Stéphane Olivesi, La Communication au travail. Une critique des nouvelles formes de pouvoir dans les entreprises, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, coll. « La communication en plus », 2002
1La majeure partie des livres paraissant, en France, sur la communication des entreprises et des institutions sont des manuels ou des plaidoyers pour son développement, assortis de propositions moralisantes ou faussement novatrices. Quand un essai prend cette tendance à rebrousse-poil, on ne peut que s’en réjouir et quand il est fondé sur une réflexion théorique, on ne peut que s’en féliciter. Cela ne dispense évidemment pas la discussion de tel ou tel aspect des thèses défendues.
2En s’attaquant à la communication au travail, le projet de Stéphane Olivesi est surtout de procéder à une critique des nouvelles formes de pouvoir dans les entreprises. Ce projet est nourri par une expérience de consultant, sans que du reste celle-ci soit directement évoquée dans le corps du texte, et par une activité d’enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication. En cohérence avec le caractère interdisciplinaire de celles-ci, l’armature conceptuelle du propos provient largement de la sociologie et des sciences économiques. C’est une tendance nette, observée par exemple lors du dernier congrès national de la Société française des sciences de l’information et de la communication (Marseille, 7-9 octobre 2002), dont l’un des thèmes était le pouvoir, congrès durant lequel, hélas, peu de contributions portaient frontalement sur le monde du travail. Et c’est à un parcours sélectif dans celui-ci que nous convie l’auteur, en s’intéressant à l’institutionnalisation de la communication, à ses modes d’organisation, aux phénomènes de gestion symbolique, au développement des savoir-être et des démarches qualité. Autant d’étapes ayant fait l’objet de recherches dans le domaine des études sur les entreprises, menées notamment par des membres du groupe Org & Co de la SFSIC. Il convient alors d’évaluer l’apport de Stéphane Olivesi qui, comme plusieurs contributeurs au colloque de Marseille, place au fondement de ses analyses l’œuvre de Michel Foucault, en particulier Le sujet et le pouvoir et Surveiller et punir, même si la logique de cet emprunt est insuffisamment étayée dans l’introduction générale du livre. Pourtant, on a affaire à une archéologie de la communication-pouvoir, établie à partir des acquis de travaux récents en sciences sociales. L’auteur les met en perspective ou les agence d’une façon telle qu’il apporte un éclairage intéressant à plusieurs titres.
3Dans le chapitre consacré à l’institutionnalisation, Stéphane Olivesi s’emploie à retracer les conditions d’émergence de l’impératif communicationnel, moins en termes de professionnalisation stricto sensu, qu’en ternies de contextualisation socio-politique et d’équipement scientifique. À cet égard, il montre le rôle non négligeable de la pensée de Michel Crozier, en particulier celle du Phénomène bureaucratique (1963). Il émet, à bon droit, le souhait qu’il faudrait entreprendre une « sociologie de la diffusion de l’analyse stratégique » (p. 14), qui fonctionne comme une catégorie interprétative des situations, mais aussi comme un outil de gestion. Signalons qu’une recherche de cette nature, empreinte d’une volonté généalogique, se devrait de remonter au-delà des années 1960 pour intégrer diverses productions du sociologue, dont un article – insuffisamment connu – sur les relations publiques paru dans la revue Les Temps Modernes en 1951 (« Human Engineering. Les nouvelles techniques humaines du Big Business américain », 69, p. 44-79). Dans un essai, somme toute assez court, il est difficile d’approfondir l’analyse de toutes les composantes du cadre institutionnel. De ce point de vue, certains choix sont judicieux : le lecteur appréciera les passages traitant des repères juridiques par trop négligés. Certains textes sont néanmoins souvent cités dans d’autres études sur le sujet (e.g. lois dites Auroux ou Aubry), er l’intérêt de l’ouvrage de Stéphane Olivesi réside davantage dans la contextualisation. Mais celle-ci n’est guère politique, au sens courant du mot, alors que cette dimension, avec la tentation explicite d’une approche marxiste, est évoquée par l’auteur. On aimerait savoir comment celui-ci établit des continuités, ou des discontinuités, dans la production de textes encadrant la « communication au travail » par les différents gouvernements qui se sont succédé, par exemple depuis 1968 (loi du 27 décembre sur l’exercice du droit syndical). On songe à une investigation dans l’esprit de celle de Denis Segrestin dans sa Sociologie de l’entreprise (1992), qui brosse le tableau des évolutions des formes françaises de l’entreprise à partir de l’époque du gouvernement de Vichy. Si le sort réservé aux partis politiques est réduit à la portion congrue, il n’en va pas de même pour les syndicats. Indéniablement, ces pages sont utiles. D’autant qu’elles dépassent le sempiternel lamento sur l’affaiblissement du mouvement syndical en France, ainsi que les explications toutes faites de ce phénomène. C’est bien l’imbrication de facteurs socio-économiques qui est au centre de l’analyse visant à montrer l’impact de la position d’interlocuteur privilégié, conférée aux syndicats, et l’assimilation problématique des techniques de communication qui se substitueraient à celles de la propagande. Sur ce dernier point, passionnant, la curiosité est aiguisée sans pouvoir erre pleinement satisfaite… Peut-être que l’auteur a moins d’appétence pour la communication des organisations que pour l’« organisation communicationnelle ».
4Il ne s’agit pas d’un jeu de mots : cette dernière expression constitue le titre du deuxième chapitre. Stéphane Olivesi y déploie des raisonnements marqués au sceau de la sociologie du travail et de l’économie. On lui en sauta gré. Ici encore, l’auteur va à rebours d’un discours commun, celui qui explique l’émergence et le succès de la communication entrepreneuriale par l’obsolescence des modèles taylorien et fordiste, par la prégnance des mécanismes de régulation interne et externe. Avec beaucoup de finesse, il montre que le haut degré de généralité de ces propositions conduit à négliger la prise en compte de facteurs pratiques. Or, ceux-ci obligent, en quelque sorte, à démythologiser le poids de Taylor et Ford, à penser la cohabitation de différents modèles d’organisation du travail, à se recentrer sur la question du rapport salarial et de ses diverses modalités. Ce sont des instruments de lecture du développement et de l’emprise de la communication. En quelques pages bien senties, inspirées notamment par les recherches de Jean Lojkine et Benjamin Coriat, on perçoit les bénéfices explicatifs de cette façon de procéder : attention aux variations des pratiques d’un secteur d’activité à l’autre empêchant ainsi des « placages » théoriques inopérants, ou encore mise en évidence du lien entre rationalité gestionnaire et reconfiguration organisationnelle, permettant de prendre la mesure de l’idéal de flexibilité et de sa mise en œuvre effective. La démonstration est illustrée par plusieurs études de cas. Cinq sont spécifiquement dédiées à l’insertion des TICs dans des entreprises et justifient pleinement le titre de l’ouvrage par un investissement de terrains autres que celui de la communication qualifiée d’institutionnelle, porteuse – elle aussi – d’une injonction irriguant toutes les composantes d’une entreprise.
