1Il est de bon ton dans les milieux concernés d’évoquer la figure métaphorique du « fossé » pour décrire synthétiquement les relations entre le milieu A des relations publiques et de la communication d’entreprise comme pratique professionnelle et le milieu B de la communication d’organisation en tant que pratique de recherche universitaire.
2Les espaces de rencontres des chercheurs en communication d’organisation sont peu fréquentés par les professionnels de la communication d’entreprise. Réciproquement, peu de chercheurs en communication se rendent dans les lieux de rencontres des professionnels. Chaque groupe a dès lors créé ses propres lieux de socialité. De même, des associations et des réseaux autonomes les uns des autres se sont constitués aux niveaux européens et nationaux ou régionaux. Les professionnels déclarent fréquemment qu’ils perçoivent peu l’utilité ou l’intérêt de la recherche en communication menée au sein des équipes universitaires. Quant aux chercheurs, ils ne sont pas loin d’étiqueter les professionnels comme des salariés ou des mandataires à la solde du patronat ou de les percevoir comme des agents de légitimation de l’idéologie libérale. Ces données ont notamment été recueillies sur base d’investigations qualitatives auprès de professionnels [1] et de l’examen des thèmes traités lors de réunions de chercheurs en communication d’organisation. En les recoupant avec d’autres données, deux constats se dégagent :
- les professionnels posent un regard plutôt désabusé vis-à-vis de la recherche scientifique qu’ils considèrent comme très – voire trop – théorique et spéculative et se plaignent du caractère exclusivement académique de celle-ci ;
- beaucoup de chercheurs œuvrant au sein d’une institution scientifique se disent troublés face à l’utilisation managériale de la communication au profit d’intérêts spécifiques, surtout quand ces derniers sont de nature commerciale. Les témoignages de chercheurs juniors ou seniors concordent en ce sens.
La construction des relations publiques par les professionnels
3Éclairons brièvement d’abord la constitution du « champ professionnel des relations publiques ».
4C’est vers 1905 que naissent les RP lors de la publication de la déclaration des principes d’Ivy Lee (1877-1939), dans laquelle cet ancien agent de presse américain affirme la priorité de l’information en provenance des entreprises et la nécessité pour ces dernières de prendre en compte non seulement leur intérêt propre, mais aussi celui de leurs publics. Ivy Lee fera vite des émules autour de lui, dès lors que les dirigeants conseillés se rendront compte que non seulement leur image et celle de leur firme s’améliorent dans la presse et dans l’opinion publique, mais aussi que diminuent les conflits et les récriminations de tous types.
5Quelques années plus tard, grâce à sa bonne insertion dans les milieux universitaires et intellectuels de l’époque, Edwards L. Bernays (1891-1993) légitimera davantage l’idée selon laquelle les politiques de relations publiques permettent de trouver des solutions et sont la voie à suivre pour obtenir le soutien des publics « pour une activité, une cause, un mouvement ou une institution, en se servant de l’information, de la persuasion ou d’un terrain d’entente ». Il conférera en quelque sorte au domaine sa « solidité » en construisant les RP en tant que méthode de travail rigoureuse, discipline reliée aux sciences sociales et humaines – à la même époque se développent considérablement la sociologie et la psychologie –, solution préconisée par des consultants ou des praticiens avertis auprès des dirigeants ou des leaders, aide pour les promoteurs et défenseurs d’intérêts ou de causes. Il établit dès lors dans un même élan :
- causes et intérêts ;
- manières de les soutenir et de les propager dans le public et ;
- commanditaires solvables pour un travail professionnel de consultance et d’exécution.
6Au fur et à mesure que l’on avancera dans le xxe siècle, le travail professionnel de mise en relations publiques se diversifiera et les modes de communication que celui-ci mettra en place deviendront plus hétérogènes. Ainsi que le souligne l’Américain James Grunig, alors qu’un modèle unique assimilable à de la persuasion caractérise les débuts des RP, les professionnels ont progressivement donné plus de place au dialogue avec les audiences soit dans le bien exclusif des entreprises, soit dans celui plus vaste de l’ensemble de leurs publics. Toutefois, un certain nombre de constantes semblent perdurer. Selon celles-ci, les praticiens des RP reçoivent un mandat d’un commanditaire. Ce dernier est en général responsable de la définition des causes défendues, de l’évaluation des actions préconisées et de leur réalisation et du financement. C’est à lui que les praticiens sont censés rendre des comptes. Dans une majorité des cas, la communication d’entreprise est conçue par ce commanditaire comme une arme ou un atout concurrentiel. Le professionnel fournit essentiellement, sous forme de conseils ou d’outils de communication, une méthodologie d’action basée sur la recherche d’alliances.
