’être improductif. Interprétation qui se trouve justifiée dans le plus important de ses textes posthumes où il affirme que : « à l’ère de la communication de masses, l’art demeure honnête quand il ne participe pas à la communication » [5].
11Les apports de la sémiotique n’ont pas permis davantage de dépasser cette séparation. En passant de la théorie générale des discours aux pratiques d’analyse, les outils sémiotiques ont presque toujours servi à renforcer le paradigme idéologique : « la toute-puissance qu’on attribuait, dans la version fonctionnaliste, aux médias, on en est venu à la trouver dans l’idéologie, qui est devenue un dispositif totalisateur/intégrateur des discours. Le dispositif de l’effet (dans la version psychologico-mécaniste), comme le message ou le texte (dans la sémiotique structuraliste) finissaient par renvoyer le sens des processus de communication à une immanence vide du social sur laquelle il n’y a pas prise : soit la manipulation inévitable, soit la récupération fatale par le système » [6]. La recherche en communication, pendant ces années, n’a pas pu dépasser sa dépendance envers les « modèles instrumentaux » et ce que Mabel Piccini [7] a nommé « le renvoi systématique aux totalités », qui empêchait d’aborder la communication comme dimension constitutive de la culture et, par là même, de la production du social.
12Au milieu des années 1980, des changements radicaux reconfigurent les études de communication. Ils ne viennent pas seulement, ni principalement, de tensions internes au champ, mais d’un mouvement général qui marque les sciences sociales. La remise en question de la « raison instrumentale » ne va pas seulement concerner le modèle informationnel. Elle va aussi démontrer que son hégémonie constitue aussi l’horizon politique de l’idéologie marxiste. D’un autre côté, la globalisation et la « question transnationale » vont dépasser les possibilités théoriques de la théorie de l’impérialisme, et nous obliger à penser une nouvelle trame de territoires et d’acteurs, de contradictions et de conflits. Les déplacements mis en œuvre pour tenter de reconstruire, du point de vue de la méthode et des concepts, le champ de la communication viendront de l’expérience des mouvements sociaux, et aussi de la réflexion que mettent en forme les études culturelles (Cultural Studies). À cette époque, on commence à déplacer les sentiers qui traçaient la carte du champ de la communication : les frontières, les voisinages et les topographies ne sont ni les mêmes ni aussi clairs qu’à peine dix ans plus tôt. Le concept d’information, associé à l’innovation technologique, gagne en légitimité et en opérationnalité pendant que celui de communication se déplace et va gagner des champs voisins : la philosophie et l’herméneutique. La brèche entre l’optimisme technologique et le scepticisme politique s’élargit, en caricaturant le sens de la critique.
13En Amérique latine, ce déplacement des sentiers du champ se traduit par un nouveau mode de relation avec les sciences sociales [8] qui n’est exempt ni de rivalités ni de malentendus, mais se définit plus par des appropriations que par des récurrences de thèmes ou des emprunts méthodologiques: on analyse, à partir de la communication, des processus et des dimensions qui incorporent des savoirs historiques, anthropologiques, esthétiques. En même temps, la sociologie, l’anthropologie et les sciences politiques commencent à s’occuper, et de manière non marginale, des médias et des manières d’opérer des industries culturelles (…).
14Dans cette nouvelle perspective, industrie culturelle et communication de masse sont les noms de nouveaux processus de production et de circulation de la culture, qui correspondent non seulement à des innovations technologiques, mais aussi à de nouvelles formes de sensibilité. (…) La transdisciplinarité dans les études de communication ne signifie pas que l’on dissout leurs objets dans les disciplines sociales, mais que l’on construit des articulations (médiations et intertextualités) qui construisent leur spécificité [9]. Ce que ni la théorie de l’information, ni la sémiotique ne peuvent plus construire seules, bien qu’elles soient des disciplines fondatrices. Les recherches de pointe, en Amérique latine comme en Europe et aux États-Unis, présentent une convergence de plus en plus grande avec les études culturelles et leur capacité d’analyse des industries de la communication comme matrices de désorganisation et de réorganisation de l’expérience sociale, au carrefour des déterritorialisations qui marquent la globalisation, et des migrations, marquées par la fragmentation et la relocalisation de la vie en ville. Cette expérience abolit la séparation bien établie et légitimée qui identifiait massification des biens culturels et dégradation culturelle, et permettait à l’élite d’adhérer avec fascination à la modernité, tout en maintenant son refus de la démocratisation des publics et de la socialisation de la créativité (…).
