1La Crise du « SRAS » [1] a eu d’importantes répercussions sur l’économie, la politique et la société chinoises. Sans y voir un « Tchernobyl à la chinoise », force est de constater que le traitement de cette situation d’urgence par les autorités a suscité nombre d’interrogations, en Chine même et à l’étranger, sur le caractère responsable de la puissance étatique chinoise. Sommes-nous pour autant à l’aube d’une inflexion plus politique du chantier des réformes économiques entamé il y a 25 ans ?
2À l’origine du manquement aux responsabilités, l’on retrouve la question de la liberté d’information, puisque le semblant de transparence dont fait preuve le gouvernement de Pékin depuis le 20 avril 2003 n’est intervenu qu’après six mois de mensonge et de dissimulation, la rhétorique officielle martelant sans fléchir jusqu’à cette date que « la situation [était] sous contrôle ». Sans les pressions extérieures, de la presse chinoise de Hong Kong à la presse internationale, en passant par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), sans le courage d’un certain nombre de médecins locaux, pour qui l’impératif de santé publique rendait chaque jour ce déni de réalité plus dangereux, il apparaît évident que le Parti communiste chinois n’aurait pas été amené à « communiquer », au sens le plus marketing du terme, sans même parler d’informer, comme il le fait aujourd’hui. Il faut d’ailleurs insister ici sur le rôle cardinal qu’a joué l’ancienne colonie britannique : la malchance de Hong Kong a été la chance de la population chinoise et du reste du monde, précisément parce que la liberté d’expression y est — encore — préservée.
3Il apparaît par conséquent essentiel de s’interroger sur les carences de l’information en Chine, et tout particulièrement sur la place des moyens de communication et d’information modernes tout au long de cette crise, lesquels, pour n’avoir pas totalement brillé par leur absence, notamment s’agissant de la téléphonie, n’ont absolument pas rempli le rôle « alternatif » qu’on leur prête trop souvent. S’il n’y a pas vraiment lieu de s’en étonner, il semble néanmoins utile de rappeler le contexte politiquement corseté dans lequel « surfent » près de 70 millions d’internautes chinois, d’envisager les contradictions qui se posent entre « communication » et « information », et de montrer en quoi l’habilité toute pragmatique du gouvernement chinois a été de ne faire des concessions d’ouverture que là où sa légitimité ne pouvait être menacée et de travestir son action de propagande par de subtiles — et modernes — artifices. En dernière analyse, ce ripolinage de la propagande répond autant à une exigence de modernité du leurre qu’il résulte du leurre de la modernité [2].
Tentation panoptique et expressions intersticielles de la liberté
4L’information sur les autoroutes chinoises de l’information demeure aujourd’hui encore extrêmement contrôlée [3], en amont par les restrictions imposées aux supports et les dispositions réglementaires, et en aval par les sanctions. Cette mise en coupe réglée de l’Internet, qui ne bénéficie au mieux que d’une « liberté sous surveillance », explique largement le manque de réactivité du médium à la crise du SRAS.
5Tout d’abord, du côté de la connectivité internationale, les limites imposées sont avant tout politiques. Sur la base d’informations éparses, l’on sait depuis longtemps que certains sites étrangers sont en permanence ou occasionnellement inaccessibles de Chine. Les sites des grands organes de presse anglo-saxons (Washington Post, Herarld Tribune, CNN, BBC, etc.) ainsi que les sites d’organisations étrangères s’intéressant à des sujets jugés politiquement sensibles — Tibet, Taiwan, Falungong, droits de l’homme en Chine, dissidence, etc. — sont les cibles privilégiées de ces blocages d’accès. La récente étude produite par une équipe de recherche de la Harvard Law School [4] dirigée par Jonathan Zittrain et Benjamin Edelman apporte une confirmation sans appel de cette pratique, puisque sur les 200000 sites Web dont ils ont simulé l’accès à partir de Chine de mai à novembre 2002, 50 000 étaient d’une façon ou d’une autre interdits d’accès (au moins une fois et en un lieu unique) et quelque 19 000 étaient interdits d’accès en plusieurs endroits et à diverses reprises, alors qu’ils étaient dans le même temps accessibles aux États-Unis. Outre les sites évoqués plus haut, plusieurs pourvoyeurs de contenu liés à l’éducation et, précisément, au domaine de la santé sont régulièrement bloqués [5].
