CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le philosophe américain John Rawls laisse à n’en pas douter l’une des œuvres les plus importantes du xxe siècle, lue depuis longtemps par les juristes, les sociologues et les économistes autant que par les philosophes. L’une des expériences les plus marquantes de sa jeunesse fut sans doute sa participation en tant que simple soldat à la lutte contre l’impérialisme japonais lors de la Seconde Guerre mondiale. Il l’a vécue comme une épreuve violente et horrible, mais sans aucun doute comme une guerre juste, et le sentiment du devoir envers des institutions qu’il pouvait reconnaître comme légitimes a toujours été chez lui primordial. En revanche, Hiroshima lui parut à la réflexion injuste, de même que dans son pays les discriminations envers la minorité noire. Le souvenir de l’esclavage comme institution paradigmatiquement injuste est très présent dans son œuvre, au même titre que celui des guerres de religion. Seule la tolérance mutuelle peut éliminer leur danger mortel pour le maintien d’un lien social digne de ce nom. Un tel lien ne peut être de l’ordre de la soumission, mais il doit être fondé sur le consentement éclairé de tous, sur des principes fondamentaux de coopération entre des individus par ailleurs différents dans leurs appréciations de ce qui constitue une « vie bonne ». De même, le constat de la persistance, voire de l’aggravation des inégalités sociales dans son pays comme dans le monde entier le hanta toute sa vie. L’injustice sociale est à la fois injustifiable, puisqu’elle a pour origine des facteurs non pertinents du point de vue moral, et dangereuse, car elle conduit à la haine et à l’envie, à la dissolution des liens de l’amitié civique, comme le dit Rawls en citant Aristote. C’est tout naturellement que cet éminent professeur à Harvard se retrouva partager les sentiments de l’aile « libérale » des intellectuels de la côte Est, y compris lors du débat sur la possibilité de la désobéissance civile (Vietnam), ou lors de la lutte pour les droits civiques (Luther King). Chaque être humain doit posséder en tant que personne des droits égaux et inaliénables, quelles que soient ses appartenances ethniques, religieuses ou sociales. Rares sont les lecteurs français à avoir perçu cette dimension du personnage, tant les préjugés anti-américains sont puissants dans ce pays, et tant John Rawls demeura pudique et fort peu enclin à parler de lui ou à participer de manière tonitruante aux débats politiques. Sa discrétion est inversement proportionnelle à l’effet réel de son œuvre. Il avait plutôt conscience d’avoir une mission intellectuelle et morale à accomplir, celle qui consiste à élaborer une théorie morale de la justice politique et sociale qui soit en harmonie avec nos intuitions les plus importantes eu égard à l’inacceptable d’une part, et à ce qui constitue les conditions logiques d’une discussion morale rationnelle et équitable de l’autre.

2Construite patiemment pendant une vingtaine d’années, en discussion permanente avec des philosophes et des économistes, la cathédrale rawlsienne surgit comme un météore dans le monde alors confus et hésitant de la philosophie politique américaine en 1971. Il s’agit de la grandiose Théorie de la Justice, l’ouvrage philosophique le plus commenté du siècle, toutes catégories confondues. Lisez lentement les quatre premières pages de ce monument, et vous ressentirez en les méditant tout le poids de la réflexion d’un homme qui domine sereinement son sujet, tout en le prenant avec le sérieux qui convient. Abondent les allusions explicites ou non à la tradition philosophique, d’Aristote à Hume, Kant et Bentham. Les principes fondamentaux sont déjà là, dès les premières lignes : loin d’être un philosophe « analytique » stricto sensu, Rawls ne cherche nullement à analyser nos concepts, à soigner nos supposées maladies intellectuelles, à déchiffrer la grammaire du jeu de langage de la moralité ou à revenir à l’ordinaire. Il veut répondre à la question inaugurale de la philosophie morale et politique depuis Platon : qu’est-ce qu’une société juste ? Il ne s’agira pas ce faisant de construire l’épure d’une cité idéale, juste bonne à faire rêver (ou cauchemarder), mais de proposer des principes plausibles devant diriger les « institutions de base de la société », à savoir la vie politique et les relations socio-économiques. Ces principes devront pouvoir servir d’instruments critiques des sociétés existantes et de principes régulateurs des débats publics. Ils sont tous fondés sur la considération des personnes comme des êtres égaux et libres de se construire des « plans de vie » différents pour accomplir leur existence, tout en sachant qu’elles doivent le faire en respectant ceux de leurs partenaires. La vie sociale est une coopération conflictuelle dont ressort un surplus. Il est nécessaire de prévoir selon quels principes communs il doit être distribué. Le marché, même moralisé, ne suffit pas.

3Une fois la conception de la justice exposée dans ses grandes lignes, il s’agit d’en montrer la supériorité par rapport à d’autres conceptions que la tradition nous a léguées : il est impossible de connaître toutes les théories possibles de la justice. Dès lors, l’histoire de la philosophie comme le sens commun sont des éléments que le philosophe doit prendre comme points d’appui. C’est dans la construction de la méthode de justification du choix des principes que se manifeste l’une des grandes originalités de la Théorie de la Justice.

