1L’économie solidaire est un objet politique qui mérite attention. Cette qualité ne doit certes pas, Julien Weisbein le rappelle avec justesse, conduire à développer une vision « enchantée » de l’économie solidaire. D’ailleurs, les auteurs de ce numéro ne tombent pas dans ce travers et soulignent volontiers les faiblesses les plus criantes de ces initiatives : risques d’instrumentalisation locale (Bernard Eme), capacité limitée à produire des montées en généralités (Julien Weisbein), faible structuration internationale (Lautent Fraisse), poids économique insuffisant, alliance problématique avec l’économie sociale (Jean-Louis Laville), etc. Cependant, ces critiques et bien d’autres (Latouche, 2001 ; Dacheux, Goujon, 2000) portent sur la dimension performative de l’économie solidaire. Or notre objet est ailleurs. L’économie solidaire nous intéresse moins comme mouvement social que comme précipité des contradictions de l’espace public. L’économie solidaire est un mouvement multiforme qui, dans la lignée des idées associationnistes du xixe siècle, cherche à associer concrètement participation civique et démocratie économique. Cette volonté de lier, dans l’action, discours politique et pratiques économiques fait de l’économie solidaire un formidable lieu de lecture des mutations contemporaines de l’espace public. Les observations empiriques de la seconde partie et les commentaires critiques de la troisième partie apportent de nouveaux éléments à la compréhension théorique de l’espace public. L’objet de ce texte est de synthétiser ces différents éléments afin d’esquisser une nouvelle conceptualisation de l’espace public. Ce qui, bien sûr, conduit à poser un nouveau regard sur la crise démocratique que traversent les pays de l’Union européenne.
Résultats théoriques
2L’ensemble de ce numéro montre que l’analyse de l’espace public doit prendre en compte sa dimension économique. Ainsi, sur le terrain empirique, Laurent Fraisse, en s’appuyant sur les expériences relatées dans ce numéro, montre que les initiatives d’économie solidaire participent plus ou moins modestement à la configuration des espaces publics locaux. Dans le même ordre d’idée, mais cette fois sur le terrain théorique, les contributeurs remettent en cause la coupure analytique entre le politique et l’économique. Cependant, cette importance de la dimension économique dans l’espace public, aujourd’hui mise en lumière par les revendications des mouvements luttant pour « une autre mondialisation », ne doit pas occulter d’autres propositions théoriques. Ces dernières, nous invitent, elles aussi, à regarder l’espace public sous un jour nouveau. Nous les avons rassemblées en quatre points.
L’espace public ne concerne pas uniquement les relations entre État et société civile
3La dimension économique de l’espace public ne se limite pas à l’économie solidaire. Dans ce numéro, Bernard Floris souligne l’importance de la communication d’entreprise dans l’espace public. À l’inverse, nombre d’actions associatives, en particulier le boycott et la rédaction de codes éthiques [1], sont explicitement dirigées contre des multinationales. L’espace public n’est donc pas seulement un espace symbolique entre la société civile et l’État. Plus largement, comme le laisse d’ailleurs entrevoir une lecture attentive de « Droit et démocratie » (Habermas, 1997), l’espace public est un espace de médiation entre les trois sphères du monde commun : la société civile, le système économique, le système étatique. Espace de médiation, c’est-à-dire espace qui autorise la rencontre tout en maintenant une certaine distance. Dès lors, l’espace public joue un rôle central puisqu’il permet de lutter contre l’autonomisation et l’autorégulation des systèmes sociaux décrites par Luhmann tout en empêchant qu’une sphère n’en colonise une autre.
L’espace public ne dépérit pas
4La plupart des analystes de l’espace public s’accordent sur le fait suivant : l’élargissement de l’espace public s’accompagne de son dépérissement. Ce paradigme du dépérissement est alimenté par deux traditions de recherches. D’une part, dans la lignée de l’École de Francfort, de nombreux auteurs dénoncent la marchandisation de l’espace public qui s’opère via la marchandisation de l’espace médiatique (Bourdieu, 1998 ; Miège, 1995), d’autre part, de nombreux politologues observant les dispositifs institutionnels mis en place par les pouvoirs publics dans les procédures de consultation, concluent :
- soit à l’impossibilité empirique d’une démocratie délibérative (Blondiaux, Levêque, 1999) ;
- soit à la mise en place de manipulations symboliques visant à relégitimer un système représentatif en crise (Romi, 1999) ;
- soit, aux surgissements de micro-espaces publics dynamiques mais qui ne sont pas reliés les uns aux autres (François, Neveu, 1999).