6Le filtrage des données disponibles sur l’Internet chinois, aussi bien sur le Web que sur les forums de discussion, est également pratique courante en Chine. Tous les sites commerciaux chinois pourvoyeurs d’informations ou « d’espaces publics d’expression » la pratiquent. Les cybercafés eux-mêmes sont censés installer des logiciels qui mémorisent l’activité d’utilisateurs qui doivent auparavant donner une preuve d’identité aux gérants des établissements. Les grandes campagnes de remise en ordre des cybercafés du printemps 2001, du printemps et de l’été 2002, semblent avoir d’ailleurs largement porté leurs fruits dans ce domaine puisque ne subsistent effectivement en Chine que les cybercafés s’étant conformés à des réglementations draconiennes en matière de sécurité et d’administration. Les méthodes de filtrage sont d’autant mieux connues que la technologie utilisée a été « vendue » par de grandes sociétés étrangères, comme Cisco Systems (américaine) ou Global One (une joint venture de Sprint, France Telecom et Deutsche Telekom), qui en ont consciemment ignoré l’usage final [6]. L’existence des « renifleurs de paquets de données » qui permettent d’identifier les sites étrangers « subversifs », de filtres d’e-mails et des « grands inquisiteurs » (big mamas) utilisés sur les forums de discussion est aujourd’hui largement avérée et a même été directement reconnue par les autorités chinoises lorsque, en octobre 2002, un journal pékinois s’est fait l’écho de « fuites » défaillantes dans certains systèmes de filtrage [7]. Une enquête récente de Reporters sans frontières réalisée avec l’aide d’une journaliste chinoise de la BBC a également très bien montré que les forums de discussion hébergés par les grands portails chinois — [sina.com.cn, sohu.com, yahoo.com.cn] ou [tom.com] — étaient l’objet de l’attention continue des censeurs [8].
7Plusieurs dispositions réglementaires complètent le dispositif de contrôle. Elles s’adressent autant aux utilisateurs qu’aux pourvoyeurs d’accès et de contenu. Il serait trop long de retracer ici toute l’histoire de ces textes, dont les premiers remontent à février 1996. Retenons simplement que les plus importants d’entre eux sont : l’arrêté sur la gestion des contenus sur l’Internet, adopté en septembre 2000 par le Conseil des affaires de l’État, lequel interdit aux pourvoyeurs de contenu — leur en imputant ainsi la responsabilité — la dissémination d’informations que le gouvernement juge dommageables et « malsaines » et le règlement sur les services d’information sur l’Internet, promulgué en novembre 2000, qui définit les contenus prohibés sur les forums de discussion et les sites d’information chinois et restreint la diffusion d’information provenant des médias étrangers (en somme, toutes les informations pouvant entrer dans la catégorie large et floue du « secret d’État »). Par ailleurs, depuis l’été 2001, tous les usages déviants de l’Internet ont fait l’objet d’une « criminalisation », puisqu’ils ont été mis en conformité avec les articles du code pénal se rapportant aux « crimes mettant en danger la sécurité nationale ». D’autre dispositions au statut légal plus ambigu sont également en vigueur, comme la charte de bonne conduite et d’autodiscipline imposée, en mars 2002, par l’Association chinoise de l’Internet aux grands portails d’information et aux moteurs de recherche — 130 signataires dont Yahoo ! Chine.
8Enfin, les contrevenants à ces réglementations s’exposent à de graves sanctions. Selon l’organisation américaine Digital Freedom Network, quelque 34 personnes sont ou ont été emprisonnées pour des « crimes » liés à un usage dissident de l’Internet depuis janvier 2000 [9]. Si ce nombre ne paraît pas très élevé — mais les cas sont loin d’être tous recensés et, en matière de liberté, il suffit d’un cas de restriction pour qu’il mérite d’être dénoncé —, les « crimes » retenus contre les impétrants sont révélateurs de la largesse d’esprit du gouvernement chinois en matière de définition de la dissémination de secrets d’État et de la subversion : la détention préventive et de lourdes peines s’appliquent aussi bien à la personne ayant fait circuler des adresses e-mail chinoises sur les sites de la dissidence qu’à l’animateur d’un site jugé subversif ou au signataire d’une pétition en ligne réclamant la relaxe de certaines restrictions… et à celui qui manifeste ensuite sa désapprobation lorsqu’il apprend qu’un internaute a été placé en détention pour avoir signé cette pétition !
