1L’intensification des relations de service dans l’économie constitue, avec la globalisation, le grand changement structurel des activités productives. Ce processus de « tertiarisation » s’est traduit en particulier par l’importance accrue dans l’activité et l’emploi des services relationnels, c’est-à-dire les services basés sur l’interaction directe entre prestataire et destinataire (Roustang, 1987). Dans ce contexte, des innovations émanant de la société civile se sont manifestées dans toute l’Europe, prenant pour la plupart les formes associative et coopérative. L’importance prise par ces initiatives dans des domaines tels que la santé, les services sociaux, la culture et les loisirs atteste des enjeux associés dans les pays européens à une nouvelle dynamique d’économie solidaire. Cette contribution a d’abord pour objet de cerner cette réalité, mais elle souligne ensuite la confusion dont atteste le recours à différentes terminologies, reflétée dans les avancées et limites de la reconnaissance par l’Union européenne.
Une nouvelle dynamique
2Dans les pays Scandinaves, de nouvelles organisations ont montré une façon d’agir différente de celle des associations traditionnelles [1]. Se détournant d’une approche politique et culturelle hégémonique dans les années 1970, elles ont proposé dans les années 1980 « de nouvelles formes organisationnelles et des solutions aux problèmes sociaux locaux » (Klausen, Selle, 1996, p. 99-122). Parmi celles-ci figurent les organisations dites de « promoteurs de projets » au Danemark constituées à partir de l’implication forte d’une ou plusieurs personnes et les coopératives dans la garde d’enfants en Suède. Dans ce pays, en 1994, 1768 structures non municipales de garde étaient en fonctionnement accueillant 12 % des enfants bénéficiant de structures d’accueil et parmi celles-ci 1020 étaient des coopératives de parents et 117 des coopératives de travailleurs (Pestoff, 1997, 1998). La forme coopérative et associative participe dans ce contexte autant à un redéploiement des services existants qu’à la création de nouveaux services. La « coopératisation » des services sociaux (Lorendahl, 1997 ; Pestoff, 1998) répond avant tout à une visée d’accroissement du rôle des usagers, tels les parents pour l’organisation de l’accueil de leurs enfants, et elle a été admise sous la pression des contraintes financières s’exerçant sur le secteur public.
3Dans les pays méditerranéens, c’est paradoxalement la même forme juridique qui a été sollicitée : le statut coopératif a été utilisé pour proposer des services que le secteur public n’arrivait pas à assumer. En Italie, les coopératives sociales se sont imposées sur de nombreux territoires par leur capacité à endosser des fonctions qui n’étaient pas remplies précédemment : recrutement de populations exclues du marché du travail et mise en place de services aux personnes. Elles se sont développées rapidement puisque, nées dans les années 1970, elles font l’objet d’une loi nationale en 1991 et sont environ 3000 en 1996 regroupant près de 100000 associés dont environ 75000 salariés, mobilisant 9000 bénévoles et rendant des services à plusieurs centaines de milliers de personnes (Borzaga, 1998). La loi de 1998 sur les coopératives de solidarité sociale au Portugal regroupe, quant à elle, les membres « effectifs » bénéficiaires des services et les membres « volontaires » apporteurs de biens ou services non rémunérés. Les coopératives à vocation sociale sont parallèlement apparues en Espagne. La loi générale de 1999 mentionne les coopératives d’initiative sociale destinées à fournir des services éducatifs, de santé, d’insertion ou concernant tout autre besoin social non couvert par le marché. Au niveau régional, existent en Catalogne des coopératives mixtes d’intégration sociale, au pays Basque et dans la région de Valence des coopératives d’intégration sociale ; par exemple dans cette dernière, certaines coopératives de travail associé composées des travailleurs ont évolué vers une organisation mixte d’intégration producteurs-consommateurs spécialement dans l’aide à domicile (Sajardo-Moreno, 1996). L’essor coopératif dans les activités qui viennent d’être citées est lié à la possibilité légale d’une ouverture de coopératives, traditionnellement basées sur une catégorie homogène, vers une représentation de différentes parties prenantes dans les organes de décision (volontaires, travailleurs, consommateurs, collectivités locales…) comme la loi de 1991 l’a permis en Italie (Borzaga, Mittone, 1997). Il n’est par ailleurs pas étonnant que les coopératives de type social se développent dans les pays où les régimes d’État Providence n’avaient que peu sollicité les associations dans les prestations de services et où les associations sont limitées du point de vue de leurs activités économiques.