7Alors que du temps de Bernays, l’aspect scientifique est fortement sollicité, dans l’optique actuelle, il se réduit davantage à quelques types d’intervention en général confiée à des institutions privées. Car dans le même temps où se sont affirmées les relations publiques, des instituts d’opinion publique et des agences d’études de marché se sont développés dans un environnement connu des commanditaires et des professionnels et ont acquis une légitimité par le déploiement de compétences capables de satisfaire les intérêts de la communication concurrentielle.
La construction scientifique de la communication d’organisation
8Il en va tout autrement de la recherche universitaire en communication des organisations, beaucoup plus récente et moins développée que les RP, insérée dans un environnement par nature aux frontières plus lâches. Qu’il s’agisse de frontières disciplinaires, de frontières établies par les objets du travail professionnel non sélectionnés a priori par un éventuel commanditaire extérieur (sauf dans le cas de la recherche appliquée) et donc moins précises ou de frontières méthodologiques toujours à la recherche d’ouverture et d’innovation.
9Si, dans un premier temps, la recherche descriptive de type monographique et la recherche appliquée semblent caractériser le travail du groupe B, très vite, à l’exception de quelques consultants et de responsables de centre d’études concurrentiels, les spécialistes de la recherche universitaire se mettent davantage en marge des problématiques des entités organisationnelles externes, à la recherche de leurs propres repères et créent aux niveaux universitaire et pluri-universitaire des réseaux de pairs capables d’expertiser les projets, les travaux et les progrès accomplis, allant jusqu’à déboucher sur une cartographie des sujets et des méthodes utilisées.
10À la figure-clef du commanditaire, en ce qui concerne le groupe A, correspond dès lors pour le groupe B, la hiérarchie universitaire : pairs et chercheurs seniors convoqués lors des soutenances de thèses et d’habilitations, des conférences et des congrès, ou consultés pour des publications. Une intrumentalisation plus lourde se constitue qui laisse peu de place aux liaisons avec les praticiens des RP et de la communication d’entreprise.
11Ainsi que l’explique Valérie Carayol, « si un certain nombre des premières recherches vers la fin des années 1980 pouvaient parfois sembler relever du conseil ou de l’expertise, cette tendance est aujourd’hui faiblement représentée. La légitimité du champ de recherche se construit sur une distanciation par rapport aux pratiques professionnelles et les paradigmes critiques se développent, marginalisant la recherche dite appliquée. Aujourd’hui ce champ de recherche est dynamique, plusieurs groupes de recherche publient sur ces questions et des colloques sont régulièrement organisés. Un réseau de chercheurs, au sein de la Société française des sciences de l’information et de la communication (Sfsic) s’est mis en place (Org & Co) qui valorise aussi la recherche dans ce domaine » [2].
12La recherche se présente dès lors dans une optique non ou moins concurrentielle (la compétition s’effectue davantage au niveau des chercheurs entre eux qu’au niveau des recommandations stratégiques), dans un terrain plutôt clos – le débat et l’échange inter et pluri-universitaires – et par rapport à une pluralité quasi-infinie d’objets, qui en fait la force ou la faiblesse. Le niveau méta est souvent encouragé : épistémologie de la discipline, relation avec les autres champs disciplinaires académiques, autocritiques par rapport à la position du chercheur …
13Les dynamiques mises en évidence dans les paragraphes précédents montrent que l’idée de césure ou de clivage – telle qu’elle est notamment révélée par la métaphore du fossé ou de la tension – occupe une position centrale dans la relation actuelle entre la recherche et la pratique professionnelle. L’attention principale des chercheurs en communication et celle des praticiens ne portent pas sur des groupes identiques. Bien au contraire, dans la dynamique actuelle et sur base d’un bref historique de la ou des « discipline », se perçoivent des logiques relationnelles fortement différenciées.
14Les chercheurs universitaires s’intéressent en priorité à leurs pairs et cherchent à se construire une identité scientifique en liaison avec une reconnaissance émanant du secteur. Les dispositifs mis en place leur servent à nouer des liens et à se présenter sous le regard des pairs, dans des moments et des lieux de confrontation qui portent sur les résultats, les méthodes, les questions de recherches, ainsi qu’au sein de réseaux de collaboration qui, à l’heure actuelle, s’étendent largement au-delà des frontières disciplinaires et géographiques.