5Semblable processus requiert des analyses de la gestion du symbolique (chapitre 3), connectée à celle de l’idéologie managériale, qui, sous cette appellation ou d’autres, est à la base de l’activité des agents de relations publiques et de ses métamorphoses depuis près d’un siècle. Sur ce versant du dossier, la littérature scientifique est assez prolixe, tant par rapport au mouvement de professionnalisation, qui implique la construction et la manifestation de compétences débouchant sur la définition de zones d’expertise, que par rapport aux diverses incarnations des politiques managériales censées participer à la modernisation des activités de production. Dans cette section de l’ouvrage, la thématique du pouvoir est développée moins par des études fondées sur des données empiriques provenant d’enquêtes - ce qui est dommage - que sur l’exploitation de manuels de communication, révélateurs d’un ordre du discours. Il n’est alors guère surprenant que prédominent les références à L’archéologie du savoir. Le recours à la pensée foucaldienne est ici nettement plus détaillé que dans l’introduction du livre et sert à comprendre la « cristallisation de rapports de force » via toutes les étapes des stratégies discursives (p. 82). Il est adroitement complété par des emprunts à Antonio Gramsci et Louis Althusser. Cet agencement théorique aboutit à des passages sur « la police des énoncés » qui abordent l’exposé des conditions rendant impossible la tenue d’un « contre-discours ». L’angle de la recherche est particulièrement stimulant mais, à l’instar de ce qui faisait la force du chapitre précédent, le propos aurait gagné en vigueur grâce à la présentation de résultats d’investigations sur des terrains spécifiques (les exemples sur le tutoiement et le décloisonnement de l’organisation spatiale sont esquissés), ou grâce à des liens plus tangibles avec les intentions et formes de la communication syndicale, exposées en amont.
6Cependant, à bien des égards, le poids de la gestion symbolique est abordé plus précisément dans les pages sur les « savoir-être ». De prime abord, on peut se méfier d’un chapitre placé à cette enseigne, parce qu’il s’agit d’une notion qui, associée au savoir et au savoir-faire, est devenue un poncif du management ou des études, dénuées de recul, sur ce dernier. Crainte d’autant plus avivée que ledit chapitre s’ouvre par des considérations sur les métiers de la communication (dircoms, consultants…) qui n’en renouvellent pas l’approche. Mais, ce serait ne pas faire confiance à un auteur qui, le moins qu’on puisse dire, n’est pas animé par la complaisance et sait revenir à sa perspective initiale : la critique. Ainsi, dans le sillage de Jean-Pierre Le Goff et de Pierre Bourdieu, se livre-t-il à un démontage méticuleux des formes de sociabilité de la vie en entreprise ou des membres de celle-ci lorsqu’ils sont au travail ailleurs. Avec acuité, Stéphane Olivesi explique les tenants et aboutissants de l’investissement communicationnel de lieux, milieux et objets. Des pages, à l’écriture alerte, font comprendre ce qui se joue dans les prestations des compagnies d’aviation qui distinguent les cadres, dans les réunions de travail se passant dans des hôtels de luxe, dans la répartition inégale de matériel (du téléphone mobile à l’ordinateur portable). En cela, il débusque, sous des dehors de modernisme, la reproduction de rapports de force au profit des salariés dominants. Sans être radicalement innovant – n’est-ce pas là l’antienne de nombre de dominés ? – il en arrive à une conceptualisation des relations de pouvoir qui se structurent dans la tension, incorporée, entre culture d’entreprise et acculturation managériale. Cette incorporation étant favorisée par la foultitude de stages en formation continue, à base de psychosociologie plus ou moins bien vulgarisée et surtout acclimatée aux objectifs entrepreneuriaux. C’est à ce stade, seulement, qu’apparaît une analyse de la communication en tant que compétence. Stéphane Olivesi en stigmatise le flou. On le suivra volontiers. Mais si, dans le cadre de la sociologie d’une compétence professionnelle, l’on examine le rendement de celui-ci, et si l’on s’appuie sur le travail de Luc Boltanski consacré aux cadres, on constate qu’il joue un rôle productif dans la diffusion de modèles de comportements, allant plus loin que la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. Nonobstant cette réserve, on rejoindra l’auteur lorsqu’il estime que la communication peut être envisagée « sous la forme d’un principe de division du travail er comme une clé de voûte de la reconfiguration des rapports sociaux » (p. 126).
7Pour finir, le chercheur présente, en un court chapitre, ses vues sur la démarche qualité. En la matière, il y a pléthore de travaux, dont ceux de Frédéric Mispelblom Beyer, qui insistent sur la dimension communicationnelle et sur l’impact des contraintes de qualité auprès des salariés, impact supérieur aux actions menées par les services spécialisés… en communication. Un point de départ prometteur qui appelle des compléments de la même eau. La promesse n’est pas vraiment tenue en termes de stricte comparaison. En effet, après un historique, bien venu, sur l’émergence de l’intérêt pout la qualité, Stéphane Olivesi passe en revue les jugements qui ont surgi à l’encontre de la tendance hégémonique de ce type de pratique – conformisme entrepreneurial, rigidification de l’organisation, retour du taylorisme, accentuation des moyens plutôt que des fins – et qui conduisent parfois à la dénoncer comme un leurre. Sous cet angle, sans véritablement prendre le contre-pied des auteurs qui stigmatisent le phénomène, il souligne que la qualité participe de l’économie du renouvellement des relations de pouvoir en rentant d’imposer des normes et des comportements. Pour ce faire, il expose, avec justesse, le rôle joué par la formalisation des procédures qualité et ce qu’elle implique dans les processus communicationnels, en particulier « la transformation du rapport langagier au travail » (p. 141). Pour qui veut revenir à la comparaison entre l’impact de cette démarche et celui des services de communication, on retiendra qu’implicitement l’organisation du travail prime sur le discours, souvent enchanté, des communicateurs. Mais si l’on reprend l’ensemble de la démonstration de l’auteur, on se demandera s’il ne faudrait pas penser la communication au travail de façon moins métrologique et plus réticulaire. Autrement dit, sans oublier Marx cité dans les dernières lignes de l’ouvrage, ne convenait-il pas d’effectuer un retour à Michel Foucault pour aboutir, en fin de parcours, au tracé dynamique du dispositif du faire-faire communicationnel, quitte à baliser aussi des pistes de réflexion absentes de l’ouvrage, par exemple la médiatisation du travail et des entreprises, l’internationalisation des pratiques, les théorisations et méthodologies en sciences de l’information et de la communication ? Cela aurait peut-être fourni la matière d’une conclusion qui manque à cet essai, de toutes les façons réussi, de Stéphane Olivesi.
