CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Espace économique et espace public ne font pas bon ménage. Pour s’en convaincre, il suffit de faire retour sur les deux principaux auteurs qui ont contribué à façonner ce concept. Pour H. Arendt, mais également pout J. Habermas, les frontières de l’espace public semblent ainsi tracées qu’elles paraissent s’arrêter aux portes de l’espace économique. Il n’est néanmoins pas illégitime de mettre en question ce tracé de frontière. D’un point de vue théorique tout d’abord, le concept d’espace public suppose-t-il intrinsèquement, comme le suggère Arendt, une conception du politique si épurée que toute dimension socio-économique devrait en être bannie ? Et d’un point de vue historique, le modèle canonique de J. Habermas, celui de la sphère publique bourgeoise, n’occulte-t-il pas l’apport spécifique du mouvement ouvrier dans la constitution et l’approfondissement de l’espace public moderne ? En tentant d’inscrire dans l’espace économique de nouvelles formes de solidarité et de citoyenneté et d’étendre l’espace public afin qu’il franchisse le seuil de la sphère économique, n’est-ce pas justement ce tracé de frontière que le mouvement ouvrier a historiquement contesté et qu’aujourd’hui l’économie solidaire, qui en prolonge l’héritage, met en cause ?

2Ce bref article voudrait montrer qu’il est possible, avec et contre ces deux auteurs, d’articuler espace public, espace économique et question sociale. Après avoir souligné en quoi la question sociale constitue un défi pour les théories de l’espace public, nous suggérerons une lecture associationniste de l’approche arendtienne. Nous pourrons alors esquisser, dans le prolongement de son interprétation du mouvement ouvrier, une analyse de cette tradition associationniste française qui, au sein du mouvement ouvrier et socialiste, avait tenté de prolonger l’idéal démocratique et républicain au sein de l’espace économique, bref de politiser la question sociale pour redéfinir les frontières de l’espace public.

Les théories de l’espace public et le défi de la question sociale

3On a pu reprocher tant à Arendt qu’à Habermas d’idéaliser les modèles historiques grâce auxquels chacun d’eux a forgé son propre concept d’espace public. Ainsi, selon Habermas (1996) lui-même, en stylisant la polis grecque au point d’y voir l’essence même du politique, Arendt aurait construit des distinctions conceptuelles – entre le « public » et le « privé », la liberté et le bien-être, l’activité politique et l’activité productive etc. – d’une excessive rigidité. Appliquées aux sociétés modernes, elles conduiraient à concevoir l’intrusion des questions sociales et économiques dans le domaine et les affaires publiques comme le signe d’une confusion, sapant les conditions mêmes de possibilité d’un espace public politique actif. L’avènement du social – cet espace proprement moderne où s’opère cette confusion, où triomphe l’animal laborans et s’affirme l’emprise croissante de la sphère de la nécessité et des besoins sur celle, politique, de la liberté et de l’action en commun – scellerait ainsi, à de rares exceptions près, le sort funeste des démocraties modernes.

4C’est bien dans ces termes qu’il faudrait comprendre le jugement très contrasté qu’elle porte, dans son Essai sur la Révolution, sur les révolutions américaine et française. En ouvrant ainsi les portes du domaine politique aux pauvres – « sans-culottes » et « enragés » – la Révolution française aurait perverti ce domaine. Devenu effectivement « social », soumis aux préoccupations « domestiques » (oikos), il ne fut plus orienté vers la libération de la tyrannie mais vers celle de la nécessité [1]. L’expérience de la Révolution française validerait ainsi cette vérité générale selon laquelle « toute tentative pour résoudre la question sociale par des voies politiques mène à la terreur » (1985, p. 161). À l’inverse, le succès de la révolution américaine résulterait du fait que la question sociale, insoluble politiquement, ne s’y est pas posée, que les exigences de la nécessité ou du bien-être n’y ont pas prévalu sur celles de la liberté et de l’égalité proprement politiques.