9Le cas de Huang Qi, arrêté le 3 juin 2000, est particulièrement intéressant et vient de connaître son développement final puisque ce webmestre de Chengdu, dans la province du Sichuan, a été condamné en mai 2003 à cinq ans de prison pour subversion. Son site, www.6-4tianwang.com (en référence à la répression du 4 juin 1989), se composait de forums d’appels à personnes disparues et, plus « grave », avait osé reproduire des articles en chinois réclamant la révision du jugement officiel des évènements de mai-juin 1989 [10]. Huang Qi fut inculpé en vertu des articles 103 et 105 du Code pénal, le premier article concernant « l’organisation, le complot ou tout autre acte, et l’incitation visant à diviser le pays ou à saper l’unification nationale », le second « l’organisation, le complot ou tout autre acte, et l’incitation visant à subvertir le pouvoir politique de l’État et à renverser le système socialiste ». Si « l’organisation, le complot ou tout autre acte » sont assortis des peines les plus lourdes (de trois ans à l’emprisonnement à perpétuité selon le degré de responsabilité), la simple « incitation » est sanctionnée par une peine d’un « maximum de cinq ans d’emprisonnement ferme, de détention pénale, de contrôle ou de privation des droits politiques », à l’exception « des chefs et de ceux dont le crime est jugé grave » qui encourent un « minimum » de cinq ans d’emprisonnement sans remise de peine. C’est à n’en pas douter ce même article 105 qui pourra être invoqué lors de l’inculpation des quelques 107 personnes arrêtées en mai dernier dans 17 provinces pour avoir fait circuler de fausses rumeurs sur le SRAS par messages téléphoniques ou sur l’Internet [11].
10On le voit, l’architecture du contrôle de l’Internet en Chine ne permet au mieux qu’une expression intersticielle et furtive de la liberté d’expression. Seuls les plus aguerris peuvent tourner la censure et au risque d’en payer très chèrement le prix. L’efficience du contrôle, par les règlements et leur mise en application, n’est pas simplement l’expression d’un réel pouvoir, mais permet également, pour reprendre une formule foucaltienne, de prendre en compte l’existence singulière des individus, imposant une « contrainte continue et minutieuse des prescriptions », sanctionnant la pratique individuelle, si bien que la censure exercée par les autorités publiques génère dans son sillage l’autre grand terme de cette perspective panoptique : l’autocensure préventive pratiquée par les opérateurs commerciaux chinois… et les utilisateurs.
Texto versus Internet
11Globalement, l’Internet a été soumis aux mêmes restrictions que la presse écrite s’agissant de la crise du SRAS et astreint à la conformité exigée par les organes de propagande du Parti communiste chinois. À l’exception de la petite fenêtre de floraison d’une relative liberté virtuelle entre les 4 et 17 avril, période d’hésitation au cours de laquelle la nouvelle équipe dirigeante emmenée par le président Hu Jintao et le Premier ministre Wen Jiabao s’apprêtait à lancer sa campagne nationale de lutte contre le mensonge et l’épidémie, seule la circulation de messages subversifs par téléphonie mobile, les fameux textos ont véritablement surpris le gouvernement chinois et les observateurs étrangers, par leur volume et la liberté de ton qu’ils affichaient. Tout naturellement, dans un contexte de désinformation totale et parce que l’épidémie de SRAS a d’abord eu pour principal foyer la province méridionale riche du Guangdong, puis Pékin, les échanges de textos ont été particulièrement importants en volume, puisque c’est là que l’on trouve les plus forts taux d’équipement en téléphonie mobile, avec des taux de pénétration dépassant les 60 %, c’est-à-dire proches de la plupart des pays développés.