8Jacques Walter
Sébastien Rouquette, Vie et mort des débats télévisés : 1958-2000, Bruxelles, Éditions De Boeck université, Paris, INA, coll. « Médias Recherches », 2002
9Quiconque veut à présent travailler sur la conversation télévisuelle, qui occupe depuis plus de 40 ans les écrans de la télévision française, est tributaire d’une solide tradition de recherches en ce domaine. Après les analyses pionnières des années 1972-88 (notamment les miennes, publiées dès 1988), s’est constitué un champ scientifique de recherches systématiques, où l’on trouve l’approche sémio-discursive (Charaudeau, Lochard, Soulages), l’approche pragmatique psycho-sociale (Trognon, Chabrol, Ghiglione, Larrue), l’approche sociologique et politiste (Neveu, Champagne, Collovald, Le Grignou, Mouchon, Mehl). Prolonger ces démarches consiste d’abord à dépasser les éventuelles lacunes de tous ces travaux : insuffisances terminologiques ; absence de périodisation rigoureuse ; rare mobilisation des analyses quantitatives, à présent facilitées par les outils de l’Inathèque ; appréhension trop superficielle de l’évolution générale, en ce qui concerne les régimes de dicibilité (pouvoir de dire), d’identités médiatiques, d’affectivité (voir le bilan que j’ai dressé dans Tarangeret Gardies (dir.), Télévision : questions déformes (2), L’Harmattan, p. 165-210). Il faut donc étudier à la lumière de ces impératifs le travail proposé par Sébastien Rouquette.
10La question de l’objet de recherche, qui concerne les décisions de terminologie, se pose immédiatement au lecteur : quel est cet objet, et comment se nomme-t-il ? Si l’on se réfère au titre de l’ouvrage, la question est tranchée : il s’agirait du champ global des débats télévisés, et il nous est affirmé que la mort y régnerait. En réalité, la recherche se restreint au seul « débat de société », et la mort n’est qu’une hypothèse évoquée. Deux critères conjoints tentent de définir le débat de société de façon large : celui du thème (tout problème de société) et celui de la composition du plateau (avec une majorité de « représentants standards » de la société française). « Construction télévisée de la mise en forme de la réalité sociale », le débat de société est distingué du débat politique, littéraire, scientifique : non pas par sa nature, mais en fonction de la composition du plateau. Ainsi, un débat politique deviendrait débat de société lorsque son plateau regroupe une majorité de gens de la société civile. Du coup, ne reste-t-il pas que le seul critère de la composition du plateau, pour peu qu’il comporte une majorité de personnes que l’auteur nomme, au fil des pages, « citoyen standard », « citoyen lambda », « citoyen social », « Français lambda », « Monsieur tout le monde », « acteurs sociaux ordinaires », « citoyens sociaux standards », et que l’on reconnaîtrait grâce à la présentation qu’en fait l’animateur et au type de discours (ordinaire ?) que les acteurs en question vont tenir ?
11Même si la question terminologique n’est pas des plus faciles, voyons ce que Sébastien Rouquette propose. Il retient l’hyperthème « discussion », et en décline 3 catégories : les débats, les conversations ordinaires, les palabres. Les débats qu’il mentionne sont politiques, institutionnels et/ou pédagogiques, polémiques, populaires (parfaite hétérogénéité des critères). Les conversations ordinaires consistent à « débattre pour débattre » (p. 24), sans autre objectif que de parler : sont-elles alors aussi des débats ? Les palabres se distingueraient des discussions « réelles » par le fait que l’animateur les conduit selon un questionnement permanent ; mais il nous est dit par ailleurs qu’elles restent dans la catégorie des débats parce que « tout n’est pas joué d’avance » ! Où sont alors les différences ? Interviennent encore des échelons intermédiaires comme « le débat de société quasi politique », le « débat mi-polémique mi-divertissement ». Trois ambiguïtés demeurent donc :
- l’hyperthème est-il celui de « discussion », de conversation (la palabre est encore définie comme « type de conversation », p. 56), ou de débat (la conversation ordinaire consistant à « débattre pour débattre ») ? Les trois termes paraissent bien pour l’auteur interchangeables ;
- le débat de société est-il bien une catégorie du seul débat, alors que l’un de ses échantillons, Aujourd’hui madame, est explicitement considéré comme conversation ordinaire (p. 19, 25, 36) ? Et s’il avait aussi des aspects de palabre, alors le débat de société deviendrait en fait une catégorie parfaitement transversale ;
- les constatations que l’auteur voudrait réserver au seul débat de société ne glissent-elles pas vite au niveau plus global du débat en général, comme le titre du livre y invite ?
12Même si Sébastien Rouquette dit assumer « l’imprécision volontaire de la catégorie générique » de débat (p. 9), en veillant par ailleurs à ne pas reprendre à son compte certains termes utilisés par les chercheurs et professionnels, comme celui de « talk show », force est de relever cette fâcheuse imprécision terminologique, qui n’est pas sans conséquence sur la question du corpus de l’étude.
13Déclaré « corpus de masse », celui-ci regroupe 28 titres de débats de société allant de 1958 à 2000, soit 398 numéros d’émissions. L’échantillon se veut représentatif, en ce qu’il comprend des programmes dits « exemplaires » et d’autres, baptisés « hors-cadre ». Les années 1970 y sont dites atypiques (« un autre monde télévisé »), et les années 1990 y sont privilégiées. Au total, la moitié des titres seulement n’ont été que très peu analysés par les autres chercheurs. Originalité relative du corpus !