5Ce paradigme du dépérissement donne une clef de lecture et une solution évidente à la crise de la démocratie : la démocratie est en crise parce que l’espace public dépérit. Il convient donc de le redynamiser en nouant un dialogue direct avec les citoyens. Mais ce paradigme est par trop simpliste et univoque. Tout d’abord, il ne prend pas en compte le développement de la vie associative (Bathélémy, 2000 ; Mite, 1997). Surtout, il s’appuie sur des terrains d’observation limités s’appuyant sur une définition tout à la fois trop restrictive er trop large de l’espace public. Trop restrictive, car l’espace public national ne se réduit pas à l’espace médiatique ; de même, l’espace public local ne se réduit pas aux dispositifs de participation politique mis en place par les institutions. Trop large, car les chercheurs analysent à l’aune du paradigme kantien, des espaces non domestiques qui, pourtant, dans leur structuration même, ne sont pas des espaces publics mais des espaces de médiation sociale et institutionnelle (cf. infra). L’analyse des pratiques d’économie solidaire offre l’avantage de prendre en compte, simultanément, la création d’« espaces intermédiaires » (Rouleau-Berger) favorisant l’accès à l’espace public des personnes marginalisées et le renouveau des pratiques et des discours militants au sein même de l’espace public. Dès lors, l’analyse des pratiques de l’économie solidaire remet en cause le paradigme du dépérissement de ce dernier. Elle suggère, au contraire, une certaine dynamique de l’espace public. Cette dernière naissant, d’une part, de la tension entre le retrait de l’espace public des classes exclues de la croissance économique et la participation accrue des classes moyennes et, d’autre part, de la tension entre un espace central (soumis aux logiques antagonistes du marché et du pouvoir) er un espace périphérique plus critique que jamais à l’égard des institutions (réseau d’échanges réciproques de savoir, SEL égalitaire).
Tous les lieux d’interlocutions et d’interactions ne sont pas des espaces publics
6Tous les espaces non domestiques d’interlocutions et d’interactions ne sont pas forcément des espaces publics. L’ouverture polysémique de ce concept qui a permis de fertiliser les sciences sociales (François, Neveu, 1999) est aujourd’hui un obstacle qui risque de stériliser la réflexion. Pour que l’espace public reste un concept heuristique, c’est-à-dire un outil intellectuel permettant un aller-retour constant entre la raison et le réel, il faut qu’il en possède les deux caractéristiques essentielles : une extension (tous les objets que cette représentation peut donner) er une compréhension (l’ensemble des caractères constituant la définition de cette représentation) (Russo, 1987). Or, aujourd’hui, l’espace public est devenu une notion tellement extensive qu’on n’arrive plus à comprendre ce qu’il revêt. Il convient donc de proposer des éléments permettant de tracer une limite claire entre ce qui est et ce qui n’est pas un espace public. Corrélativement, il apparaît nécessaire de forger un vocabulaire permettant de qualifier ces entités que l’on range trop facilement sous l’étiquette parapluie « d’espace public ». Nous ne sommes d’ailleurs pas les premiers à souligner cette nécessité épistémologique. Par exemple, des auteurs comme Dominique Wolton (1991) et Pierre Livet (1992) ont souligné la nécessité d’utiliser des noms différents pour distinguer des phénomènes démocratiques proches mais de natures différentes.
L’espace public n’est pas le seul lieu du politique
7La réflexion précédente conduit à ne pas réduire le politique à l’espace public. Réflexion qui rejoint celle de Jacques Ion qui, dressant le bilan des recherches empiriques conduites depuis plusieurs années par le CRESAL sur l’engagement associatif, s’interroge tout haut « ne faut-il pas penser le politique hors de la politique ? » (Ion, 2001, p. 16). Si l’on suit Claude Lefort, la réponse est clairement affirmative. Pour ce penseur, la politique, c’est-à-dire la mise en œuvre du pouvoir, objet disciplinaire construit par la science politique et la sociologie politique, n’est qu’une faible partie du politique défini comme la « mise en forme », c’est-à-dire précise Lefort, « la mise en scène et la mise en sens », qui institue le social (Lefort, 1986, p. 256-258).