12Pourtant, autant les messages postés que la nature du médium doivent nous conduire à la plus grande prudence s’agissant de la place de ce moyen de communication amené à jouer un rôle de substitution pour lequel il n’a a priori aucune vocation. En effet, communication ne veut pas dire information et si l’on veut bien admettre que les échanges de textos façonnent de nouveaux types de sociabilité, ils demeurent un outil de communication interpersonnelle, privée, bénéficiant juste d’une immédiateté, d’une capacité de dispersion et d’une portabilité inégalées. En dehors de cette sphère privée élargie, il n’y a absolument pas de hiérarchie ni de valeur intrinsèque de l’information. La preuve en est que si les échanges massifs de textos dans le Guangdong [12] en février ont conduit à des mouvements de foules se ruant sur la pharmacopée chinoise ou le vinaigre pour combattre la maladie inconnue et inavouable, ils n’ont pas pour autant précipité à eux-seuls une prise de conscience nationale. S’agissant du contenu, cela s’est encore vérifié à Pékin en avril, les fausses rumeurs l’emportaient largement sur les vraies et pour quelques messages incisifs à l’égard des autorités, la plupart se contentait de rapporter des cas de SRAS avérés ou non. La fuite des Pékinois de souche ou d’adoption vers la campagne a certainement été accélérée par l’échange de textos, notamment lorsque ceux-ci annonçaient que l’armée chinoise allait « bombarder la capitale d’insecticide » ou que le gouvernement s’apprêtait à y imposer la loi martiale, mais en aucune façon, et ce n’est pas là leur vocation, n’ont-ils conduit à la mobilisation de manifestants défiant les hiérarques de Zhongnanhai, le Kremlin chinois, dans des rues devenues désertes. S’agissant du seuil de tolérance manifesté par le gouvernement face à ces rumeurs génératrices de « désordres sociaux », l’on peut sans conteste affirmer que tout est question de degré et que la surprise passée, la reprise en main se devait d’être dure.
13L’autre grande raison qui permet d’expliquer la relative tolérance initiale des autorités publiques à l’égard des échanges frénétiques de textos est d’ordre économique. Tous les opérateurs de téléphonie — tous étatiques — offrent de tels services. Et cela mérite d’être souligné, puisque les deux opérateurs de téléphonie fixe, China Telecom et China Netcom, sont censés se concentrer exclusivement sur le filaire et agissent donc dans ce domaine dans la plus entière illégalité. Il n’en demeure pas moins que ces deux sociétés représentent aujourd’hui, notamment grâce aux textos, quelque 6% du marché mobile en Chine (18). Les textos et leurs revenus, bien que modestes et tirant effectivement les prix vers le bas, sont à présent conçus comme une arme stratégique dans un contexte de concurrence féroce et de guerre des prix. S’ils ne constituent certes pas l’antidote idéal à l’érosion du revenu par utilisateur, ils sont un outil indispensable dans la bataille pour les parts de marché : avec 95 millions de textos échangés en 2002, les revenus ont été multipliés par quatre par rapport à 2001 et sont passés à 6 milliards de yuans, alors que dans le même temps les revenus globaux provenant de la téléphonie mobile n’augmentaient que de 19% et que le revenu par utilisateur baissait pour sa part de 19%.
14La surprise passée, la mesure du danger des rumeurs — vraies et fausses — prise et la perspective d’une perte de revenus acceptée, le gouvernement chinois s’est rapidement donné les moyens de réduire son seuil de tolérance, car pour n’être pas de l’information, les nombreuses « rumeurs » véhiculées par les textos contrariaient la nouvelle donne d’une mobilisation nationale dans la lutte contre le SRAS : nous avons indiqué plus haut qu’il y avait eu, pour les seuls mois d’avril et mai, plus d’une centaine d’arrestations directement liées à la circulation de rumeurs ; un technicien ayant participé à l’élaboration d’une nouvelle méthode de filtrage a confié que China Mobile et China Unicom singularisaient les abonnés envoyant plus de 100 messages par heure et que ces messages, ainsi que tous leurs destinataires, pouvaient être lus en moins de 15 minutes par les autorités [13].
