CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pendant des millénaires, l’humanité vécut au rythme des transhumances saisonnières, parfois, sous certains climats et si la nourriture du bétail l’exigeait, en complet nomadisme, sans aire géographique permanente. Comme le montre J.-J. Rousseau, dans Le Contrat social, une autre forme de socialisation naît avec l’appropriation et la délimitation de territoires pour les agriculteurs ; débutent aussi les premières et durables querelles frontalières autour du droit de propriété, plaisamment raillé par Jean de la Fontaine : « la raison du plus fort est toujours la meilleure ». Sensiblement à la même époque, le philosophe Spinoza remarquait que « toute délimitation est aussi une négation ». Ainsi les termes de frontières, de bordures (borders en anglais), de rives, etc. contiennent chacun l’implication d’un autre côté, d’un ailleurs, d’une différence. La dissociation est inhérente à l’agrégation, qu’il s’agisse de communautés villageoises, de clans, de tribus, de nations, d’où l’importance accordée aux rites d’initiation (intégration) mais corrélativement aux modalités d’exclusion : bannissement, reconduction à la frontière, perte des droits ... parfois peine de mort pour l’étranger qui a violé le territoire ou y a pénétré sans autorisation.

2Les communautés scientifiques n’échappent pas à ces dispositifs « d’association ». Chaque société savante se dote de critères avant de recruter un nouvel adhérent, s’assure de sa compétence et de son efficience. Il faut se présenter muni de ses « lettres d’accréditation », parfois s’acquitter d’un droit d’entrée. Le Moyen-Âge, avec ses corporations, ses ordres (Templiers), mais aussi ses ligues (hanséatique par exemple) regorge de modèles de gestion du territoire ou de l’activité légitime, tout en autorisant le commerce, l’échange, la communication. Les savants de l’époque, en cas de « transgression » sous peine d’abjurer, risquaient (au mieux), le non imprimatur, l’exil, l’incarcération, le bûcher … Non, la recherche de la connaissance, déjà, n’était pas un fleuve tranquille.

3Qu’en est-il, de nos jours, pour les disciplines des sciences sociales et humaines ? Dans certains cas, il est aisé de délimiter les champs, par période historique, par aire géographique, par domaine du droit (privé, public) ou de la sociologie (famille, religion, travail). À leur origine, les Sciences de l’information et de la communication se définissaient selon les objets étudiés : l’écrit, l’audiovisuel, l’informatique. Mais très rapidement apparaissent d’autres lignes de partage : la méthodologie emprunte à d’autres disciplines plus anciennes (psychanalyse, dimension historique, sociologie, anthropologie …). Les problématiques se réfèrent à des courants de pensée (des idéologies au sens noble de Mannheim) radicalement différents : marxisme avec l’attention portée aux mécanismes économiques, fonctionnalisme postulant l’équilibre harmonieux entre offre et demande (uses and gratifications) ; structuralisme englobant l’ensemble des phénomènes dans l’unité d’un texte … Il faudra attendre d’autres emprunts à des disciplines plus éloignées (philosophie, mathématiques) pour arriver à « déconstruire », à percer les mystères de la complexité, à reconnaître l’intérêt de l’interdisciplinarité.

4Tout ceci ne va pas sans risques de perte de repères. Soucieuse de son identité, chaque discipline, au fil du temps, façonne l’édifice de sa légitimité, trace soigneusement les frontières avec les « intruses ». Ses armes sont la non-reconnaissance des travaux « illégitimes », le mépris et le sarcasme pour celui qui s’égare loin des grandes allées de l’orthodoxie, l’exil (volontaire) parfois vers une autre section académique.

5Ces querelles frontalières ne vont pas sans engendrer des souffrances. Qu’advient-il en d’autres aires culturelles ? Un regard, forcément rapide, sur les États-Unis montre plus de libéralisme et plus d’influence de la chasse aux crédits et contrats. L’influence des anthropologues est considérable sur la recherche en sciences sociales. Dans les années 1980, Mead, Bastide, Levi-Strauss sont convoqués pour constituer des ensembles culturels artificiels, à grand renfort d’appariements, et similitudes. Chacun se spécialise assez rapidement sur telle ou telle aire culturelle (chaque grande université s’arrogeant telle aire). Mais les « objets » ainsi construits se dérobent : flous, peu durables, contestés de l’intérieur (par exemple le noyau « Moyen-Orient » ne recoupe pas le monde arabo-musulman …). Sur ces premiers découpages de territoires de recherche viennent se greffer des incitations externes, liées à la pédagogie (intégration des immigrés), offre de contrats policy oriented : la recherche est pilotée par l’amont, avance sans se soucier de légitimité comme nous faisons dans le vieux monde.