15Si l’enjeu principal est de type scientifique – il s’agit de produire des recherches jugées valides et valables, susceptibles d’augmenter les parts de connaissance et de rendre intelligibles des phénomènes jusque-là cachés ou sous-jacents – il s’accompagne aussi d’un enjeu social dominant (constituer une communauté de chercheurs, s’y sentir intégré et motivé, aider à la dynamiser …), communautaire (savoir se comporter dans les espaces et les temps de la recherche collective et individuelle, se familiariser avec les approches des autres chercheurs, voire des autres disciplines, dans un domaine où les frontières ne sont pas totalement définies) et économique (parvenir à assurer un financement de la recherche, recruter et former des chercheurs juniors …). Tout en étant devenues relativement rares en milieu universitaire dans le domaine propre à la communication des organisations, seules les recherches véritablement commanditées indiquent un souci porté à la satisfaction de ceux qui les ont financées, tout en risquant par ce biais, dans les circonstances actuelles, d’être ravalées au rang des recherches dites « appliquées ».
16Réciproquement, le niveau opérationnel et instrumental de la communication est celui qui paraît davantage travaillé par les professionnels, dans une optique de rentabilité et de développement économique. Le lien de dépendance est plutôt étroit avec les commanditaires qu’il s’agit de convaincre et de comprendre ; l’effort intra-groupal est faible avec en corrélat des associations professionnelles faibles et de faibles légitimités extra-managériales. La souplesse à quitter le terrain de prédilection de l’action est réduite elle aussi : entreprise, secteur, type d’action ; en dehors de quelques voies nouvelles – communication de crise, responsabilité sociale des entreprises, … –, le travail se veut ritualisé et conventionnalisé. La mise en publicité du métier est en général réservée aux initiés : commanditaires eux-mêmes, vis-à-vis desquels une certaine opacité reste toutefois de bon ton [3], futurs collaborateurs et assistants, avec comme corollaire de faibles récolte et diffusion des données socio-graphiques sur le secteur de la communication d’entreprise et des relations publiques et là aussi, un esprit professionnel compétitif.
Corrélats et ouvertures
17Il existe peu d’interfaces entre les milieux A et B parce que chacun vit ses parcours professionnels séparément (entrée, développement, progression dans le domaine), braque les yeux sur d’autres entités sociales (commanditaires de l’action versus pairs de la recherche) et construit largement son secteur indépendamment du secteur construit par l’autre.
18En tant que « disciplines », les relations publiques ne sont pas construites de la même manière par les milieux professionnels et par les milieux scientifiques ni dans leur processus de constitution, ni dans le contenu des définitions proposées, les uns envisageant les RP en tant que soutiens et les autres les présentant en tant que rites. Bon nombre de professionnels ont peine à se figurer l’importance des relations de pouvoir, des rituels ou des phénomènes cognitifs au sein de leurs actions. Bon nombre d’universitaires ont du mal à repérer les éléments de soutien à des causes dans des opérations qu’ils estiment d’(auto-)promotion ou de valorisation commerciale. Chercheurs et professionnels sont tous deux confrontés à des difficultés d’appropriation et d’assimilation du travail de l’autre groupe.
19Il existe également peu d’interfaces institutionnalisées entre les milieux A et B, parce que ces derniers n’en ressentent pas le besoin et ne dégagent pas de moyens en ce sens (hommes, documentalistes, finances). Ainsi s’explique la quasi-absence d’information sur ce domaine au profit d’un modèle qui favorise l’initiation, la cooptation, le parrainage. Ainsi s’explique peut-être aussi le désintérêt des pouvoirs publics aux yeux desquels l’ensemble du secteur paraît relever de l’économie de marché et le peu de contrôle des milieux médiatiques, guère habilités à évaluer les actions entreprises et à identifier les modes de communication corporate.
20Comment expliquer à la fois cette tension et ce gap entre milieux A et B étymologiquement liés, et cette rupture avec les autres grands agents du monde contemporain ?
21Faut-il en chercher la raison dans le fait que les objets façonnés par les professionnels et par les chercheurs universitaires semblent échapper à la catégorie des objets de culture et de civilisation, d’échange et de socialisation, de relation et de lien social ?