4À un degré moindre, au Royaume-Uni les associations ont été relayées dans certains champs par des coopératives sociales, pour l’insertion ou pour des services comme la garde d’enfants et l’aide à domicile. Le nombre d’initiatives, difficile à recenser, n’est guère supérieur à quelques dizaines mais il existe également des entreprises communautaires (community enterprises), nombreuses en Écosse, et représentant pour l’ensemble du Royaume-Uni 400 unités de production en 1995 avec 3500 employés. Parallèlement, les organisations volontaires ont contribué à pallier des manques, comme en témoigne l’exemple des « playgroups » pour l’accueil des jeunes enfants. En Angleterre et au Pays de Galles dès 1986 plus de la moitié des enfants qui bénéficiaient d’un accueil collectif allait dans un playgroup, service d’accueil à temps partiel pour les enfants de moins de cinq ans résultant d’une initiative parentale réagissant contre la pénurie des formules de garde.
5La situation est très différente dans les pays où les pouvoirs publics ont pris l’habitude d’un partenariat étroit avec les associations. En Allemagne et en Autriche, les initiatives ont été qualifiées d’« entraide » pour traduire la volonté de responsabilisation des personnes dont elles étaient porteuses. Elles peuvent être divisées en trois sous-ensembles : des groupes semi-informels, des groupes d’« auto-assistance », c’est-à-dire unissant des personnes touchées par le même problème, et des groupes défendant la cause de certaines populations dont ils ne font pas partie. Ils sont constitués sur une base volontaire et le travail professionnel rémunéré n’intervient qu’en complément. Ces initiatives sont 70000 en Allemagne avec approximativement 2,65 millions de personnes engagées (Evers, Bolde et al., 1999). Elles ont foisonné à partir de la décennie 1980 surtout dans les domaines de la santé et de l’action sociale, entre 5 000 et 10000 groupes pour le seul domaine de la santé. Elles prennent racine dans une critique de la bureaucratisation des services dans le secteur public et dans les grandes organisations de bienfaisance qui regroupent les associations plus anciennes avec lesquelles elles cohabitent puisqu’a Vienne, par exemple, 65000 enfants sont accueillis, pour moitié dans le service public et pour moitié dans des associations à la fois traditionnelles et issues de ces initiatives dites « de base » (Leichsenring, 1997).
6Comme en France et en Belgique, il s’agit de renouveler les formes d’offre associative en reconnaissant que l’absence de but lucratif ne garantit pas à elle seule le respect des usagers. À ce titre, principales prestataires de service, les associations ont longtemps bénéficié de quasi-monopoles locaux. Parce qu’il existait une tradition de coopération entre pouvoirs publics et associations, les innovations ont à leur tour adopté ce statut mais sur des bases renouvelées et en définissant comme enjeu central les fonctionnements associatifs. Selon leurs promoteurs, c’est de leur capacité à susciter une expression des usagers au sens de « voice » chez Hirchsman (Pestoff, 1998) et à mobiliser des engagements volontaires diversifiés comme à trouver de nouveaux équilibres financiers appropriés dans un contexte moins protégé que dépend à terme la légitimité de l’offre associative de services (Laville, Nyssens, 2001).
Des difficultés symptomatiques
7Cette effervescence d’initiatives s’est accompagnée de la diffusion de différentes terminologies, économie solidaire, mais aussi tiers secteur et économie sociale, société civile et organisations non gouvernementales, qu’il importe de situer les unes par rapport aux autres.