Vers une nouvelle conceptualisation de l’espace public ?
8Les résultats empiriques et théoriques auxquels nous conduisent cet ouvrage sont bien sûr partiels et reposent sur un terrain d’observation limité. Certes, ils recoupent nombre d’observations faites dans d’autres domaines, par des chercheurs d’autres disciplines. Mais ce faisceau concordant d’analyses ne fait pas preuve. Il ne permet pas à lui seul de fonder une nouvelle conceptualisation. Toutefois, il est suffisant, nous semble-t-il, pour lancer un débat théorique sur le contenu conceptuel et empirique de l’espace public contemporain. Pour lancer ce débat, certains diraient pour le provoquer, nous proposons trois points d’entrée : une délimitation des limites hautes et basses de l’espace public, un essai de clarification terminologique visant à définir ce que recouvre conceptuellement et empiriquement l’appellation « espace public », un éclairage sur les tensions inégales qui structurent et déstructurent l’espace public.
Les limites hautes et basses de l’espace public
9De manière paradoxale, la définition extensive du politique que donne Lefort (ce qui institue le social), permet de restreindre le domaine de l’espace public. D’une part, comme l’indique nettement Lefort et comme le précisent aussi des chercheurs en communication (Dalgreen, 2000 ; Gharnam, 1992) et comme d’ailleurs l’indiquait Habermas dans L’Espace public, l’opinion que chacun peut se forger des problèmes de la société, se forge aussi, dans l’espace domestique via, aujourd’hui, les mass médias (Habermas, 1978). Vu sous cet angle, l’espace domestique constitue le soubassement de l’espace public. Symétriquement, l’espace du pouvoir légitime – l’espace politique (Wolton, 1991 ; Livet, 1992) – celui où se prend, dans le secret des cabinets, la décision définitive, constitue l’entablement de l’espace public. Dans nos sociétés modernes, ces trois espaces (domestique, public et politique) sont reliés entre eux. Par l’espace médiatique, bien sût, qui relie les trois, mais également par des champs politiques qui les connectent deux à deux : les espaces de médiation institutionnelle et les espaces civils.
10• Les espaces de médiation institutionnelle. Ces espaces connectent l’espace politique à l’espace public. Ils constituent la zone frontière haute de l’espace public. Ce sont des espaces de médiation suscités par les pouvoirs (économiques et/ou étatiques) afin d’établir une relation entre ces institutions et leurs publics dans le double but d’améliorer le fonctionnement de ces institutions et de les légitimer. Nous appellerons « dispositifs participatifs », les formes concrètes que prennent ces espaces de médiation institutionnelle.
11• Les espaces civils [2]. Ils constituent la zone frontière basse de l’espace public, la zone de contact entre ce dernier et l’espace domestique. L’analyse permet de distinguer deux types d’espaces civils qui, dans la réalité empirique, sont étroitement imbriqués :
- les espaces d’inter-connaissances. Dans ces espaces civils, la confrontation d’idées (qui ne sont pas forcément politiques, mais qui peuvent l’être) est privée, mais elle est également publique, puisqu’elle se déroule dans un espace social non domestique et donc potentiellement accessible à d’autres personnes. En réalité, cette potentialité est limitée parce que, dans ces espaces (bars, marchés, etc.), l’inter-connaissance est très souvent l’une des conditions nécessaires de l’échange ;
- les espaces de médiation sociale. Contrairement aux espaces d’inter-connaissance où le lien social est souvent la condition première de l’échange, ces espaces obéissent à une volonté (souvent celle d’un tiers : associations, travailleurs sociaux, etc.) de créer les conditions de l’échange. Il s’agit de relier, de constituer un collectif, mais également de maintenir la distance critique individuelle. Ces espaces intermédiaires sont donc des espaces de médiation créés par une volonté politique. Mais, contrairement aux espaces de médiation institutionnelle, ils visent exclusivement à mettre en relation les acteurs de la société civile. La médiation n’est donc pas institutionnelle, mais sociale. Nous proposons l’appellation « arènes » pour renvoyer à la forme empirique de ces espaces.