Les travestissements de la propagande
15Avec la décision de prendre enfin en compte la réalité, suite à la réunion extraordinaire du Comité permanent du Bureau politique, le 17 avril, au cours de laquelle le président Hu Jintao acceptait de reconnaître que le gouvernement avait menti et inversait la tendance pour mobiliser le Parti dans un combat de front uni contre l’épidémie menaçant la capitale et la nation toute entière, les premières mesures adoptées par le gouvernement furent particulièrement vigoureuses. Sur le front de la « communication », cela se traduisit tout d’abord par une grande conférence de presse organisée par le Bureau d’information du Conseil des affaires de l’État, le 20 avril, durant laquelle le vice-ministre de la santé Gao Qiang, en l’absence du ministre, révisa brutalement le bilan des cas de SRAS à la hausse (plus de 300 cas à Pékin), qualifia la situation de « sérieuse et préoccupante » — au point d’en annuler la traditionnelle et profitable semaine de vacances du 1er mai — et accepta de répondre, de façon claire, aux questions quelque peu embarrassantes posées par les journalistes chinois et étrangers présents dans la salle. Quelques heures après seulement, l’on apprenait que le ministre de la santé, Zhang Wenkang, pourtant un proche de Jiang Zemin, le président sortant, et le maire de Pékin, Meng Xuenong, étaient « démissionnés » de leur poste en raison de leur défaillance dans la gestion de l’épidémie.
16Plus encore que la réunion du 17 avril, forcément tenue à huis clos, c’est cette conférence de presse du 20 avril qui a sonné le glas du culte du secret et de la dissimulation préventive. Peut-on en conclure pour autant qu’elle inaugure une nouvelle ère de transparence ? Ou au contraire, n’assiste-t-on pas simplement à un travestissement de la propagande pour laquelle le déni n’est plus une option ? Cette conférence de presse du 20 avril a été reproduite en version intégrale sur de nombreux sites Web chinois, et tous les grands portails d’information, qu’ils soient d’État (xinhua.net, people.com.cn) ou commerciaux (sina.com.cn, sohu.com, netease.com) regorgent, depuis cette date, d’informations extrêmement précises sur la maladie et sur les actions du gouvernement pour la combattre. En somme, on est passé d’une ignorance totale où le citadin ordinaire avait « ouï-dire » par son téléphone les vertus curatives du vinaigre pour lutter contre le SRAS et pour qui la seule alternative était d’appliquer l’adage de Galien, le célèbre anatomiste grec du Ier siècle, « partir le plus tôt possible, aller le plus loin possible, revenir le plus tard possible », à une situation de véritable « sur-information » où toute personne disposant d’une connexion à l’Internet peut se tenir au courant des dernières avancées du décodage génétique du virus et télécharger dans le même temps un fichier musical qui lui permettra d’écouter la dernière chanson commandée par le gouvernement clamant sur un air entraînant que la victoire sur la maladie est proche.
17L’exemple certainement le plus probant de cette propagande modernisée peut se lire sur les pages dédiées au SRAS du site d’Information chinoise médicale et biologique abrité par l’Institut des sciences cardiovasculaires de l’université de Pékin [14]. Ce site est d’une incontestable richesse : on y trouve le dernier décompte du nombre de cas et de décès, la répartition par province, les mesures préventives à adopter, les dernières déclarations des spécialistes et des responsables politiques chinois, des schémas richement illustrés sur les modes de transmission, des croquis en coupe du virus, de nombreux articles de la presse chinoise… et même des articles de la presse étrangère (Washington Post, Reuters, etc). Passé l’étonnement — la reproduction d’articles étrangers est interdite en Chine, sauf si elle est approuvée par les organes de la sécurité publique, et le site du Washington Post, par exemple, est bloqué —, en examinant de plus près ces articles, l’on s’aperçoit en réalité qu’ils concernent tous des aspects techniques ou scientifiques de l’épidémie et que les liens sur lesquels il faut cliquer pour lire les articles sont en réalité hébergés sur le site de l’Institut, mais que par souci « d’authenticité visuelle », la présentation et les logos ont été fidèlement reproduits pour laisser à penser que la porte a été ouverte sur l’extérieur…
18Autant l’efficience des méthodes de contrôle décrites auparavant que la proactivité et le savoir-faire déployés par les autorités chinoises sur les autoroutes de l’information semblent contredire toute idée d’une « révolution de et par l’information ». Ils rendent également caduque la vision erronée d’une actuelle direction politique n’entendant rien au nouveau médium en raison de l’obsolescence de ses cadres de pensée.