6Le fonctionnalisme (exemple, David Lerner) a régné pendant deux décennies. Mais, à la différence de la France, la compétence en recherche attestée par la thèse s’étendait à tout domaine de recherche concernant le pays d’origine du chercheur, mais aussi à la population concernée par la recherche : ethnie, quartiers, immigrés, etc. On passe progressivement des aires culturelles aux Cultural Studies, avec valorisation du « capital humain », force des États-Unis, expression qui intègre à la fois les économistes et les stratèges, avec valorisation des diversités culturelles. Mais tout ceci s’écroulera avec la guerre au Vietnam, suivie d’autres conflits, sources de désenchantement et d’une ferme reprise du thème de l’unité.

7Il n’empêche, pendant près de trente ans, on voit la mise en cause de la formation par telle ou telle discipline, au nom de l’interdisciplinarité ou plutôt de l’antidisciplinarité, l’accent mis sur un champ ou un objet d’étude, de façon très empirique.

8Il n’est pas sans intérêt de rappeler que dans les pays scandinaves, la recherche en communication puise sans vergogne chez des auteurs allemands, anglo-saxons, parfois français (Foucault, Bourdieu) mais n’appartenant pas à la discipline. Foin donc des frontières et des appartenances officielles. Dans d’autres pays, comme le Brésil, les frontières disciplinaires s’ouvrent tour à tour à des théoriciens français, puis nord-américains, finalement (actuellement) à une production endogène, fortement liée au contexte économique et social.

9Les modifications de l’encadrement de la recherche en France préfigurent une situation proche des États-Unis. La recherche, vitale, de contrats fait passer au second plan l’appartenance disciplinaire ou même la spécialisation du laboratoire. Le Sida, l’environnement, pour ne citer que des appels d’offre richement dotés, ont « suscité-mobilisé » des infléchissements par rapport à la formation d’origine des soumissionnaires.

10À cette pression d’ordre financier vient s’ajouter l’influence croissante des métiers et professions liés à la communication. Dans le secteur de l’information scientifique et technique (hors métiers du journalisme), la formation initiale ne se préoccupe guère des grands courants théoriques, mais oblige à une confrontation permanente à la clientèle, aux lois du marché : il faut produire (forme et contenu) ce qui sera rapidement utilisé par un large public. Apparaissent de nouveaux commanditaires, les responsables politiques, à l’échelle du territoire régional, voire local. Ils sont friands d’études menées en quelques semaines, de résultats rapidement obtenus, peu soucieux de considérations de problématique, de posture ou d’argumentation ! C’est dans ce vaste champ que des recettes empiriques, issues du marketing, de la publicité (par exemple, les travaux sur les socio-styles), la volonté d’innover, la capacité de « créer un événement » sont l’essentiel d’une formation où l’apprentissage des nouvelles technologies détermine les expériences à mener, les actions à entreprendre. S’agit-il encore de communication ?

11Pour reprendre la métaphore initiale, l’on s’aperçoit qu’à l’heure de la mondialisation se (re)constituent de grands empires qui n’avouent pas leur nom. Au sein de ces empires, peu ou pas de frontières, mais une veille attentive contre d’éventuels « étrangers ». Les grandes communautés scientifiques, comme aux États-Unis, peut-être même dans le monde anglo-saxon dans son ensemble s’avèrent plus soucieuses d’action et de résultats que de réflexions sur « la construction de l’objet scientifique ». Cette interrogation identitaire serait donc l’apanage, désuet, de vieux pays comme la France ou l’Allemagne. Pas de querelles frontalières dans un univers pacifié, où débats et controverses ont certes cours, mais sans enjeux autres que d’approfondir les connaissances. Village planétaire dont rêvait McLuhan.

12Précieux, toutefois, le souvenir de la genèse d’une discipline, de son évolution toujours en cours, de ses lacunes dans la compréhension du monde contemporain. Ce recul, cette distance que favorise la « cartographie des disciplines » permet au chercheur d’éclairer le présent. Ils seront aussi une arme à l’heure où l’évolution démographique et les courants migratoires, font surgir au premier plan la difficulté de gestion de villes multiculturelles, de la coexistence de plusieurs communautés fortes. Le travail en commun, interdisciplinaire, sera indispensable pour bâtir une société de communication, dans le respect des diversités ethniques, linguistiques, culturelles.

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La biologie se comprend en termes d’échanges entre le dedans et le dehors, soi et les autres ; mais toute croissance implique une assimilation d’éléments extérieurs. Les querelles frontalières entre disciplines sont l’équivalent des crises de croissance : phénomènes inévitables, douloureux, mais source de métamorphoses.

Mots-clés

  • frontière
  • exclusion
  • pression économique
  • droit à la différence
Anne-Marie Laulan
Université de Bordeaux 3
Anne-Marie Laulan, président d’honneur de la Société française des sciences de l’information et de la communication (Sfsic). Professeur émérite de sociologie à l’université de Bordeaux 3. Spécialiste des relations entre identités culturelles et modernisation.
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9434
Pour citer cet article
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