4Le choix doit être fait par des citoyens désireux de tomber d’accord sur des principes devant gouverner leurs institutions. Ils doivent être différents, et ne pas s’identifier fusionnellement à un même « spectateur impartial », au sens de Hume et Smith, car il est crucial de ne jamais perdre de vue la pluralité des personnes. Ils ont pour motivation la volonté de choisir des principes justes, tout en se faisant les défenseurs de leurs propres conceptions du bonheur, incluant leurs familles. Loin d’être des égoïstes avides de maximiser leur lot à tout prix et ne voyant les autres que comme des loups dangereux, ils ont à cœur de se retrouver dans une société qui leur assurera dans la mesure du possible l’opportunité de mener à bien leurs projets fondamentaux. Mais on ne les suppose pas eux-mêmes altruistes, car cela n’est guère plausible et affaiblirait la démonstration. Leur impartialité n’est donc pas présupposée, mais elle est en quelque sorte impliquée par une contrainte argumentative à laquelle ils (= nous) sont soumis : ils doivent faire comme s’ils ignoraient tout de ce qui les différencie des autres (tout en sachant qu’ils auront une conception de la vie à eux, mais en ignorant laquelle), à savoir leur sexe, leur âge, leur position sociale, leurs préférences et l’organisation particulière de la société dans laquelle ils « vont » se retrouver (« voile d’ignorance »). En revanche, ils disposent de toutes les connaissances de la nature humaine et des lois éventuelles de la sociologie et de l’économie qui pourront être utiles à leur délibération. Ils savent qu’empiriquement les ressources sont rares et que les individus n’ont en général au mieux qu’une « générosité limitée » (Hume). Ils ne sont pas angéliques. Ignorant leur « fonction d’utilité », les agents rationnels, mais aussi « raisonnables » (animés d’un désir moral de justice encore indéterminé), savent que la distribution des avantages se fera à partir non d’un ensemble de plaisirs (subjectifs) mais de « biens premiers » objectifs à répartir : les libertés et les droits fondamentaux, les positions de pouvoir, les richesses et surtout peut-être les bases sociales du respect de soi. On leur demande en outre de choisir des principes qui respectent un certain nombre de contraintes philosophiquement défendables sut ce que doivent être de vrais principes de justice dans une société pluraliste mais post-théocratique : publicité, universalité, etc. On présente ensuite à ces citoyens responsables diverses conceptions déjà connues, comme l’Égoïsme rationnel, l’utilitarisme classique (Bentham), l’utilitarisme de la moyenne, très différent en fait du précédent, la « liberté naturelle » (libéralisme radical), l’aristocratie méritocratique. Pour une raison étrange, l’utilitarisme n’est guère connu et respecté en France que des économistes, la plupart des gens le confondant à la suite de Marx avec un égoïsme mercantile, alors qu’il s’agit d’une morale altruiste particulièrement exigeante. Rawls, qui respecte certe grande tradition mais juge ses conséquences inacceptables, propose d’ajouter à cette liste la « justice comme équité » (Fairness), qu’il décline en trois principes, correspondant à la trinité républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité. Mais ces principes sont ordonnés comme les mots d’un lexique (« ordre lexical ou hiérarchique ») : aucune compensation d’une perte de liberté (égale pour tous) par une augmentation d’égalité (des chances) n’est autorisée, etc. Le troisième principe, dit « de différence », est le plus original, mais son effet ne saurait aller à l’encontre de la distribution égale des libertés ni du principe de l’égalité démocratique des chances. Il stipule que ne sont légitimes que les inégalités qui par leurs effets incitatifs finissent par profiter à la classe sociale la plus défavorisée : un argument destiné par exemple à diminuer un impôt ne peut être justifié que s’il est possible d’arguer de manière convaincante que cette baisse s’avérera avoir des effets bénéfiques réels pour les plus pauvres. Si nous sommes deux, une augmentation d’inégalité entre nous n’est juste que si nous en profitons tous les deux, à condition que le moins bien loti ne soit pas obsédé par l’envie. Rawls montre alors que sous le voile d’ignorance, il est rationnel de choisir cette conception plutôt que les autres conceptions possibles, en particulier son plus sérieux concurrent, l’utilitarisme de la moyenne. Sous de tels méta-principes, dont Rawls tente de montrer qu’ils peuvent devenir des idéaux pour tous, alors même qu’ils restreignent les possibilités de formes de vie, la société bonne sera démocratique, représentative, constitutionnelle, délibérative, pluraliste, et elle limitera les inégalités (sans les abolir : l’égalitarisme strict, non incitatif, est injuste). Rawls ne se prononce pas sur le mode d’organisation de la propriété : les agents choisissent rationnellement une économie efficace et donc décentralisée (marché), mais le choix demeure possible entre une « démocratie de propriétaires » et un éventuel « socialisme de marché ». La situation faite aux prolétaires par le capitalisme débridé, en revanche, est incompatible avec le principe de différence. Tout être humain doit avoir accès au minimum de biens premiers qui lui permettront de ne pas perdre le respect de lui-même et de développer en partie au moins ses propres potentialités (Humboldt, Mill). Dans une société juste, les différences entre les individus ne sont pas source d’envie et de ressentiment, mais constituent un « bien commun » par lequel une harmonie dans la différence permet la construction d’une authentique « union sociale » (différenciée et ouverte). Reste alors à montrer que les principes choisis, contrairement à l’utilitarisme, qui autorise le sacrifice de certains au nom du bonheur collectif, sont en « équilibre réfléchi » avec « nos » intuitions morales les plus ancrées : le refus de l’arbitraire, de la domination, de l’intolérance, de la misère, la dignité de chaque être humain, etc. C’est la partie la plus technique et la plus controversée de l’ouvrage, mais personne ne nie que les arguments de Rawls sont souvent convaincants.