5Habermas aurait quant à lui idéalisé son propre modèle, celui de la sphère publique bourgeoise et libérale (Eley, 1992 ; Frazer, 2001). Non seulement l’idéal d’une discussion rationnelle – ouverte à tous et orientée exclusivement vers le bien commun – qu’elle prétendait porter ne fur pas réalisé dans les faits, mais, plus encore, il constituait, bien davantage que ne le souligne Habermas, une idéologie qui, en dissimulant au nom de l’universalisme de nombreuses exclusions, assura l’hégémonie du public bourgeois. En raison de cette idéalisation, Habermas aurait occulté la formation, dès la naissance de la sphère bourgeoise, d’espaces publics alternatifs, de « contre-publics », notamment populaires. Il n’aurait pas été sensible aux formes multiples d’associations volontaires par lesquelles se sont historiquement configurées des modalités variées d’engagement public et inventées de nouvelles figures de citoyenneté dans lesquelles le mouvement ouvrier a joué un rôle essentiel. Au contraire, le potentiel utopique porté, malgré ses ambiguïtés, par la sphère publique bourgeoise se serait épuisé lorsque la question sociale et les revendications économiques ont occupé le devant de la scène. Pour Habermas en effet, dès lors que les masses accèdent, au xixe siècle, au domaine public dont elles étaient auparavant exclues, l’influence politique qu’elles acquièrent conduit à 1’ « étatisation de la société » – l’intervention croissante de l’État dans la sphère privée afin de remédier aux dysfonctionnements du capitalisme – et à la « socialisation de l’État », soumis à la pression corporatiste des groupes privés (syndicats, patronat, associations etc.). Paradoxalement, c’est le processus de démocratisation, l’inclusion des exclus, qui bouleversent les conditions structurelles de l’espace public, c’est-à-dire cette séparation de la société et de l’État qui lui permettait de jouer son rôle de médiateur (1992, p. 184). Cette fonction incombe désormais à des institutions privées, en collaboration avec l’appareil d’État. Les compromis d’intérêts, négociés dans les antichambres du pouvoir, se substituent aux discussions publiques, orientées vers l’intérêt général. Le principe de publicité se voit ainsi subverti au profit de l’État et des puissances économiques. Avec l’avènement de l’État-social, l’universalisme démocratique s’est retourné en un particularisme généralisé.

6En ce sens, en reconnaissant aux travailleurs le statut d’acteurs politiques, la société moderne, tant pour Arendt que Habermas, aurait moins jeté les bases d’une réappropriation de l’espace public, qu’elle n’aurait conduit à le liquider. Ce diagnostic semble ici suggérer que le mouvement ouvrier n’aurait d’aucune sorte contribué à élargir l’espace public [2]. Comment alors réarticuler espace public, sphère économique et question sociale ? Comment mettre en valeur le rôle du mouvement ouvrier dans l’approfondissement de l’espace public ? Afin de répondre à ces questions, il nous faut tout d’abord montrer que la vision arendtienne du social n’est pas si univoque qu’on ne l’a décrit. C’est ce que nous semble manifester son interprétation du mouvement ouvrier, dans le prolongement duquel nous suggérerons de relire, dans une perspective associationniste, sa théorie de l’espace public.

H. Arendt : le mouvement ouvrier et l’espoir d’un nouvel espace public

7L’analyse critique de l’avènement du social et du déclin corrélatif du domaine public suggérée par H. Arendt est souvent interprétée comme le récit nostalgique d’une décadence, indice d’une posture résolument anti-moderne et prisonnière d’une vision excessivement idéalisée de la vie politique grecque. Or, comme le suggère S. Benhabib (1996), cette interprétation ne saisit pas le sens de la démarche d’Arendt. Celle-ci ne consiste pas à idéaliser un passé glorieux mais révolu. La théorie politique pour Arendt relève d’abord d’une mise en récit. Elle invite à creuser sous les décombres de l’histoire afin d’y découvrir les « trésors » des expériences passées afin d’y recueillir un récit qui pourrait orienter le futur. À travers ces expériences de pensée, il ne s’agit pas de renouer le fil rompu de la tradition, mais de se mouvoir dans la brèche entre le passé et le futur, afin de libérer aujourd’hui les potentiels perdus du passé. Ainsi, souligne l’auteur, « l’histoire des révolutions […] pourrait être racontée sous la forme d’une parabole comme la légende d’un trésor sans âge qui, dans les circonstances les plus diverses, apparaît brusquement, à l’improviste, et disparaît de nouveau dans d’autres conditions mystérieuses, comme s’il était une fée Morgane » (1989a, p. 13). Ce trésor, « le trésor perdu des révolutions », Arendt l’identifie au bonheur et à la liberté publics qui surgissent chaque fois que les hommes créent entre eux cet espace public où la liberté peut apparaître.