14La thèse soutenue dans le livre est celle de la disparition du débat classique – celui qui consiste à « discuter pour co-construire » – et le phénomène s’accompagne de la transformation de la place du citoyen standard (2e partie) comme de la légitimation de savoirs (3e partie). Disparition du débat ouvert, au profit de l’enfermement dans les témoignages des citoyens ordinaires, avec propos de plus en plus surveillés, régulés, encadrés. Logique de l’information ordinaire, qui marginaliserait in fine leaders politiques et représentants de l’État. On le voit : la perspective est ambitieuse, et elle postule une relation quasi spéculaire entre espace social global et espace public télévisuel, ce dernier influençant « à coup sûr, au moins symboliquement, les règles du débat social » (p. 8). L’auteur se penche donc sur cet « espace collectif de discussion » où interviennent, à la télévision, les débats de société, agités qu’ils sont par les Français standards, les experts, les institutionnels et les leaders politiques. L’évolution qu’il repère le conduit à définir trois types de témoignages (2e partie) : celui qui revendique (Médiations) ; celui qui touche à l’intimité (Mea culpa) ; celui qui paraît ordinaire (Ça se discute, La Marche du siècle). Tous relèvent pour lui d’une logique informative (3e partie) où les savoirs concrets des « ingénieurs du social » cohabitent avec les savoirs abstraits des « professionnels du savoir global ». Et, à contresens des déclarations habituelles, l’auteur affirme qu’on ne peut plus dire que la télévision des années 1970-80 serait dominée par les discours des experts et celle des années 1990, par la parole de l’homme de la rue.
15Désireux de conduire une « démarche dynamique » (p. 16), il commence d’abord par un essai de périodisation. Or, penser l’histoire d’un programme dans celle de la télévision exige, pour identifier les causes des changements majeurs, de penser tout à la fois les grandes dimensions à l’œuvre dans le média (technique, économique, symbolique), le mode de hiérarchisation passagère entre elles, l’articulation des déterminations extrinsèques et intrinsèques. Sébastien Rouquette, quant à lui, affirme que le critère déterminant est interne et structurel : dans le débat de société, la dicibilité est corrélée au degré de relation entre contenant et contenu. Sur ces bases, il semble distinguer deux grandes périodes : l’époque 1958-80, fondée sur la parole ordinaire, ère de l’opinion et de l’ouverture, où les années 1970-80 (qu’il pousse jusqu’à 1985) sont fort importantes ; l’époque des années 1990, ère de l’information et de la « planification » des débats. Mais il mentionne aussi la « période transitoire » de 1985-87 puis 1988-92, marquée par la polémique, laquelle remonterait d’ailleurs à L’Huile sur le feu de 1975-76, et pourrait être intégrée à la première période (p. 75). Par ailleurs, la première période comporterait encore la « nette cassure de 1970 » (p. 94) ! Alors : y aurait-il deux, trois ou quatre périodes, dans cette histoire qui se serait « accélérée » depuis 1985, en raison de « l’aspect strictement commercial de la télévision » (p. 40) actuelle, portée par la dimension économique ?
16Même si la périodisation est donc quelque peu labile, l’objectif reste de comprendre le fonctionnement des débats de société à partir des « impensés sociaux, culturels, idéologiques et médiatiques de l’ensemble » (p. 15). Objectif de révélation des a priori. L’une des façons d’y parvenir passe par le recours heureux aux analyses quantitatives sur la composition des plateaux (pourcentage de personnes ordinaires), les types de questions posées aux discutants, les degrés d’argumentation et de communication autorisés. Travail fastidieux et difficile, ces comptages produisent des constats intéressants sur certains conditionnements peu perceptibles hors de cette approche. Mais ils restent trop enfermés dans les actes de discours individuels ou dans la seule relation participant-animateur. Leur échappe la dimension collective. Une autre façon est de convoquer l’épitexte éditorial de chaque débat (Annexe 1). Le chercheur a pu ainsi retrouver dans la presse les déclarations des responsables de débats, ces promesses faites avant la première diffusion de l’émission, et même s’il s’agit de discours-vitrines superficiels, le chercheur parvient à en extirper les informations stratégiques utiles. Une troisième manière est de tenter des comparaisons avec les télévisions étrangères, en l’occurrence les émissions américaines : ce que l’auteur fait, de temps en temps seulement.
17Par contre, tout au long de son travail, Sébastien Rouquette développe une démarche, discrètement sémiotique et constamment sociologique, pour rendre compte des mécanismes occultés des débats de société : « relative ancienneté du pouvoir donné au public » (p. 97), à côté de la « fragilité de la place des citoyens ordinaires dans les débats publics » depuis 40 ans (p. 118) ; mouvement de fond – celui de la négociation – travaillant depuis plus de 20 ans les sociétés occidentales, et dont l’espace télévisuel ne proposerait qu’un simple ersatz ; « planification accélérée de l’espace social (rélévisé) depuis 15 ans » (p. 68). Sur le plan sémiotique, l’auteut mobilise certains travaux connus (Charaudeau, Lochard, Jost, Nel), mais en se limitant à des emprunts de détail. Et ses analyses de dispositifs d’émissions restent peu nombreuses. Ses démarches plus sociologiques en appellent à Goffman pour la question des rôles ; à Bourdieu pour celle du capital linguistique ; à Neveu, Champagne, Mouchon, Darras pour le fonctionnement des débats ; à Mendras et Caplow pout la question des conflits sociaux. Au total, le propos ne manque pas d’ambition.
18Tenter d’échafauder une histoire du débat de société à la télévision fondée sur l’évolution de l’importance du citoyen ordinaire a sa pertinence. Il fallait s’intéresser de front à cette question-clé de la démocratie cathodique. Mais cette approche demande à être ensuite réinscrite dans l’histoire générale du débat télévisuel, où des problèmes peuvent alors surgir. Par exemple, comment expliquer que le débat de société ne se fasse polémique que de 1988 à 1992 (selon Rouquette), quand le débat politique l’est dès 1970 ? À quelles conditions l’analyse du débat télévisuel de société peut-elle servir de révélateur de mouvements sociaux internationaux, et d’indicateur de la mission dominante de la télévision tout entière, dans une période donnée ? La prudence s’impose. Surtout, peut-on évaluer la progression du pouvoir de parler sur des plateaux de télévision en mobilisant un ensemble d’indices qui se passent totalement de l’analyse conversationnelle ? Converser à la télévision, c’est construire en commun des espaces d’échange sur lesquels pèsent notamment des freins puissants, ces tabous sociaux et ces normes de bienséance que Rouquette n’évoque guère. C’est aussi participer à la gestion des tours de parole, dont l’animateur reste le garant, loin de ces catégories naïves de la conversation « réelle, naturelle, spontanée, franche », que Rouquette entretient. C’est encore entrer dans des jeux d’identités médiatiques stimulés par la médiatisation spectaculaire (travaux de G. Lochard et N. Nel), et ce concept, sans doute plus adapté au petit écran que le concept dramaturgique de Goffman emprunté au théâtre, peut aider à ajouter à la dimension verbale de la conversation télévisuelle sa nécessaire dimension psycho-symbolique. À ne pas entrer dans l’analyse de ces réalités conversationnelles complexes, on peut verser dans quelques excès d’interprétation, que le manque de fluidité de l’expression vient encore accentuer.