8La notion de tiers secteur désigne les associations et a été promue dans les pays anglo-saxons dans une optique de valorisation de l’action volontaire. Par ailleurs, dans le débat sur la démocratie européenne ou sur les rapports Nord-Sud, ce sont plus les notions de société civile ou d’organisations non gouvernementales.
9Une autre notion est mobilisée, principalement dans les pays francophones, celle d’économie sociale qui vise à regrouper tous les statuts juridiques dans lesquels la rémunération du capital est limitée : associations mais aussi coopératives et mutuelles. Mais, les statuts constituent seulement des garde-fous qui ne sauraient à eux seuls entraver une banalisation dont l’histoire de l’économie sociale et du tiers secteur témoigne largement.
10Alors que les analyses en termes de tiers secteur et d’économie sociale se focalisent sur la dimension économique, d’autres termes comme société civile, organisations non gouvernementales, voire associations, ont tendance à occulter toute portée économique dans les activités ainsi désignées. Quand ils sont utilisés, c’est la contribution aux débats démocratiques, aux niveaux national ou international, qui est mise en avant.
11Pour éviter ces écueils, autrement dit l’oubli d’une des deux dimensions économique ou politique, l’économie solidaire tente de fonder une approche tripolaire à la fois politique (marché-État-société civile) et économique (marché-redistribution-réciprocité) qui intègre l’approfondissement des complémentarités autant que des tensions entre pôles. L’accent est mis « sur le caractère fondamentalement ouvert, pluraliste et intermédiaire » (Evers, 1997, p. 54-55) des phénomènes étudiés.
12Plus qu’un secteur au sens strict, ce sont des activités contribuant à la démocratisation de l’économie qui sont repérées sachant que certaines d’entre elles, comme le commerce équitable, ont une dimension internationale. Il convient de plus de souligner qu’un tel mouvement multiforme d’économie solidaire n’a pas pour objet de se substituer à l’action étatique ; il a au contraire pour but de proposer des formes de régulation politique cherchant en articulation avec les régulations publiques un ré-encastrement de l’économie dans un projet d’intégration sociale et culturelle. C’est pourquoi, l’attitude des pouvoirs publics s’avère déterminante pour l’avenir.
La position de l’Union européenne
13À cet égard, la position de l’Union européenne n’est pas dénuée d’ambiguïtés qui renvoient à la complexité du champ et reflètent les difficultés terminologiques émanant de l’histoire.
14En écho aux efforts francophones pour restaurer la notion d’économie sociale, la Commission européenne a créé, dès les années 1980, une direction générale dédiée à l’économie sociale. Mais, dotée d’une légitimité et de moyens limités, elle est restée marginale jusqu’à sa suppression dans les années 1990. Ses activités ont été formellement intégrées à la direction consacrée aux petites et moyennes entreprises, mais ce changement de responsabilité institutionnelle atteste d’une visibilité réduite au regard des enjeux économiques.
15Par contre, le regain associatif a engendré une ouverture de la direction générale « société de l’information » vers les associations, alors considérées comme porteuses d’une participation citoyenne dans la construction européenne. Des structures permanentes comme le « Forum consultatif européen sur l’environnement » ou des événements comme la « première convention de la société civile » organisée en 1999 par le Conseil économique européen tentent d’amorcer un « dialogue civil ». C’est alors l’enjeu politique auquel est donnée la priorité et l’on ne parle pas dans ce cas d’économie mais d’associations, voire de société civile ou d’organisations non gouvernementales (Dacheux, 2000).
16Si la contribution aux enjeux économique et politique reste peu identifiée, la Commission européenne s’est plus intéressée à l’enjeu social représenté par le tiers secteur, l’économie sociale ou l’économie solidaire. Dans ce cas, c’est le potentiel de création d’emplois qui constitue le biais par lequel la Commission aborde les initiatives. Cette reconnaissance du point de vue social émane d’un long processus initié par le Livre blanc « Croissance, compétitivité, emploi : les défis pour entrer dans le xxie siècle » présenté par Jacques Delors en 1993 en conformité avec le mandat qu’il avait sollicité des chefs d’État européens (Jouen, 2000, p. 19). L’accent y était mis sur la réponse à de nouveaux besoins offrant des gisements d’emplois. À partir de cette hypothèse initiale, les travaux réalisés par la Cellule prospective de la Communauté européenne ont fourni des éléments d’évaluation macro-économique du potentiel d’emplois. Mais surtout, les études réalisées dans les différents pays de l’Union européenne ont permis de repérer par quelles dynamiques socio-économiques ces « nouveaux gisements d’emplois » avaient déjà commencé à être concrétisés.
