Introduction
1L’ensemble de ce volume questionne une conceptualisation selon laquelle l’espace public serait radicalement séparé de l’espace économique. Pour ce faire, il s’appuie sur une analyse des pratiques menées au sein de la constellation contemporaine de l’économie solidaire. Sous des figures diverses, l’inscription dans l’espace économique de nouvelles formes de citoyenneté, l’extension du domaine public à la sphère économique sont au cœur de ces expériences. Elles peuvent ainsi éclairer certains aspects méconnus de l’espace public et contribuer à une réflexion renouvelée sur l’articulation théorique et historique de l’espace public politique et de l’espace économique. Les textes ici rassemblés peuvent baliser une réflexion sur les rapports contemporains entre démocratie et économie qui s’inscrit dans le renouveau actuel de la sociologie économique (Lallement, 1996 ; Lévesque et al., 2001). C’est du moins l’hypothèse qui sous-tend cette invitation à poursuivre le débat.
L’apport de la notion d’espace public
2Si un auteur comme Max Weber aborde la politique comme l’exercice du pouvoir d’État et les formes de domination qui y sont liées, il revient à Hannah Arendr d’avoir insisté sur une autre facette du politique, l’activité de mise en relation des hommes qui se réalise dans la ciré et définit leur humanité en mettant l’accent sur la faculté d’« apparence » des personnes et sur « l’être ensemble » comme pouvoir. L’espace public politique est plus qu’un espace non privé, il est un espace d’interactions engendré par les citoyens parlant et agissant ensemble. L’action, opposée à l’œuvre et au travail, est le propre de la politique. C’est ce que conteste Jürgen Habermas quand il avance que cette définition de la politique par son « essence » est incapable de cerner la réalité politique dans son effectivité. Selon lui, la dissociation trop marquée entre les registres de l’activité humaine rend imperceptible la composante idéologique de la domination, telle qu’elle peut émaner par exemple de l’accentuation d’inégalités malgré l’obtention de libertés politiques. Pour Arendt, la politique en tant qu’action commune concertée est puissance. La violence ne peut venir que d’une manipulation extérieure à la politique alors que pour Habermas l’action politique ne se réduit pas à une praxis, elle se déploie aussi comme une activité rationnelle par rapport à une fin, incluant ainsi une perspective stratégique (Ferry, 1989).
3L’espace public politique est le fondement de la communauté politique au sens où il est « l’institution des intervalles qui relient sans intégrer » pour rendre concevable un monde commun en l’absence d’un espace commun natif. À l’inverse de la communauté traditionnelle, il ne postule pas l’homogénéité, mais au contraire admet les différences et les débats puisqu’il est un espace « pluricentré », inscrivant « la pluralité dans la visée d’une communauté qu’aucune origine ne fonde ou justifie tandis qu’il récuse par principe toute communion finale » (Tassin, 1992, p. 32). L’introduction de cette idée permet de « désubstantialiser la volonté générale rousseauiste pour la transformer en un processus de formation de la volonté politique des citoyens » (Ladrière, 2001, p. 407). Mais pour Habermas, elle ne doit pas faire oublier le « système politique » dont la rationalité est instrumentale ; relevant de l’autorité publique, il vise à mettre à l’œuvre par l’administration des décisions et orientations élaborées à travers les mécanismes de la démocratie représentative.
4Attentif à ces deux dimensions, Habermas adopte logiquement une conception du politique qui thématise la tension structurelle entre pouvoir communicationnel et pouvoir administratif. Si Arendt s’est concentrée sur le pouvoir communicationnel et Weber sur le pouvoir administratif orienté vers l’efficacité, on doit à Habermas d’avoir mis en évidence comme typique des États constitutionnels démocratiques une complémentarité conflictuelle entre ces deux formes de pouvoir : le pouvoir communicationnel qui exprime des orientations normatives et le pouvoir administratif qui les reformule dans le registre de l’efficacité ; avec une tendance à ce que le pouvoir administratif instrumentalise le pouvoir communicationnel en l’intégrant comme une de ses fonctions.
5Si l’on suit ces développements, il est possible de parler comme l’a reconnu Habermas (1992, p. 175) lui-même d’« espace public polycentrique » ou d’« espaces publics pluriels » (Chanial, 1992, p. 68) plutôt que d’espace public unifié. Il est également plus facile de situer ce que représente l’associationnisme dans les démocraties contemporaines et d’expliquer les raisons pour lesquelles Alexis de Tocqueville fait de la science de l’association la science-mère en démocratie.