19Noël Nel
Pascal Froissart, La Rumeur. Histoire et fantasmes, Paris, Éditions Belin, « Débats », 2002
20On connaît la rumeur d’Orléans : des jeunes filles sont enlevées dans les cabines d’essayage des magasins de juifs et finissent au Moyen-Orient. On a entendu parler de la rumeur du Pentagone : aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone le 11 septembre 2001. Certains se souviennent de la rumeur du cancer d’Isabelle Adjani, qui finit par être démentie par l’actrice elle-même au journal télévisé de 20 heures. La rumeur semble un phénomène fréquent, bien identifié, étudiable scientifiquement, de l’ordre du trivial. Mais que désigne le terme « rumeur » ? Un récit faux bien sûr ? Un qualificatif, outil rhétorique qui discrédite d’office un récit et ceux qui le transmettent (les révisionnistes parlent ainsi de la rumeur des chambres à gaz dans les camps nazis) ? L’effet repérable aisément du jeu du téléphone, qui n’est que la conséquence de l’entropie informationnelle ? Un phénomène d’ordre psychologique (ou sociologique), repérable en laboratoire avec des protocoles d’expérimentation rigoureux ? Ou encore une tendance naturelle de l’homme à raconter puis à s’appuyer sur des détails quand il répète un récit ?
21Pascal Froissart ne questionne pas le rapport de la rumeur à la réalité. Il retrace l’histoire du mot (rumor/rumeur) et celle des théories scientifiques qui prétendent l’expliquer, en particulier sur des bases expérimentales depuis le début du xxe siècle. Et il en vient, étant donné l’incapacité profonde des sciences sociales à expliquer comment fonctionne la rumeur, à mettre en cause le concept lui-même et les théories qui prétendent le traiter et constituer une « rumorologie » à prétention scientifique. Il va plutôt « postuler une volonté sociale de croire que ce concept a un fondement, et tâter le pouls du concept et de ceux qui l’étudient… ». Comme on le voit, l’entreprise est originale et se situe d’emblée au niveau du méta : méta-discours, méta-récit, méta-théorie…
22La rumeur devient l’objet d’une expérimentation soumise à protocole au début du xxe siècle, puis le mot désigne bientôt un quasi-média de masse, capable de diffuser (et déformer) des histoires. Avec la seconde guerre mondiale, elle devient une arme de guerre, avec les appels à rumeur ou la guerre contre les rumeurs. Enfin, les statistiques de publication prouvent que les années 1990 voient se multiplier les études sur la rumeur, marquées par l’illusion fondamentale que l’on peut étudier sous le même signe le jeu du téléphone dans un laboratoire de psychologie expérimentale et les phénomènes liés aux médias. Car en réalité, la rumeur est profondément liée aux médias. S’appuyant sur une étude serrée de la littérature « rumorologique », l’auteur montre que, pour l’ignorer, son fondement même est vicié. Les médias évoquent sans cesse les rumeurs – Pascal Froissart le démontre chiffres à l’appui – les font vivre et en vivent. Pourtant, on fait comme si la rumeur était immédiate et que le média ne venait qu’après, accessoirement, tout comme le milieu socio-historique dans lequel la rumeur se développe : bref, comme si la rumeur existait en tant qu’essence, avant toute réalité médiatique, historique et sociale. Or, à y regarder de plus près, le concept scientifique, développé à partir des travaux de Stern, Oppenheim puis Kirkpatrick, repose sur une expérimentation discutable et des généralisations sans fondement. Si bien que les théories de la rumeur ne peuvent que s’enfermer dans un débat essentialiste centré sur le concept de vérité, qui fait l’économie des problématiques de la construction du sens, de l’analyse du contexte social et du rôle des médias. Le spécialiste des rumeurs proclame qu’il est seul à pouvoir comprendre le sens qui circule. Qu’il soit psychanalyste, analyste boursier, psychologue quantitativiste ou autre, il décrypte la vérité (unique), ses relations avec la rumeur qu’il analyse (et qui le consacre comme chercheur) et interprète les signes qui circulent… Le concept de rumeur sert alors principalement à légitimer son discours comme discours scientifique. Comme on le voit, la mise en question d’un concept trivial, accepté comme allant de soi, mène ici à des questions fondamentales sur le rôle de la science, celui des médias, ou l’image que le scientifique peut se faire de sa relation au réel, aux discours et à la vérité…
23Le recul épistémologique et méthodologique et la rigueur n’excluent en rien dans cet ouvrage l’humour. Preuve qu’on peut être scientifique et avoir de l’esprit. Ceci posé, dans la mesure où l’ouvrage repose sur un mot franco-anglais (rumor/rumeur) et ses apparentés dans des langues indoeuropéennes, on peut se demander ce que devient le concept dans d’autres langues non indo-européennes, et à rêver d’une étude interculturelle de la rumeur. Qu’est-ce que la rumeur hors de notre aire (et ère) culturelle et linguistique ? Le concept peut-il y exister ? Et celui de discours vrai, qui lui est lié ? Pour ne pas aller au bout du monde, la langue turque connaît ainsi deux temps pour le récit : le passé qui raconte, et le passé rapporté, utilisé pour ce que je ne peux certifier moi-même car je n’en ai pas été témoin, et sur la vérité duquel je ne m’engage pas (sans dire que c’est faux). On voit que la frontière entre vérité et rumeur se déplace fortement dans tous les discours… Que diraient nos collègues de là-bas de la rumorologie ? Et nos collègues de langue chinoise ou hindi ? Serions-nous prisonniers, non seulement de concepts bancals, mais aussi des mots qui les désignent ?