8L’interprétation historique du rôle proprement politique joué par le mouvement ouvrier qu’Arendt esquisse permet de justifier cette interprétation. Tout en affirmant que le travail, à la différence de l’œuvre mais surtout de l’action, serait intrinsèquement incapable d’instituer un domaine public, Arendt souligne néanmoins combien, de 1848 au milieu du siècle suivant, la classe ouvrière « a écrit l’un des chapitres les plus glorieux et sans doute les plus riches de promesses de l’Histoire récente » (1988, p. 278). Distinguant le « mouvement politique ouvrier » des syndicats et des partis ouvriers – qu’elle considère comme de simples groupes de pression, défendant de stricts intérêts économiques et sociaux de classe –, elle montre comment la classe ouvrière, émancipée politiquement par l’octroi de la citoyenneté et du droit de vote, sans pour autant être absorbée par le domaine social puisqu’elle ne jouait aucun rôle dirigeant dans les affaires économiques, portait l’espoir d’« un nouvel espace public pourvu de normes politiques nouvelles » (1988, p. 281). La puissance des mouvements ouvriers résultait du fait que, tout en défendant ses intérêts économiques, ceux-ci représentaient bien plus qu’une classe, mais le Peuple lui-même, et surtout menaient une véritable bataille politique, en vue de la mise en œuvre de formes nouvelles de gouvernement démocratique. Pour Arendt, ces formes nouvelles se résument en un système : le système des conseils. Le modèle conseilliste, même s’il s’en inspire, ne constitue pas pour Arendt un retour à l’agora. Il n’est pas sans rapport avec cet art de l’association qu’elle célèbre avec Tocqueville et grâce auquel chacun peut faire l’apprentissage pratique de la liberté politique et de l’auto-gouvernement. Donnant à la liberté des espaces où s’exercer, il exprime conception du politique à la fois irréductible à la gestion et à la technique administrative et critique du processus de professionnalisation politique que supposent le système représentatif et le système des partis. Il assure même, selon la formule de R. Luxembourg, « la participation sans entrave, très active, des masses populaires dans une démocratie sans limites ». Or pour Arendt, c’est bien cette visée-là qui fut, sous une forme ou une autre, revendiquée par toutes les révolutions populaires. Chacune portait cette « espérance d’une transformation de l’État qui eut permis à tous les membres d’une société égalitaire moderne de devenir les co-partageants des affaires publiques » [3].

9Se dessine ainsi une conception de l’espace public bien plus large que le modèle agonistique de la polis grecque qui domine La Condition de l’Homme moderne. Ce modèle peut être qualifié d’associationniste (Benhabib, 1996). Parce qu’il émerge dès lors que les hommes s’assemblent pour agir de concert, parce qu’il relève de cet « art de poursuivre en commun l’objet de leur commun désir » (Tocqueville, cf. Arendt, 1989b, p. 96) pour toute occasion, à tout moment et en tout lieu, cet espace est pat nature poreux. Dans cette interprétation, la distinction entre le social et le politique, entre le travail, l’œuvre et l’action n’est plus essentielle. Les frontières de l’espace public ne sauraient être préalablement tracées. On ne peut définir par avance qui peut y avoir accès et quelles questions y seront débattues. L’émancipation de la classe ouvrière a non seulement élargi le domaine public mais plus encore a politisé par exemple la question de la propriété en la plaçant désormais sur l’agenda du débat public. L’espace public constitue ainsi avant tout un espace de politisation. Et si le mouvement ouvrier, principalement à travers sa tradition associationniste, a pu incarner l’espoir d’« un nouvel espace public pourvu de normes politiques nouvelles », c’est avant tout parce qu’il a tenté de donner une forme proprement politique à la question sociale.