Essai de clarification terminologique
12Ainsi deux zones frontières aux contours imprécis encadrent l’espace public. La zone frontière basse rattache l’espace public aux espaces de discussions propres à la société civile, la zone frontière haute arrime l’espace public à l’espace de décision du pouvoir légitime. La mouvance de ces deux frontières fait que l’espace public intègre les fonctions (délibération et production de normes) des deux autres espaces. Mais la caractéristique qui différencie l’espace public, tout à la fois, de l’espace politique et de l’espace domestique, c’est la participation. Comme le rappelle, en effet, Hannah Arendt (1983), la politique est action. L’espace public est le lieu où l’individu prend part physiquement à un acte politique, où il s’engage (Ion, 2001). Cet engagement peut être communicationnel (prendre la parole dans une réunion politique), mais il peut aussi revêtir des formes tangibles comme l’accomplissement d’actes civiques (vote, réponse à des enquêtes d’utilité publiques, par exemple) ou la participation à des actions militantes (manifestations, pétitions, etc.). Les trois caractéristiques théoriques de l’espace public (médiation, communication, participation) permettent de définir les traits empiriques d’un espace public :
- un espace de médiation qui réunit des acteurs appartenant à des sphères différentes : société civile, système étatique et système économique ;
- un espace ouvert au public (sans restriction d’appartenance communautaire ou organisationnelle) ;
- un espace où la critique peut librement s’exercer ;
- un espace d’échanges symboliques (de communication rationnelle, de persuasion, d’émotion, etc.) où les acteurs partageant un minimum de codes communs se saisissent des questions d’intérêt général ;
- un lieu physique où ces acteurs agissent, c’est-à-dire manifestent publiquement leur soutien ou leur contestation des systèmes (politiques et/ou économiques).
13Par construction, seuls les espaces possédant simultanément ces cinq caractéristiques sont des espaces publics empiriques. Nous proposons de nommer ces derniers « Forum » pour laisser l’appellation « espace public » au seul concept théorique (cf. tableau 1). Or, l’espace public est, comme le suggère Bernard Eme, « un espace en tension ».
L’espace public : un espace en tension
14Les auteurs de la troisième partie nous invitent à revenir sur les diagnostics tranchés donnés quelquefois par les analystes, comme le dépérissement ou la fragmentation de l’espace public. D’un certain point de vue, ces diagnostics ne sont pas faux, ils sont seulement partiels. Par exemple, il est vrai que ce que nous appellerons désormais les dispositifs et les arènes participatifs sont de plus en plus nombreux, sectorisés (centrés sur un domaine d’intérêt général) et peu reliés entre eux (Miège, 1995 ; François, Neveu, 1999). Cette fragmentation des espaces de médiation est concomitante avec le développement des médias thématiques et le développement d’un militantisme « affranchi » (Ion, 2001). Autant de faits qui résonnent dans l’espace public et contribuent à sa pluralisation. En même temps, il existe effectivement une tendance à l’homogénéisation de l’espace public (que certains nomment « marchandisation ») liée à la généralisation d’un modèle de communication, le marketing (Floris, 1998), et à la domination symbolique de l’idéologie libérale. On peut penser que le second phénomène (l’homogénéisation) engendre en retour, en résistance, le second (Miège, 1995). On peut aussi penser, comme nous invite à le faire Etienne Tassin (1989), une tension dialectique structurante de l’espace public qui évite tout à la fois le repli communautaire et la désaffiliation sociale. Pour notre part, nous nous situons à mi-chemin de ces deux analyses. Selon nous cette tension est effectivement dialectique et inhérente à l’espace public, mais elle est fortement inégalitaire : les modèles d’action (management) et de communication (marketing) issus du système économique sont importés dans la sphère politique et au sein même de la société civile. Ils sont donc largement dominants dans l’espace public, même si ces modes de communication et d’action se trouvent en concurrence avec des modes d’action et de communication propres au système politique et à la société civile (Achache, 1989 ; Dacheux, 2000).