24Bruno Ollivier
Jacques Perriault, L’Accès au savoir en ligne, Paris, Éditions Odile Jacob, coll. « Le champ médiologique », 2002
25La toile de fond du propos général de Jacques Perriault n’est pas difficile à tisser. Elle procède d’un constat anthropologique courant : pour survivre et prospérer, les hommes n’ont pas cessé de transformer de l’information (visuelle, auditive, tactile…) en connaissance. Leur supériorité sélective tient même à cette aptitude à tirer profit des stimuli que leur adresse l’environnement. Technologie de l’intelligence de premier plan, l’écriture s’est révélée responsable de l’accélération des progrès qu’ils ont réalisés dans l’histoire. Elle a permis que l’information soit consignée, stockée, archivée, transmise, diffusée… sur un support qui la transforme en « document » échangeable et manipulable. Tout cela a été largement décrit, notamment par Jack Goody, et sert de préambule habituel aux chercheurs de tous horizons qui se demandent aujourd’hui ce que devient l’information dans l’univers numérique.
26Jacques Perriault est de ces chercheurs de longue date, soucieux de comprendre comment se construisent les savoirs, comment se mettent en place les stratégies de décodage, d’interprétation et d’organisation de ces données qui circulent désormais sous forme binaire, pour se présenter finalement sur nos écrans comme des lettres, des images ou des sons. Reste que l’interrogation de J. Perriault, dans ce livre, est plus spécifique. Il ne s’agit pas pour lui de prononcer le énième éloge des TIC (technologies d’information et de communication), mais de faire le point sur les perspectives qu’elles offrent pour le savoir en ligne. Sommes-nous contemporains d’une révolution en matière d’apprentissage, de recherches d’information et de gestion des connaissances ? On remerciera J. Perriault de ne pas le croire aveuglément. Cela nous évitera la confusion tellement fréquente chez les thuriféraires des TIC entre le discours incantatoire (sinon mystique) et la réflexion épistémologique. L’emploi des médias à des fins culturelles et éducatives est une longue histoire, traversée par des idéaux qu’Internet n’a pas inventés. Ce que nous expérimentons aujourd’hui n’est pas totalement inédit : une technique (en l’occurrence : Internet) cherche toujours à imposer son empreinte et à se tailler la part du lion dans un contexte socioculturel tenté par l’inertie. Jacques Perriault a inventé l’expression « effet diligence » pour décrire la difficulté de toute technique à devenir un véritable facteur d’innovation. Quand on a produit les premiers wagons ou les premières automobiles, ne leur a-t-on pas donné des formes de « diligence » ? De nos jours, on fait de même avec les TIC, en les destinant au déjà connu : on dispose d’Internet et l’on s’en sert pour mettre en ligne des manuels scolaires surannés et débités en tranches… Tout reste à faire pour se montrer à la hauteur des moyens disponibles sur le marché de la technologie. Celle-ci n’est pas révolutionnaire en elle-même, mais seulement le vecteur possible d’une audace inventive.
27Fort de ce constat, J. Perriault peut dresser l’état des lieux potentiellement offert à l’innovation : les infrastructures techniques (les satellites, le câblage de la planète…), les réseaux numériques avec leurs normes et leurs formats (la documentation automatique, le e-learning…), les moteurs de recherche (pourquoi J. Perriault ne mentionne-t-il pas le plus coté d’entre eux : Google ?), les balbutiements du knowledge management et les promesses des recherches en « cognition située »… Autant de moyens hétérogènes qui restent sous-exploités, au point de justifier les déceptions de plus en plus avouées : les universités virtuelles pourvoyeuses de savoir en ligne ne vont pas acculturer la planète, comme on l’imaginait, et l’e-learning rendra au contraire de plus en plus urgente la formation « en présence »… Bon nombre d’exemples sont proposés par J. Perriault qui portent au même constat : les comportements résistent aux techniques. Ainsi, l’e-learning gagnerait-il à prendre en considération l’horreur de la solitude qu’exprime celui qui est contraint d’apprendre à distance. De même qu’il vaudrait mieux apercevoir le maintien du prestige conféré au livre comme vecteur de savoir, y compris auprès des 5,2 millions d’abonnés actifs que compte Interner en France. Un message humaniste contre les préjugés d’une idéologie techniciste : telle est la leçon essentielle du livre de Jacques Perriault.
28Les attentes de la société en matière d’échange et d’accès au savoir ne sont décidément pas subordonnées à l’offre des TIC. Autant en être conscient, ne serait-ce que pour se prémunir contre de coûteuses illusions. D’autres « bulles » pourraient encore éclater ! « Interner constitue un excellent révélateur des mouvements de profondeur de la société. Il met en évidence l’opposition entre l’institution, qui offre et contrôle le savoir, et la société civile, ni princesse ni marchande, qui manifeste ses désirs de collectifs, de préservation de la présence humaine et d’intérêt pout l’autre, dans un climat de réciprocité » (p. 168-169). On saura gré à J. Perriault d’avoir clairement souligné les compétences (techniques, cognitives et culturelles) requises par Internet, et dont le défaut explique largement les freins dans son utilisation réelle, de même que le fait qu’il attire souvent à lui les moins compétents (p. 181), au titre d’une espèce d’« objet transitionnel » voué à satisfaire un frileux désir de sécurité. Tout autre que Jacques Perriault qui s’obstinerait ainsi à rappeler qu’« une nouvelle technique ne se plaque pas sur la société » serait peut-être soupçonné de technophobie. Mais cet universitaire reconnu et spécialiste des normes et des standards au sein de l’AFNOR sait de quoi il parle. Il n’a d’autre souci que celui de remplacer « la logique des tuyaux » par celle des « dispositifs », pour mieux rappeler que « l’accès au savoir suppose des médiations humaines, des lieux de réception et de production, ainsi que des procédures d’échange et de réciprocité » (p. 251). Puisse-t-il être suivi dans cette juste préoccupation !
29Jean-Michel Besnier
Jean-Claude Kaufmann, Premier matin : comment naît une histoire d’amour, Paris, Armand Colin, coll. « Individu et société », 2002
30Que se passe-t-il entre deux personnes qui se réveillent pour la première fois, ensemble, après une première nuit d’amour ? Tel est le sujet du livre de Jean-Claude Kaufmann, qui poursuit ici son travail sur le couple [1]. Travail qui, comme le signale l’auteur, s’inscrit « dans le courant de la grounded theory qui tente de forger des concepts à partir des détails les plus concrets du terrain » (p. 241). Cette enquête qui repose sur des entretiens compréhensifs tend à montrer que le premier matin est un moment crucial où l’histoire des individus peut changer, puisque « le couple se joue au premier matin » (titre de la troisième partie).