5Dans les années 1980, le philosophe, sans revenir sur ses principes de justice, précisera qu’ils sont destinés à servir d’intersection commune à des conceptions de la vie passablement différentes (overlapping consensus) dans une société pluraliste, et qu’ils ne se présentent donc pas comme universellement valables et surtout comme les constituants suffisants d’une théorie morale complète : un croyant et un athée non fanatiques peuvent ainsi se mettre d’accord a priori sur le principe réciproque de tolérance sans avoir à celer leur credo. Les différends métaphysiques légitimes ne doivent pas empêcher l’accord sur des principes civiques, ce qui n’est pas sans rappeler la conception non dogmatique de la laïcité. Le « libéralisme politique », appuyé sur une morale humaniste exigeante, ne prend pas position sur les grands enjeux qui opposent les conceptions complètes de la vie bonne, par exemple la question religieuse, mais il exclut certaines conceptions immorales (« primauté du Juste sur le Bonheur (Good) »), et laisse aux individus la liberté d’appartenir à toute communauté ouverte de leur choix, à condition que cette appartenance ne les oblige pas à ne pas pouvoir changer d’opinion. Telle est la conception rawlsienne de l’autonomie et de la communauté. Vous pouvez être hédoniste ou ascète, et même faire l’éloge public de votre sagesse préférée, mais uniquement dans le cadre non violent des principes communs de justice, lesquels ont des chances d’être « stables », car ils peuvent devenir partie intégrante de la conception de la vie de chacun. Les communautaristes (Sandel, Taylor) ont reproché à cette conception son abstraction, mais cela revient à croire que l’universel gomme les particularités, alors qu’il a pour fonction de leur permettre de coexister sur une base d’égal respect mutuel.

6Enfin, bien conscient du caractère de plus en plus mondial du problème de la justice, Rawls a non sans hésitation proposé une approche de cette question dans son petit livre Le Droit des Gens, lequel n’a pas suscité l’approbation sans réserve de tous les « rawlsiens », du fait même de son extrême prudence. Nombre d’entre eux développent aujourd’hui des théories positives plus radicales que celle de leur maître, mais celui-ci le demeure à juste titre.

7John Rawls est à n’en pas douter devenu un classique, au sens où son ancien élève et collègue Robert Nozick, auteur d’une théorie libertarienne anti-rawlsienne aussi bien qu’anti-utilitariste, disait dans son très brillant ouvrage Anarchie, État et Utopie (1974), où il justifie un État minimal bien moins interventionniste que celui de Rawls, que l’on devait maintenant être rawlsien ou alors avoir à justifier pourquoi on ne l’est pas. Rappelons que malheureusement cet esprit très remarquable s’est lui aussi éteint l’an passé.

Références bibliographiques

  • Rawls, J., Théorie de la Justice, Paris, Seuil, 1987 ; Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995 ; Le Droit des Gens, Paris, Esprit, 1996.
  • Habermas, J., Rawls, J., Débat sur la Justice politique, Paris, Cerf, 1997.
  • Nozick, R., Anarchie, État et Utopie, Paris, PUF, 1988.
  • Sandel, M., Le Libéralisme et les limites de la Justice, Paris, Seuil, 2000.
  • En ligneVan Parijs, Ph., Qu’est-ce qu’une société juste ?, Paris, Seuil, 1991.
  • Dupuy, J.-P., Le Sacrifice et l’Envie, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
  • Boyer, ?., « Justice et égalité », in Notions de Philosophie, Paris, Folio, 1995.
  • En ligneGuillarme, B., Rawls et l’égalité démocratique, Paris, PUF, 1999.
Alain Boyer
Alain Boyer, professeur de Philosophie morale et politique à l’université de Paris IV, Sorbonne.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/09/2014
https://doi.org/10.4267/2042/9377
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