17Visibilisant les services de proximité mentionnés ci-dessus, les observations convergentes ont conclu à la pertinence, en la matière, d’une approche innovante, celle des initiatives locales de développement et d’emploi (Jouen, 2000) et ont permis de dégager 19 domaines (Commission européenne, 1995, 1996, 1998) d’offre situés dans 4 grands secteurs d’activités : les services de la vie quotidienne ; les services d’amélioration du cadre de vie ; les services culturels et de loisirs ; les services d’environnement. Dans le prolongement de ces investigations, la Commission européenne a poursuivi une démarche de valorisation des initiatives locales destinée à activer la réflexion et l’action dans ce domaine. En particulier par le biais de la reconfiguration des fonds structurels et par une opération-pilote de la direction générale « emploi » sur le « tiers système » destinée à mieux en cerner l’impact sur la création d’emplois.
18Finalement, le caractère multi-dimensionnel des expériences handicape encore largement leur reconnaissance pleine et entière : désignées dans un lieu institutionnel comme des entreprises d’économie sociale, elles sont dans d’autres enceintes considérées comme des associations de participation citoyenne et elles sont valorisées ailleurs comme un « tiers système » créateur d’emplois. Ces différentes appellations entretiennent la confusion. Cependant cette terminologie fluctuante n’est pas irrationnelle. Elle est le produit d’une histoire longue qui a marqué les deux derniers siècles des pays européens. Dans ce domaine, comme dans bien d’autres (la politique, l’éducation, le droit…) l’élaboration d’un langage commun au niveau européen ne peut être que le fruit de longs débats. Ce n’est pas un hasard que les termes d’économie sociale ou de tiers secteur aient été plus facilement repris parce qu’ils peuvent être délestés de la dimension politique constitutive de l’économie solidaire.
19En effet, il ne saurait y avoir de légitimité pour l’économie solidaire si l’on ne renoue pas avec un questionnement politique sur l’économie susceptible de substituer à la représentation dominante de la société de marché, celle d’une économie plurielle (Passer, 1996 ; Roustang et al., 1997 ; Aznar et al., 1997 ; OCDE, 1996). Si la légitimité de l’économie de marché est avérée dans les démocraties contemporaines, l’imaginaire de la société de marché procède par contre à deux réductions aux conséquences désastreuses pour les relations entre économie et société. Elle réduit l’économie de marché à la rencontre de l’offre et de la demande par le biais de la fixation d’un prix en oubliant que les marchés réels supposent des règles, des institutions et des réseaux qui encadrent la formation et la rencontre de cette offre et de cette demande (Gadrey, 2000 ; Granovetter, 2000). Elle réduit en outre l’économie au marché en occultant les autres principes économiques que sont la redistribution et la réciprocité. Or, les économies des démocraties modernes se sont aussi bâties en s’appuyant sur des articulations entre ces deux principes, réunis sous le concept englobant de solidarité. C’est pourquoi, une reconnaissance des dynamiques collectives cherchant à lier économie et solidarité s’avère décisive. Les acteurs qui y sont engagés ont une responsabilité à cet égard : ils peuvent cultiver leurs particularismes ou au contraire œuvrer ensemble pour qu’une logique tierce, distincte du marché et de l’État, devienne l’une des composantes d’un développement durable au xxie siècle.
Notes
-
[1]
Les données présentées dans ce paragraphe sont reprises de différents travaux où elles ont été exposées sous une forme plus complète, en particulier, Laville, 2000 ; Laville et al., 2000 et Laville, Nyssens, 2001.