Espace public et associationnisme I : le moment 1848

10Cette « politique de la question sociale » constitue le cœur même de la tradition française du socialisme associationniste (Chanial, 2001). Dans le contexte de la révolution de 1848 où cette tradition fait irruption sur la scène de l’histoire, la réforme sociale et économique est moins une « affaire d’estomac » qu’une question d’abord politique. Comme l’exprime alors le buchézien Corbon, « la démocratie dans l’ordre politique et la monarchie à peu près absolue dans l’atelier sont deux choses qui ne sauraient coexister longtemps ». L’Association, comme principe d’une réorganisation générale de la société, reçoit alors une double signification, à la fois politique et sociale. La République démocratique er sociale de 1848 prétend – idéalement du moins – incarner cette double logique. République des citoyens et des travailleurs associés, ne reconnaît-elle pas conjointement, par le suffrage universel, le droit d’association au niveau de l’État et, pat l’organisation du travail, le droit d’association au niveau de la vie économique (Gossez, 1967 ; Sewell, 1983) ?

11En ce sens, cette tradition indissociablement socialiste et républicaine a bien porté l’espoir d’un nouvel espace public qui ne s’arrêterait plus au seuil de l’espace économique. Elle fut même l’instigatrice d’une multiplicité de « contre-publics » (Eley, 1992). De mars à juin, Paris connaît en effet une période d’effervescence associative. Les ouvriers font désormais irruption dans l’espace public, réforment et insufflent une nouvelle vie à leurs organisations professionnelles, explorant de nouvelles formes d’organisation du travail grâce auxquelles la position occupée par les travailleurs dans le système économique ne contredirait plus le principe de la citoyenneté politique. Quelle que soit la diversité des démarches, elles présentent deux caractéristiques : l’engagement volontaire, religieux ou laïque, prend racine dans l’appartenance revendiquée à une collectivité qui se conforte par la mise en œuvre d’une activité économique ; l’action menée se situe dans le cadre de la construction d’une société démocratique et s’inscrit délibérément dans l’espace public dont elle rente de subvertir les frontières.

12Cette politique de l’association qui émerge avec l’événement 1848 relève bien d’une politique républicaine, mais en un sens nouveau. La res publica s’ouvre à des figures plurielles, se diffracte au sein de la société (civile), principalement dans ses associations volontaires. Ainsi, en dépit de l’impasse que cette République indissociablement démocratique et sociale a presque immédiatement rencontrée, l’associationnisme de 1848, a produit avant tout un sens politique, esquissé une autre définition de la citoyenneté, de la représentation et de la souveraineté et contribué à ébranler les frontières classiques de l’espace public. Tel est, au-delà des réformes concrètes qu’il a proposées, le principal héritage du moment 1848.

Espace public et associationnisme II : le socialisme démocratique fin de siècle

13En écho à Corbon, un demi-siècle plus tard, en 1893, Jaurès affirmait devant la représentation nationale « vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois (…) mais au moment où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit au servage ». Ce constat de l’inachèvement de l’idée républicaine pointe bien cette incapacité de la République à surmonter la contradiction entre l’ordre politique et l’ordre économique. Il traduit aussi cet espoir maintenu d’une politique de la question sociale, cette volonté encore vivace à la fin du siècle de poursuivre le cheminement démocratique en reconnaissant dans l’économie des formes d’initiative non liées à la propriété du capital et constitutives de nouvelles figures de citoyenneté. Évoquons ici simplement les interprétations du collectivisme proposées par trois figures importantes du socialisme associationniste français fin de siècle, celles de Benoît Malon, de Jaurès et d’Eugène Fournière.