Des espaces publics pluriels
6L’espace public politique a pu être appréhendé comme un idéal de communication rationnelle. L’inflexion dans la délimitation de l’espace public qui vient d’être mentionnée incite à se démarquer de cette approche abstraite. L’accent mis sur la pluralité des espaces publics amène à s’intéresser plutôt au processus concret par lequel l’écart entre l’affirmation démocratique et la réalité est questionné par les citoyens dont les rapports sont régis par les principes d’égalité et de liberté. Ce sont les dénis de reconnaissance portant atteinte aux principes démocratiques qui sont alors l’un des ressorts principaux de l’action collective. À cet égard, il convient de reconnaître les limites de la sphère publique bourgeoise er libérale. Plus qu’un espace public emblématique, l’espace public bourgeois du xviiie siècle, des espaces publics pluriels peuvent être identifiés, y compris dans leurs conflits. L’espace public au sens générique constitue symboliquement la matrice de la communauté politique, mais comme le dit Geoff Eley (1992), il est aussi, dans les formes d’expression concrètes à travers lesquelles il se manifeste, une arène de significations contestées. Différents publics cherchent à s’y faire entendre et s’opposent dans des controverses qui n’excluent ni les comportements stratégiques, ni les tentatives d’élimination des autres points de vue.
7Dans ce processus de constitution d’espaces publics peuvent être impliquées bien des actions citoyennes qui ne sont pas seulement le fruit d’une action rationnelle ; des ressorts émotionnels ou affectifs sont également mobilisés pour publiciser des questions qui étaient auparavant de l’ordre du privé. L’« activité communicationnelle orientée vers la justice et la sincérité » (Habermas, 1987) ne se réduit pas à l’échange d’arguments rationnels, elle passe par des actes qui supposent une conviction et un engagement de ceux qui les accomplissent autant que des efforts de persuasion, voire de séduction.
8En outre, il importe de mentionner que nombre d’espaces publics ont été progressivement dominés par les mass-médias. Accaparés par les impératifs systémiques, ils en deviennent des espaces publics imprégnés par le pouvoir administratif. La qualité de la vie démocratique est alors suspendue à la constitution d’autres espaces publics « autonomes de libres débats et de conflits » (Eme, 1993) émanant de la société civile.
Rôle et ambivalence des associations
9Cette bipolarité au sein même des espaces publics permet de saisir la place qui est dévolue aux associations volontaires dans la démocratie sans pour autant les mythifier.
10Dans une société où règnent les mass-médias, les associations peuvent contribuer à la vitalité d’espaces publics autonomes. En cela, l’association volontaire est « un concept sociologique qui permet de concevoir des rapports engendrés spontanément et libres de domination de façon non contractualiste » (Habermas, 1989, p. 44) et de s’émanciper ainsi d’une pensée atomiste. D’où l’insistance de plusieurs auteurs sur « les rapports d’association » (Offe, 1989 ; Cohen, Arato, 1994) et la « position éminente dans la société civile » des associations « autour desquelles peuvent se cristalliser des espaces publics autonomes » ; ils ont « en commun une attention portée à l’association volontaire et à la vie associative en tant que principal médium pour la définition des engagements publics » (Habermas, 1992, p. 186).
11Toute association formée à l’initiative de personnes libres n’a pas de finalités politiques, mais dans chacune s’éprouve le pouvoir d’agir ensemble. L’apport des associations à la démocratie tient à ce qu’elles sont des lieux dans lesquels les citoyens définissent eux-mêmes les modalités de leur action. N’obéissant pas à une injonction extérieure, la genèse des associations leur confère un caractère d’espace public autonome. Néanmoins, la forme associative a pu aussi être utilisée par l’appareil d’État dans une visée fonctionnelle, par exemple pour organiser des services ou pour favoriser une concertation inter-institutionnelle que les cloisonnements administratifs rendaient difficile ; de plus, nombreuses sont les associations qui entretiennent des relations étroites avec les politiques publiques. Comme le note Martine Barthélémy (2000, p. 16), les associations ne sont pas que l’expression des citoyens, elles sont impliquées dans des rapports de pouvoir parce qu’elles « médiatisent les conflits idéologiques de la société globale, contribuent à la formation des élites et à la structuration du pouvoir local et participent à la définition des politiques publiques tout en légitimant la sphère politico-administrative ». En cela elles participent bien à la politique au sens de Weber puisqu’elles peuvent contribuer à l’exercice du pouvoir d’État et aux formes de domination qui y sont liées.
12En somme, les associations ne sauraient être idéalisées. La tension structurelle entre pouvoir communicationnel et administratif repérée par Habermas dans les États constitutionnels démocratiques s’y retrouve. En tant que libres associations de citoyens qui ne sont pas fondées sur une autorité extérieure, elles contribuent à « réaliser librement la formation de l’opinion et de la volonté » à travers des « contacts horizontaux d’interaction ». Toutefois, elles sont aussi partie prenante d’un « système politique » dont la logique est la rationalité instrumentale, ce qui implique « commandement, imposition, contrainte et domination » (Ladrière, 2001, p. 389-420).