Les Frontières de l’espace public

Les Frontières de l’espace public
L’économie solidaire crée des espaces de médiation sociale (des arènes) permettant l’accès de certains exclus à l’espace public et participe à des espaces de médiation institutionnelle (dispositifs participatifs) qui arriment l’espace politique à l’espace public. Cependant, ces dispositifs participatifs ne permettent pas forcément au système politique d’entrer en liaison avec les personnes qui se sont retirées de l’espace public.Un autre regard sur la crise démocratique
15Comment comprendre cette crise démocratique si le cœur de la démocratie, l’espace public, n’est pas en voie de dépérissement ? Nos propositions théoriques précédentes suggèrent que, si l’origine de la crise démocratique n’est pas à chercher dans l’espace public, elle se trouve sans doute dans ses soubassements (espaces d’inter-connaissances et de médiation sociale) et/ou dans la partie qui le coiffe : l’espace politique. Ce qui suggère trois pistes de réflexion. Premièrement, dans la lignée tracée par Habermas (1978) et par Richard Sennett (1979), étudier la sphère domestique comme lieu de formation ou de pré-formation d’une opinion publique. Deuxièmement, étudier les fonctionnements empiriques des espaces d’inter-connaissances. Certes, ces derniers ne sont pas des objets de recherche « nobles ». Pourtant le Café du commerce est bel et bien un lieu de débat et de formation d’une opinion politique. Troisièmement, il semble nécessaire de s’interroger sur les effets du ralliement des élites politiques à l’économie de marché. C’est ce dernier point que nous aimerions rapidement aborder pour conclure. En effet, si l’action publique devient chaque jour structurellement plus difficile, la création de la Couverture mutuelle universelle (CMU) en France ou la décision étatique d’abandonner la monnaie nationale au profit de l’Euro montrent que l’État reste en capacité d’agir sur le monde économique. Ce qui manque, c’est la volonté politique d’agir, ou plutôt, si l’on suit Ricœur, une utopie. En effet dans un ouvrage trop méconnu, Paul Ricœur (1997) fait de l’équilibre du couple utopie/idéologie le garant de la bonne santé démocratique. L’utopie n’est pas en soi une vertu, puisqu’elle conduit bien souvent à fuir hors du réel. De même, l’idéologie n’est pas en soi condamnable. Au contraire, si elle déforme parfois la réalité sociale, l’idéologie est un instrument de légitimation pacifique du pouvoir, et un facteur d’homogénéisation évitant l’éclatement social. Le problème n’est donc pas la domination plus ou moins forte d’une idéologie, mais bien l’absence d’un projet politique cohérent mobilisateur ouvrant l’espace de possibles, une utopie. Autrement dit, si dans l’espace public l’idéologie libérale est discutée, critiquée par des citoyens organisés collectivement, il n’y a pas d’élites politiques non xénophobes, proposant un autre projet politique à des personnes qui, elles, se trouvent exclues de l’espace public. Exclues, justement par un système économique promu par ces mêmes élites, d’où le rejet de ces dernières et le succès des thèses populistes et xénophobes qui proposent de contrebalancer l’inévitable mondialisation des réseaux, par une politique volontariste de retour à des nations fortes, mono-culturelles, capable de compenser l’insécurité économique par une sécurité identitaire. En l’absence d’une utopie relayée par le système politique, la nostalgie et le repli sur soi deviennent ainsi, pour beaucoup, les seules alternatives crédibles à l’idéologie. Pourtant, à bien y réfléchir loin de s’opposer, la nostalgie xénophobe et l’idéologie libérale se complètent : elles se nourrissent l’une de l’autre en se servant mutuellement de repoussoir. Si l’on suit Ricœur, l’utopie est l’un des moyens de briser ce couple qui ronge nos démocraties. L’histoire a montré qu’une trop forte emprise du politique sur l’économique nuit à la création de richesses collectives, le présent révèle que la soumission du pouvoir politique aux impératifs économiques met en péril la démocratie.
Notes
-
[1]
Le collectif, animé par Agir ici, « de l’éthique sur l’étiquette » a, par exemple, demandé aux consommateurs d’envoyer aux responsables des enseignes de la grande distribution des cartes postales pétitions réclamant la mise en place de codes éthiques entre le distributeur et ses fournisseurs de façon à garantir les droits sociaux et les droits des enfants.
-
[2]
Cf. Bernard Floris dans ce numéro.