Modernité du leurre et leurre de la modernité
19Les nouveaux excès de communication, de surcroît biaisés, ne doivent cependant pas cacher la triste réalité : sans le courage de certains membres du personnel de santé dans un contexte de très fortes pressions internationales, la situation de mensonge cultivée par les autorités chinoises aurait pu perdurer jusqu’à extinction naturelle de l’épidémie — scénario optimiste — ou jusqu’à explosion d’une crise sanitaire nationale en retour des campagnes chinoises — scénario pessimiste. Se pose alors la question de savoir si leurs témoignages étaient plus motivés par la grogne populaire généralisée entretenue par les outils de communication modernes — ce dont nous doutons au vu de l’inertie face à la désinformation dans les semaines qui ont suivi le pic de l’infection dans le Guangdong, en février 2003 — ou, au contraire, par leur devoir « humaniste » de professionnels de la santé à un moment où le reste du monde avait les yeux braqués sur Hong Kong et la Chine, et où l’équipe de l’OMS présente en Chine faisait montre d’une forte résolution dans sa volonté de savoir.
20Beaucoup plus que les rumeurs circulant parmi les citadins pékinois ou cantonais, c’est donc bien l’attitude de « cavalier seul » de certains membres du personnel médical qui a acculé le gouvernement à l’ouverture et à revenir sur le déni en vigueur depuis plusieurs mois. Au premier rang de ceux-là, l’on trouve le médecin militaire retraité Jiang Yanyong, déjà connu à l’étranger et en Chine pour ses positions en faveur des étudiants ayant manifesté sur la place Tienanmen en 1989. Suite à la conférence de presse faite le 3 avril par le ministre de la santé Zhang Wenkang, selon qui l’épidémie de SRAS était « effectivement sous contrôle », Jiang Yanyong envoya le lendemain un message électronique à la télévision centrale de Chine et à la chaîne hongkongaise Phoenix, dans lequel il accusait Zhang de mentir et révélait que dans les seuls hôpitaux qu’il connaissait à Pékin, il y avait au moins 100 cas de SRAS (contre 12 officiellement) et que pas moins de six personnes en sont décédées. Son e-mail n’eut initialement aucune suite en Chine, mais il fut transmis à divers organes de presse étrangers et dès le 8 avril, ces propos étaient repris par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel et le 9 avril sur le site Web du grand hebdomadaire américain Time. Les déclarations de Jiang Yanyong connurent ensuite un réel succès en Chine même, et furent largement distribuées par e-mail et postées sur les BBS des universités. Cette précipitation des événements est hautement représentative tant du potentiel que des limites de l’utilisation des communications modernes en matière d’information : les renseignements détenus par Jiang Yanyong qu’il aurait d’ailleurs pu transmettre aussi bien par téléphone ou par télécopie, ne valent que parce qu’ils ont été avancés par un locuteur respecté et qu’en rencontrant un large écho dans la presse étrangère, ils se trouvent propulsés au rang d’information. À n’en pas douter, l’inquiétude du gouvernement a été principalement de voir cette attitude de « cavalier seul » se multiplier, moins que d’assister à la mise en contradiction de la version officielle sur des forums de discussion nécessairement restreints et bien vite nettoyés. Une fois encore, le projet et sa légitimité passent avant le médium.