14Dans son Socialisme intégral (1890), Malon prend bien soin de distinguer collectivisme et communisme. Si le communisme est « la mise en commun des forces productives et des produits sous la gestion directe de l’État », le collectivisme par contre n’entraîne pas « l’entreprise directe de l’État, mais le simple octroi par l’État ou les communes, de baux aux associations ». Le collectivisme de Malon ne signifie donc pas l’extension du champ d’intervention de l’État mais bien davantage l’extension du domaine public, pris en charge par cette pluralité d’associations financées et coordonnées par l’État, les régions et les communes. Tout autant économique que politique, ce collectivisme associationniste doit être interprété comme un républicanisme. La critique malonienne du capitalisme ne se limite pas à une dénonciation de la misère et de l’exploitation ouvrière. Cette critique est aussi politique et morale. En favorisant le déferlement d’ambitions lucratives désormais sans frein et sans principe, le capitalisme corrompt l’esprit public et les vertus civiques et menace même la survie de la République. Comment alors renforcer l’altruisme civique, la participation de tous aux intérêts publics contre le retrait dans la sphère privée, l’exclusive préoccupation pour l’intérêt personnel ? Par l’association des travailleurs. Seuls les producteurs associés, selon Malon, pourront redonner sens et vigueur à l’esprit public, sauver et consolider la République. C’est désormais l’ouvrier qui incarne la figure moderne du citoyen, le citoyen associé, maître et souverain dans ce nouveau domaine public repris aux intérêts privés, dont il assurera démocratiquement le gouvernement, au bénéfice de tous. Comme un demi-siècle plus tôt, en 1848, la démocratie industrielle incarne pour Malon la réalisation définitive de la République.

15On reconnaît aujourd’hui l’influence de Malon et de son Socialisme intégral sur Jaurès. La singularité du collectivisme jauressien s’exprime notamment dans sa théorie de la propriété sociale. Qu’il s’agisse de la socialisation de l’industrie, du développement et de la gestion des services publics ou des assurances sociales, chaque fois Jaurès mobilise deux aspects dans sa définition de la propriété sociale : la propriété sociale comme mise en commun, comme mutualisation (des moyens de production, des services collectifs, des garanties et des sécurités) mais aussi et surtout comme socialisation des pouvoirs, réalisant ce vieux rêve ouvrier de faire ses affaires soi-même. La propriété sociale n’est pas seulement une propriété commune, mise en commun et à ce titre propriété des sans-propriété, mais tout autant une propriété civique et à ce titre pouvoir des sans-pouvoir. Propriété civique, la propriété sociale ne signifie pas pout autant l’élargissement du pouvoir de l’État mais bien davantage celui du domaine ou de l’espace public. En effet, pour Jaurès, « la propriété souveraine que le collectivisme veut attribuer à la nation n’exclut en aucune manière la propriété des individus ou des associations particulières » [4]. Le rôle de l’État consiste avant tout à assurer à tout citoyen la copropriété des moyens de travail devenus propriété collective. Or pour Jaurès, seule la démocratie permet d’organiser cette copropriété en attribuant à chaque citoyen un droit sur l’ensemble de la propriété sociale [5]. La propriété sociale est ainsi indissociable de la revendication d’une « république industrielle » où tous auront leur part dans le gouvernement économique et plus généralement d’une citoyenneté sociale complétant la citoyenneté politique. Ainsi, pour Jaurès, par l’association, le socialisme, en prolongeant la « démocratie publique » par la « démocratie sociale », pourra incarner « l’achèvement », l’« accomplissement » de la démocratie et de la République.