31Au premier abord, ce livre surprend. Il se lit comme un roman et non comme une enquête sociologique. Le style est clair, vivant, poétique parfois ; les références théoriques et méthodologiques sont, en revanche, très discrètes. Dans un deuxième temps, cette discrétion théorique et méthodologique agace le chercheur : pourquoi ne pas avoir interrogé systématiquement des couples, ce qui aurait permis de recouper les informations (donc de les vérifier) et de mieux saisir les différences de perception entre individus ? Comment s’assurer que les impressions rapportées soient bien celles du premier matin amoureux et non celles des premiers matins amicaux ou professionnels dans des endroits inconnus (hôtel, chambre d’amis…) ? L’enquête n’est-elle pas victime d’un biais méthodologique dans la mesure où elle fait l’impasse sur les relations sexuelles de la nuit, dont l’harmonie ou la dysharmonie doivent pourtant fortement influencer la perception du petit matin et l’envie de poursuivre ou de cesser une relation ?
32Cependant, très vite, ces questions de chercheurs disparaissent devant la force du récit, mais aussi devant la pertinence des détails sociologiques que révèle cette enquête : le rôle de l’alcool et de la drogue dans la rencontre amoureuse, les fluctuations de la pudeur, les différentes tactiques de présentation de soi au matin, les stratégies de fuite et d’évitement, les rapports de force lors du petit-déjeuner…, autant de phénomènes qui peuvent nourrir la réflexion du chercheur en communication, soit qu’il s’intéresse aux fluctuations de la ligne de démarcation entre sphère intime et espace public, soit que, dans la lignée de l’École de Palo Alto, il s’interroge sur la dimension structurante des toutes premières communications dans une relation inter-individuelle.
33Au total, le livre de Jean-Claude Kaufmann est un travail ethnographique stimulant qui finit par convaincre le lecteur que « le premier matin est hors du temps et de la vie habituelle, dans un ailleurs équivoque, qui par l’absence de normes libère les perceptions sensibles. Les émotions et sensations ressenties ne sont pas toujours extraordinaires et enchanteresses […]. Car le flottement, qui peut créer le malaise, signifie surtout que la porte est ouverte, que demain n’est pas écrit. La personne, comme sortie des cadres sociaux qui ordinairement lui dictent sa voie, est à la croisée des chemins et de son avenir (et il n’y en a pas que deux : mille décisions peuvent être prises). Il est très peu de moments dans l’existence où l’individu soit aussi libre, responsable de sa vie » (p. 237-238).
34Éric Dacheux
Jürgen Habermas, L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, traduit par Christian Bouchindhomme, Paris, Éditions Gallimard, coll. « NRF Essais », 2002
35Cet ouvrage veut tendre le cadre spéculatif au sein duquel l’auteur interroge le statut moral de la vie humaine, dans sa confrontation avec les perspectives ouvertes par la recherche et la technologie génétiques. La question posée par Habermas s’inscrit dans le sillage problématique d’une morale de type post-traditionnel : comment définir une éthique qui, dessertie de la double détermination philosophique des conditions d’une « vie bonne » et d’une « société juste », se réserve néanmoins la possibilité de délibérer sur les formes de compréhension que la société a d’elle-même ?
36Manifestement, Habermas prolonge le constat sociologique dressé dans la théorie de l’agir communicationnel : non seulement l’unité du monde immanente aux prescriptions morales traditionnelles est dissoute par la division du travail, mais son morcellement en sous-systèmes d’activités spécialisées abandonne encore la société moderne à une réduction de la morale universelle sur l’éthique actuelle de l’existence. En clair, Habermas prend acte de ce que le « découplage » entre les théories de la philosophie politique et l’éthique individuelle ouvre la voie à une colonisation de la morale par le modèle socialement dominant de la rationalité instrumentale.
37Sur ce point, la morale de type kantien n’offre aucun appui. Si l’impératif catégorique répond bien à la question de savoir pourquoi nous devons être des individus moraux, il laisse néanmoins en dehors de l’analyse la question de savoir pourquoi nous voulons être des individus moraux : quelle motivation pouvons-nous désormais trouver à agir moralement ? Habermas se retourne vers Kierkegaard. Le concept post-métaphysique du « pouvoir être soi-même » autorise-t-il une réappropriation éthique de la conscience et de la liberté individuelles ? Il n’est opératoire, précise l’auteur, qu’à condition de l’adosser à la structure transcendantale du langage qui, seule, répond aux deux difficultés de la société moderne. En présupposant l’inconditionnalité de la vérité et de la liberté, l’acte langagier peut tout d’abord être érigé en rempart devant la pluralité des visions du monde. En garantissant l’autonomie subjective des locuteurs, il permet ensuite de substituer la puissance normative de l’intersubjectivité à celle de l’absolu.
38L’argumentation d’Habermas se spécifie alors de la façon suivante. En autorisant un nouveau type d’intervention de l’homme sur l’organisme humain lui-même, le progrès des biosciences et le développement des biotechnologies invitent à soumettre à la question éthique les usages sociaux par lesquels la biotechnologie et en particulier la possibilité de transformer le génome humain prennent sens. Mais, dans le même geste, Habermas clôt la question autour d’une alternative plus étroite. Soit l’intervention sur le génome humain est regardée comme une extension technologique du champ de la maîtrise humaine, et elle convoque alors une volonté collective qui impose de la réglementer. Soit les procédés biotechnologiques sont considérés dans leur neutralité axiologique, et alors la licence illimitée de modifier le génome humain est plutôt donnée à un « eugénisme libéral », dont les finalités sont fonction des préférences individuelles et des stratégies des acteurs du marché. L’auteur est ici conséquent avec ses analyses antérieures, particulièrement avec la conception d’ensemble de la théorie de la connaissance scientifique établie dans La technique et la science comme « idéologie ». À ses yeux, le rapport n’est pas a priori problématique entre la technologie génétique et les sciences naturelles expérimentales. Il y a un continuum de rationalité instrumentale entre la mise à disposition technique de la nature extérieure et la possibilité d’intervenir technologiquement sur la nature intérieure.