La communication : centrale et contradictoire
15Ce nouveau point de vue implique plusieurs ruptures. La première doit se faire avec le « communicationnalisme », en entendant par là la tendance, encore forte, à définir la communication comme le lieu où l’humanité révélerait son essence la plus secrète. Ou bien, en termes sociologiques, avec l’idée que la communication constituerait le moteur et le contenu ultimes de l’interaction sociale. (…)
16Une seconde rupture doit se faire d’avec le médiacentrisme, posture qui résulte de la confusion entre communication et médias, que ce soit du point de vue du culturalisme macluhanien (pour lequel les médias font l’histoire), ou du point de vue de son contraire, l’idéologisme à la Althusser, qui fait des médias un simple appareil d’État. Pour l’un comme pour l’autre, comprendre la communication consiste à étudier comment les technologies ou les appareils fonctionnent, puisque ce sont eux qui font la communication, qui la déterminent et lui donnent sa forme. (…)
17Un troisième mouvement vient des mouvements alternatifs qui sortent de leur marginalité, et veulent croire en une communication « authentique », hors de la contamination technologico-mercantile des grands médias. La métaphysique de l’authenticité (ou de la pureté) croise le soupçon venu de l’École de Francfort, qui voit dans l’industrie un instrument grossier de déshumanisation et dans la technologie un allié obscur du capitalisme. Elle rencontre aussi un populisme nostalgique d’une communication, sous une forme essentielle, originaire, horizontale et participative, qui se conserverait bien cachée dans le peuple.
Les enjeux actuels des sciences de la communication
18Dans la sphère politique, ce que nous sommes en train de vivre n’est pas, comme le croient les plus pessimistes des prophètes millénaristes, la dissolution de la politique. C’est la reconfiguration des médiations selon lesquelles se constituent de nouveaux modes d’interpellation des sujets et de représentation des liens qui donnent sa cohésion à la société. Penser la politique depuis la communication signifie qu’on place au premier plan les ingrédients symboliques et imaginaires présents dans les processus de formation du pouvoir. (…) Dès lors, la communication et la culture deviennent bien plus que l’objet de politiques. Elles sont reconnues comme des champs fondamentaux de la bataille politique. Elles forment la scène stratégique qui exige que la politique récupère sa dimension symbolique (sa capacité à représenter le lien entre les citoyens, le sentiment d’appartenance à une communauté) pour affronter l’érosion de l’ordre collectif.
19Dans la sphère économique, la communication revêt deux figures. Selon la première, traditionnelle, elle véhicule l’information pour le marché. Le processus de circulation du capital nécessite une information permanente sur tous les phénomènes de la vie sociale qui peuvent influer sur ses flux et ses rythmes. Selon la seconde, post-industrielle, l’information est la matière première de la production, non seulement des marchandises, mais aussi de la vie sociale. En d’autres termes, l’économie devient in-formée, constituée par le mouvement de la nouvelle richesse que l’accumulation et l’organisation de l’information font circuler. Cela implique au moins trois nouveaux modes d’insertion et d’opération :
- l’information et la communication deviennent des champs prioritaires de l’accumulation ;
- les télécommunications, qui impulsent la reconversion industrielle et organisent la convergence entre supports et contenus, se transforment en espace d’intérêts préférentiels pour le capital ;
- l’internationalisation des réseaux d’information lance un défi aux savoirs configurés par les nouvelles formes de gestion privées et publiques.