22Pourquoi le design, la publicité, certaines formes de marketing et de relations commerciales sont-ils davantage perçus en termes d’enjeux de société et d’enjeux culturels ? Pourquoi la communication d’organisation et la communication d’entreprise échappent-elles à ce regard et à ce contrôle généralisé dont elles auraient besoin ? Pourquoi existe-t-il (très) peu « d’éducation aux relations publiques », comme si elles allaient de soi, étaient un ingrédient fixe et répétitif inséparable de la vie d’aujourd’hui, incontestable et incontesté, dans une société qui se dit « de relations publiques généralisées » (Bernard Miège) sans que cela n’entraîne de réflexion sur ses prouesses et sur ses limites ?
23Alors que la publicité et les objets de consommation sont devenus petit à petit l’objet d’évaluations diverses et de débats, la communication d’organisation, si profondément ancrée dans les comportements, semble être allée dans l’autre sens et paraît être devenue ou restée un appendice jugé non signifiant à la fois pour les milieux extérieurs et pour les milieux directement concernés : les routines professionnelles et les routines universitaires ne demanderaient-elles pas d’être davantage secouées ?
24Qui le fera ? Qui pourra donner aux objets ainsi construits suffisamment d’épaisseur pour qu’ils soient jugés non seulement à l’aulne de leurs « évaluateurs professionnels », commanditaires ou chercheurs seniors, mais aussi par des procédures d’évaluation davantage sociales et davantage culturelles ?
Éléments de conclusion
25Les éléments de réponse à ces diverses questions semblent résider dans le rapprochement des deux milieux considérés. Le présent article a montré que le modèle de la séparation s’est construit de façon historique : la tension entre A et B n’est pas un phénomène intrinsèque à l’objet : elle dépend des modes et des contextes de travail instaurés, des logiques relationnelles et des cultures internes propres aux deux catégories professionnelles. Les modalités historiques de construction ont privilégié des espaces relationnels singuliers, dans des contextes très spécifiques, avec des enjeux économiques, sociaux et scientifiques propres.
26Il n’est pas du tout exclu que les deux groupes puissent, dans un avenir plus ou moins proche, s’accorder sur une représentation commune, ce qui leur permettrait simultanément de conserver leur spécificité propre et d’envisager un réseau relationnel renforcé entre eux.
27En effet, une alliance nouvelle entre chercheurs et professionnels, sur un terrain d’entente commun, pourrait déboucher sur une visibilité et une clarification accrues du rôle culturel, cognitif, relationnel et éducatif joué par les actions de communication menées au sein ou à partir des organisations. Ces dernières seraient, dans cette optique, considérées non seulement comme des « lieux de productions d’objets », mais aussi comme des « lieux producteurs de sociabilité et d’esprit » (Renaud Sainsaulieu), voire de civilité et de civilisation.
28Devront ainsi changer non seulement les relations entre les professionnels et les chercheurs, mais aussi les modes de communication entre ces deux groupes et le reste de la société. La communication (d’organisation) n’est-elle pas à ce point importante qu’elle ne peut rester le privilège exclusif des praticiens et des managers, ni même des chercheurs universitaires ?
29« Les organisations ont des choses à dire, nous vous aiderons à les comprendre » : ce slogan récemment imaginé par quelques étudiants dans un exercice de relations publiques me semble présenter l’avantage d’être biface, s’appliquant tout aussi bien au travail des professionnels qu’aux analyses des chercheurs. À condition bien sûr de donner à la communication d’entreprise une forte dimension de production culturelle. Parmi les avantages escomptés figure non seulement l’augmentation du niveau de lucidité respectif des deux groupes face à leur propre travail, et donc de leur faculté d’(auto-)critique, mais également un accroissement de leur lisibilité et une diminution importante de leur opacité aux yeux de l’ensemble de leurs publics.
Notes
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[1]
Il s’agit d’entretiens menés dans le cadre d’un séminaire de 2e cycle universitaire en communication et information de l’UCL.
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[2]
La même observation semble pouvoir être menée au niveau de l’ensemble des pays européens. Les travaux du symposium international de relations publiques, de communication d’entreprise et d’affaires publiques, qui se tient à Bled, en Slovénie, annuellement depuis 1994, indiquent une évolution comparable.
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[3]
Voir à ce propos les travaux de Jacques Girin, sur le système de l’agence.