16Disciple de Malon, promu éditorialiste à L’Humanité par Jaurès, Eugène Fournière est, avec Mauss et d’autres durkheimiens, l’un des hérauts du « socialisme des trois piliers » (parti, syndicat, coopérative) si cher à Jaurès. Dans l’un de ses ouvrages les plus novateurs La sociocratie. Essai de politique positive (1910), critiquant les impasses du socialisme orthodoxe, il propose un plaidoyer pour un autre régime politique et social, la sociocratie, auto-gouvernement de la société par les associations, seule forme socio-politique à pouvoir prétendre réaliser à la fois la démocratie et le socialisme. Ce nouveau régime, il ne s’agit pas pour Fournière de l’inventer, comme le proposaient les premiers socialistes français, notamment Fourier. La sociocratie se révèle déjà par ce fait contemporain : la pénétration croissante du domaine public pat les associations. Qu’il s’agisse des coopératives, des syndicats, des mutuelles, des associations politiques, culturelles, morales, religieuses etc., toutes ces initiatives traduisent, sous une forme pluraliste, un réveil du civisme, de l’esprit social. Si la société, sans que l’on s’en aperçoive, est ainsi devenue un immense phalanstère, où se déploie une myriade d’associations, comment, s’interroge Fournière, hisser ces associations au fondement même de la souveraineté collective et, à travers elles, réaliser la démocratie et le socialisme ? La réponse de Fournière, brièvement résumée, consiste d’une part à souligner la nécessité de reconnaître aux associations leur pleine légitimité en les intégrant dans des mécanismes représentatifs d’un type nouveau : les associations professionnelles doivent constituer les corps électoraux des scrutins nationaux et locaux [6]. Le second moyen de consacrer la souveraineté des associations ressort de la démocratie participative. Les associations sont appelées par Fournière à investir le domaine public dans toute son étendue : pouvoir judiciaire, pouvoir de police, service public de l’enseignement, domaine de l’art et de la culture, services publics d’hygiène et d’assistance, etc. La sociocratie se définit en ce sens comme une forme d’appropriation collective, c’est-à-dire associative, des fonctions publiques. Cette identification entre socialisation et association, il faut la comprendre comme une radicalisation de l’idéal républicain. En appelant à l’extension du domaine public, aux mains principalement des associations, Fournière propose d’étendre ces espaces où pourra s’exercer l’esprit social et civique, bref d’élargir l’espace public afin d’instituer la société (nous dirions aujourd’hui civile) comme le principal responsable de la res publica.

Conclusion

17Au regard de l’histoire française, cette tradition associationniste, à l’instar du modèle conseilliste d’H. Arendt, fut une tradition vaincue. Vaincue non seulement au sein d’un mouvement socialiste qui s’engagera, après la Première Guerre, dans une tout autre histoire, mais aussi par la constitution de l’État Providence, la victoire, au tournant du siècle, du « schéma de la solidarité » (Ewald, 1986) et qui annonce déjà le compromis des Trente Glorieuses. D’un point de vue arendtien, « l’invention du social » (Donzelot, 1984), promu par le solidarisme républicain, s’identifie à ce qu’elle nomme l’avènement de la « société », « cette forme sous laquelle on donne une importance publique au fait que les hommes dépendent les uns des autres et rien de plus » (1988, p. 85). La morale de la solidarité, cette morale du juste milieu qui repose avant tout sur le simple fait de l’inter-dépendance réciproque des hommes (Bourgeois, 1998), est appelée à se substituer aux passions révolutionnaires et républicaines. Elle conduit ainsi à dépolitiser la question sociale pour n’y voir plus qu’une question morale, voire comptable que l’État, tel un ingénieur social, serait chargé de régler techniquement en fixant les parts légitimes de chacun dans la production collective de la richesse sociale.

18En sacrifiant l’exigence politique de citoyenneté sur l’autel de la solidarité, la synthèse républicaine a accompli un geste de clôture, refroidissant l’ébullition inventive qui l’a précédée et dont le socialisme associationniste fin de siècle prolongeait encore l’héritage. En ce sens, elle a bel et bien achevé la Révolution. Or la tradition associationniste française visait à terminer tout autrement la Révolution. S’y dessinait l’horizon d’une démocratie et d’une citoyenneté sociales où la socialisation des moyens de production, des services collectifs, des protections et des sécurités personnelles restait indissociable d’une socialisation des pouvoirs, bref d’une extension continue de l’espace public. Ce « trésor perdu » du mouvement ouvrier et socialiste français mérite néanmoins d’être gardé en mémoire. L’effondrement des « socialismes réels », la crise de la social-démocratie et l’effritement du compromis fordiste lui redonnent une nouvelle actualité qui s’invente déjà, sous des formes qui portent peut-être encore aujourd’hui l’espoir d’un « nouvel espace public ».