21L’analyse de l’état du système de santé en Chine, notamment en milieu rural, que de nombreuses études jugent aujourd’hui déliquescent et hautement inégalitaire puisqu’il est payant, dépasserait largement le cadre de cet article. Le rappel de quelques données chiffrées permet néanmoins de se faire une idée de la « modernité à la chinoise ». Il y avait, en 2001, 2,1 millions de médecins en Chine, soit, selon les chiffres officiels, six médecins pour 100 000 habitants. En France, au 1er janvier 2002, il y avait 237 470 médecins, soit 330 médecins pour 100 000 habitants. Si l’on se tourne à présent du côté de la téléphonie mobile, il y avait, en 2001, 206 millions d’abonnés à une ligne mobile en Chine et 38,6 millions en France. Les taux de pénétration étaient respectivement de 16 % et de 64,7 %. S’il faut se garder des conclusions hâtives, il n’en demeure pas moins, n’en déplaise aux tenants d’une vision banalisée de la modernisation chinoise, que lorsqu’il s’agit d’un « service commercial » éminemment moderne et rentable, la Chine se situe dans un rapport de 1 à 4 comparée à un État développé tel que la France. En revanche, quand il s’agit d’un « service public de base », tel que la santé, le rapport passe de 1 à 55 ! L’on se retrouve dès lors dans un paradoxe remarquable où la population urbaine de Chine peut facilement communiquer et échanger sur les carences des pouvoirs publics sans pourtant jamais avoir les moyens de pousser plus avant la contradiction — absence de liberté d’expression — et encore moins d’essayer d’y changer quelque chose — absence de liberté d’association.
22Le Maître Mot de la nouvelle équipe dirigeante issue du XVIe congrès du Parti communiste chinois de novembre 2002 semble être d’établir une « société modérément prospère » (xiaokang shehui), montrant ainsi qu’elle veut corriger les écarts de richesse devenus trop patents et trouver les moyens d’un plus juste partage de la croissance. Les conséquences de la crise du SRAS tendraient à montrer que le régime devra également dorénavant faire sienne l’exigence d’une « information modérément libre ». Néanmoins, il ne fait aucun doute que les dirigeants chinois auront à cœur d’entretenir une conception étroite de cette « modération », et les développements récents qu’a connu l’Internet chinois indiquent très clairement que la boîte de Pandore, contrairement aux idées reçues, peut simplement demeurer « entrouverte ».
Notes
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[1]
SRAS : Syndrome respiratoire aigu sévère d’origine virale qui affecte en particulier la Chine depuis novembre 2002, et le reste du monde depuis mars dernier. Le SRAS a affecté 8 422 personnes, dont 916 décès, dans 32 pays. La Chine (foyer initial) et Hong Kong comptant respectivement 5 327 et 1 755 cas, et 349 et 300 décès, selon les chiffres de l’OMS. En chinois, le nom du SRAS correspond strictement à « pneumonie atypique », soit feidianxing feiyan, ou de façon ramassée feidian.
-
[2]
Cet article est une version remaniée de « Les leurres de la modernité. Internet, information et crise du SRAS en Chine », Perspectives chinoises (Hong Kong), n° 76, mars-avril 2003.
-
[3]
Pour une analyse précoce qui demeure valable encore aujourd’hui, voir Emmanuel Parody et Éric Sautedé, « Internet en Chine : une modernité qui tolère mal le contrôle », Perspectives Chinoises, n° 29, mai-juin 1995, p. 37-43. Pour des publications plus récentes présentant un bon tour d’horizon des méthodes de contrôle, voir Michaël S. Chase et James C. Mulvenon, You’ve Got Dissent ! Chinese Dissident Use of the Internet and Beijing’s Counter-Strategies, Santa Monica, Ca., Rand Corporation, juin 2002, 114 p. ; Edward Yung, « Beyond the Great Firewall », China Economic Quarterly, octobre-décembre 2002, p. 50-53 ; et Shanti Kalathil et Taylor C. Boas, Open Networks, Closed Regimes — The Impact of the Internet on the Authoritarian Rule, Washington D.C., Carnegie Endowment for International Peace, 2003, 218 p.
- [4]
- [5]
-
[6]
Ethan Gutman, « Who Lost China’s Internet ? », The Standard, 25 février 2002.
-
[7]
South China Morning Post, 24 octobre 2002.
-
[8]
Reporters sans frontières, « Vivre dangereusement sur le Net », 12 mai 2003, [http://www.rsf.fr/imprimer.php3?id-article=6792].
-
[9]
Pour un portrait de ces internautes emprisonnés, voir [http://www.dfn.org/focus/china/netattack.htm].
- [10]
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[11]
South China Morning Post, 10 mai 2003.
-
[12]
Libération, 3 avril 2003.
-
[13]
Reuters, 12 mai 2003.
-
[14]
[http://cmbi.bjmu.edu.cn/cmbidata/sars/index.htm].