39Habermas résout donc la question sans difficulté, en optant pour le premier terme de l’alternative qui plaide en faveur d’un « eugénisme négatif », c’est-à-dire restreint à l’assentiment général autour d’une correction thérapeutique des malformations génétiques. Il déporte alors le problème vers la compréhension moderne que l’homme a de lui-même et de sa liberté. La question de la nature humaine se pose en effet à nouveaux frais si une distinction nouvelle advient entre, d’une part, le corps vivant que je suis et qui m’appartient en qualité de personne, et, d’autre part, le corps vivant que j’ai et qui peut se prêter à une intervention technique au titre de chose. Mieux, c’est une nouvelle forme de l’imputation en responsabilité qui surgit, lorsqu’aux contingences de la procréation naturelle se substitue la possibilité de prévoir et de manipuler une combinaison de deux séquences chromosomiques différentes.
40Habermas s’attache principalement à discuter du caractère « antépersonnel » d’une décision touchant au fondement de l’appareil organique ; de son rapport avec le principe de responsabilité symétrique existant entre des personnes libres et égales ; et de son impact sur le processus de socialisation de l’individu, processus qui a été plus largement développé dans Après Marx. En renvoyant dos-à-dos l’illusion d’une plénitude donnée avec l’optimisation de la maîtrise technique de l’homme par l’homme et l’illusion inverse d’une responsabilité transgénérationnelle irrémédiablement rompue par les biotechnologies, il pointe la contradiction fondamentale à laquelle conduit toute forme d’intervention sur le génome humain : comment articuler le commandement moral qui nous enjoint à garantir juridiquement l’inviolabilité de la personne et l’impossibilité sous-jacente à la transformation prénatale du génome à assurer cette même inviolabilité ?
41Habermas surmonte la contradiction en administrant ses deux registres – collectif et individuel – d’implication. D’un côté, il en renvoie les conséquences normatives vers la sphère publique démocratique : c’est à la société qu’il revient, non seulement de se demander si elle veut s’arroger « le droit de disposer librement de la vie humaine à des fins de sélection », mais surtout de circonscrire normativement et de légitimer consensuellement la part entre les facteurs génétiquement indésirables et les facteurs génétiquement désirables.
42D’un autre côté, Habermas construit l’idéal-type d’un individu génétiquement transformé, et examine les possibilités offertes à l’appropriation rétrospective de son existence personnelle.
43L’« hétérodétermination » eugénique, nous dit-il, rencontre alors sa véritable limite morale, puisqu’en dissociant la conscience de la liberté – le sentiment que nous avons d’être les auteurs de nos actions – et la conscience de l’autonomie – la vocation que nous avons à être les auteurs de notre biographie – elle rend hautement problématique l’unité psychique de la personne humaine et, du même fait, son aptitude à participer égalitairement au jeu des interactions sociales.
44À lire les conclusions auxquelles Habermas aboutit, il est difficile de se départir d’un certain embarras. L’embarras ne vient pas de ce qu’en constatant finalement que ni les théories scientifiques ni les constructions intellectuelles n’entament la structure du savoir courant, l’auteur semble abîmer sa propre argumentation. L’embarras ne vient pas non plus de ce qu’Habermas écarte l’enseignement réaliste de l’histoire des sciences – tout ce qui est techniquement possible finit pat se concrétiser – et celui de la psychanalyse – la tentation de maîtriser rationnellement l’origine, er de la réifier en la dissociant de son ancrage sexuel, réactive la fantasmatique infantile et archaïque du « roman des origines ». Pour lui, le caractère irréversible des potentialités technologiques peut toujours être déjoué par les ressources compréhensives inhérentes à l’obligation qu’ont les acteurs sociaux de rendre raison de leurs conduites. En fait, l’embarras ressortit plutôt de la pensée habermasienne elle-même. Elle ne prend sens que dans le contexte spécifique d’une interaction communicationnelle visant à la détermination rationnelle du consensus ; elle reste dès lors suspendue à la virtualité d’un dialogue qu’il appartient au lecteur de nouer avec elle.
45Frédéric Gonthier
Francis Affergan (dir.), « Outre-mers : statuts, cultures, devenirs », Revue Ethnologie française, Paris, PUF, n° 4, 2002
46Ce numéro d’Ethnologie française a la particularité d’intégrer la dimension politique aux habituelles monographies descriptives. Autre originalité, le choix des terrains, nullement « exotiques », puisqu’il s’agit de départements (ou de territoires) français, largement façonnés par la colonisation, puis par l’administration métropolitaine. Le texte de présentation justifie l’apparent paradoxe en posant la question d’une « anthropologie du post-colonialisme », véritable enjeu scientifique de cette livraison. Sous l’apparent classicisme d’une répartition géographique des cultures étudiées, court une interrogation transversale : comment réussir à prendre en charge, à propos du couple identité/culture, les formes actuelles de ressentiment, de haine, de vengeance héritières et tributaires des grands moments de la conquête, l’esclavage, le racisme ? Ces grands moments ont tissé les histoires de ces pays, fournissant autant de repères à la construction de l’identité.
47Francis Affergan n’hésite pas à écrire que le soubassement épistémologique de la discipline se trouve ébranlé ; l’analyse des « régions » administratives ne se soumet pas aisément à des déterminations clairement identifiables. À propos de la Réunion ou des Antilles, les auteurs invitent à repenser les catégories simplistes, parce que « binaires », incapables de rendre explicitables des traits ou des comportements complexes. Dominants/dominés, l’intégration (dans quoi ?), l’assimilation (à quoi ?), ces catégories ne permettent pas de pénétrer les réalités fluides du monde antillais, si différent du Tahitien ou du Réunionnais.
48De même, à propos de la relation entre culture et identité surgit douloureusement la construction, pour un même individu créole, d’une identité construite à partir de tessons africains, européens, indiens ou chinois, mais avec la tache indélébile de telle couleur de peau et la mémoire d’un passé servile. D’où l’impossibilité de se reconnaître dans les représentations politiques et institutionnelles à l’occidentale.
49L’ensemble des terrains présentés fait surgir plus de questions de méthode qu’une panoplie de réponses pour penser « autrement ». Mais la porte est ainsi vigoureusement ouverte pour la réorientation de la recherche.
50Anne-Marie Laulan
Notes
-
[1]
Cf. La Trame conjugale, analyse du couple par son linge, Nathan, 1992 et La Femme seule et le Prince charmant Nathan, 1999.