Notes

  • [1]
    « Quand la Révolution, qui à ses débuts n’était que la rébellion strictement politique du Tiers-État demandant à être admis dans le domaine politique et même à le gouverner, rencontra sur sa route le terrible problème du paupérisme de masse, les hommes de la Révolution ne s’intéressaient plus à l’émancipation des citoyens. » (1985, p. 155).
  • [2]
    Au mieux, aurait-il participé à la domestication du capitalisme, à travers ce compromis, propre à l’État Providence, par lequel la pénibilité attachée au statut de travailleur serait « dédommagée » par les droits acquis – notamment en termes de protection sociale – en tant qu’usager des bureaucraties et par le pouvoir d’achat octroyé en tant que consommateur de marchandises (Habermas, 1990, p. 112 ; voir aussi Arendt, 1988, p. 281-282).
  • [3]
    1985, p. 392. Ainsi, comme le rappelle A. Enegren, « les clubs et les associations populaires issus de la Révolution française de 1789, la Commune de 1871, les soviets de la Révolution tusse, les Rate de 1918 en Allemagne, les organisations de résistance en France, la révolution hongroise de 1956 surtout, voilà autant de réouvertures fugaces de cet espace politique que les révolutions américaine et française avaient échoué à instaurer » (1984, p. 132).
  • [4]
    Jaurès (1931, p. 165). Cette conception pluraliste et associationniste de la socialisation est également celle de Marcel Mauss « appropriation collective ne signifie pas nécessairement l’appropriation par l’État ou la tyrannie de l’État (…) il y a place pour une autre liberté industrielle et commerciale : celle des collectivités elles-mêmes, coopératives, groupes professionnels etc. » (1997, p. 544).
  • [5]
    Avec une cohérence frappante, son long combat pour les assurances sociales, notamment les retraites ouvrières, s’inscrit dans cette même perspective associationniste, dans cette même problématisation de la propriété sociale comme propriété commune et civique. Comme le souligne Jaurès lors du Congrès de Toulouse de 1908 « il faut que ce soit la classe ouvrière tout entière, la classe ouvrière fédérée qui intervienne, qui assure une part de la responsabilité, du contrôle, de la direction. Alors l’assurance sociale ne sera pas une œuvre bureaucratique, morte, un rouage de l’État, elle sera une œuvre vivante dans laquelle le prolétariat aura l’exercice de sa force d’aujourd’hui et l’apprentissage de sa gestion de demain ».
  • [6]
    Cette redéfinition du corps électoral sur une base associative suggère ainsi un modèle politique inédit, un fédéralisme de catégories de type représentatif proche de celui défendu par Proudhon en 1848.
Français

À partir d’une lecture critique de H. Arendt et J. Habermas, cet article se propose d’articuler d’un point de vue théorique et historique espace public, espace économique et question sociale. Développant une lecture associationniste de l’approche arendtienne, il souligne combien pour celle-ci le mouvement ouvrier fut historiquement porteur de l’espoir d’un nouvel espace public. Dans le prolongement de cette interprétation, il esquisse une analyse de la tradition associationniste française qui, au sein du mouvement ouvrier et socialiste, avait tenté de politiser la question sociale pour redéfinir les frontières de l’espace public. Bref, comme l’économie solidaire le propose aujourd’hui en réactualisant l’héritage de cette tradition, d’inscrire dans l’espace économique de nouvelles formes de solidarité et de citoyenneté.

Mots-clés

  • espace public
  • espace économique
  • question sociale
  • associations

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Philippe Chanial
Philippe Chanial, sociologue, Laboratoire d’analyse socio-anthropologique du risque (Lasar), université de Caen/Geode-Paris X.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/09/2014
https://doi.org/10.4267/2042/9357
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