20Bien que les Anciens aient intégré explicitement à la culture un aspect ludique, nous sommes plutôt les héritiers d’une tradition ascétique, qui a condamné l’otium comme le moment du vice, et d’une critique idéologique qui confond divertissement et évasion aliénante, surtout à partir de l’époque de ses massification et marchandisation par les industries culturelles. Il n’est pas facile aujourd’hui de distinguer, dans le soupçon qui marque le spectacle et le divertissement, ce qui relève de ce refus ascétique et ce qu’a introduit l’opposition idéaliste entre formes culturelles et formats industriels. Mais, à coup sûr, il n’est possible de réinscrire les pratiques de loisir dans la culture qu’à la double condition de critiquer leurs perversions, mais aussi de comprendre la double articulation qui relie dans nos sociétés les demandes et les dynamiques culturelles à la logique du marché, et qui, en même temps, imbrique l’attachement à certains formats, la fidélité à une mémoire et la survivance de genres, à partir desquels fonctionnent de nouvelles manières de percevoir, de raconter, de faire de la musique, de jouer avec les images.
21Nous touchons ainsi le fondement de cette scène de fin de la modernité, fondement du mouvement qui déterritorialise les identités et refonde le sens des temporalités. L’inscription de la communication dans la culture n’est plus un simple événement culturel, puisque l’économie comme la politique sont directement concernées par ce qui se passe. C’est ce que disent, de manière ambiguë mais certaine, des expressions comme « société de l’information » ou « culture politique ». C’est ce que, d’une manière encore plus obscure, mais tout aussi réelle, racontent les expériences quotidiennes des populations déracinées de nos villes.
22Tout cela pourrait se traduire par deux questions déterritorialisantes et déconcertantes. Comment avons-nous pu passer tant de temps à chercher à comprendre le sens des changements dans la communication, y compris ceux qui se produisent dans les médias, sans les raccrocher aux transformations du tissu collectif, à la réorganisation des formes de l’habitat, du travail et du loisir ? Est-il possible de transformer le « système de communication » sans prendre en compte sa dimension culturelle, et sans que les politiques ne cherchent à activer la compétence communicative et l’expérience créative des gens, c’est-à-dire les reconnaissent comme des sujets sociaux ?
Notes
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[1]
Canclini, N. G., Cultura y poder : ¿ dónde está la investigación ?, Mexico, ENAH, 1985, p. 16.
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[2]
Sunkel, O., Paz, P., El Subdesarrollo latino-americano y la teoría del desarrollo, Mexico, Siglo xxi, 1970.
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[3]
Sanchez Ruiz, E., « La crisis del modelo comunicativo de la modernización » in Requien por la modernización, Universidad de Guadalajara, 1986.
-
[4]
Nun, J., « El otro reduccionismo » in América Latina : ideologia y cultura, Costa Rica, Flacso, 1982.
-
[5]
Adorno, T., Teoría estética, Madrid, Taurus, 1980, p. 416.
-
[6]
Martin-Barbero, J., De los medios a las mediaciones. Comunicación, cultura y hegemonía, Barcelona, G. Gili, 1987, p. 122. Traduction, Des médias aux médiations, Paris, CNRS Éditions, 2002.
-
[7]
Piccini, M., La Imagen del tejedor : lenguajes y políticas de comunicación, Mexico, G. Gili, 1987, p. 16.
-
[8]
Martin-Barbero, J., « Euforia tecnológica y malestar en la teoría », Día-Logos de la Comunicación, n° 20, 1988 ; « Identidad, comunicación y modernidad », Contratexto, n° 4, Lima, 1989.
-
[9]
Fuentes, R., « La investigación de la comunicación : hacia la post-displiniriedad en las ciencias sociales », Medios y mediaciones, Mexico, Iteso, 1994.