L’apport de la notion d’économie solidaire
13Les inflexions qui viennent d’être mentionnées dans l’approche de l’espace public amènent à interroger les conceptions trop sommaires selon lesquelles la restauration d’une participation citoyenne active passerait par la limitation de la sphère économique. Si l’on admet l’existence d’espaces publics pluriels non exclusivement basés sur la raison et que l’on considère l’association volontaire comme une scène d’apparition de l’action au sens d’Arendt, alors il n’est plus concevable de penser l’autonomie radicale de la sphère politique par rapport à la sphère économique. L’associationnisme dans son existence même remet en question ce postulat d’autonomie puisqu’il est la manifestation d’une liberté positive (Berlin, 1969) et revêt de ce fait une dimension politique, tout en endossant également une dimension économique à travers l’organisation en son sein de multiples activités de production er de consommation.
14Les pratiques associatives dans leur complexité bousculent la séparation entre politique er économie qui a souvent été déduite de la typologie des activités humaines dégagée par Arendt. Souligner les différences entre ces registres d’activité que sont le travail, l’œuvre et l’action est primordial, autant pour éviter une désastreuse injonction politique à l’économie que pour se prémunir contre la toute-puissance d’un ordre économique annexant l’ordre politique. Cependant, la distinction analytique ne saurait être convertie en une dissociation empirique (Eme, Laville, 1996, p. 263-268) ; à l’examen, l’hypothèse d’un cloisonnement dans la réalité vécue entre politique et économie n’apparaît tenable ni d’un point de vue conceptuel, ni d’un point de vue historique.
La pluralité de l’économie
15Sur le plan conceptuel, la sociologie économique (Smelser, Swedberg, 1994 ; Steiner, 1999 ; Swedberg, 1994) fournit une tradition de recherche selon laquelle l’économie peut être appréhendée comme une construction sociale et institutionnelle ; construction sociale parce que, comme l’a souligné Weber, l’action économique ne peut être entièrement expliquée par des motifs individuels, elle passe par des médiations et des réseaux sociaux (Granovetter, 2000) ; construction institutionnelle parce que, comme l’ont mentionné Émile Durkheim et Marcel Mauss, le comportement économique suppose des cadres politiques et normatifs qui vont des arrangements sociaux fondamentaux jusqu’aux « habitudes mentales prédominantes » (Veblen, 1970, p. 125).
16Cet encastrement de l’économie dans la société questionne les postulats de l’économie néoclassique, identifiés à partir des années 1870 conjointement par William Stanley Jevons, Cari Menger et Léon Walras. Pour eux, une économie « pure » peut être isolée et elle constitue une science conçue sur le modèle de la mécanique ; ancrée sur l’idée de rareté, elle se consacre à la recherche de l’équilibre en régime de concurrence parfaite et conduit logiquement à une coïncidence entre économie et marché ainsi qu’à une vision où la dynamique de la société est liée à celle d’un marché représenté comme auto-régulateur.
17Le paradoxe d’une certaine critique de l’économie est qu’elle entérine cette vision expansionniste du marché en la condamnant. Sous prétexte de libérer l’espace public et de réinventer le politique en voulant dresser une frontière étanche entre économie et politique, elle avalise cette double réduction : de l’économie au marché et du marché au marché auto-régulateur. Or, à quoi peur aboutir une réhabilitation du politique si l’économie de marché, par son emprise multiforme sur la vie humaine, restreint toujours plus les possibilités d’un débat public ? Le choix en faveur de l’espace public s’il ne s’accompagne pas d’une démocratisation de l’économie risque de s’épuiser dans une dénonciation à grands cris de l’horreur économique. L’importance du courant de la sociologie économique tient à ce qu’il fournit l’opportunité de dépasser cette indignation impuissante quand il va jusqu’à reformuler le sens de ce qui est désigné comme économique. Si Karl Polanyi a tant influencé « la nouvelle sociologie économique » (Lallement, 1996 ; Lévesque et al., 2001), c’est justement qu’il conteste la définition de l’économie comme satisfaction des besoins en situation de rareté. À cette acception restrictive de l’économie, il en substitue une autre que l’on peut qualifier d’extensive. Partant du constat selon lequel les hommes dépendent, pour leur vie, de la nature et des autres hommes, il définit l’économie comme un type d’activité incluse dans un agir humain plus large ; destinée à garantir la subsistance, elle se caractérise par une interaction institutionnalisée qui recourt à des moyens matériels dans un cadre naturel et relationnel (Polanyi, 1977). Cette ouverture au social et à la nature (Maréchal, 2000 ; Passet, 1996) se retrouve chez divers auteurs (Boulding, 1973 ; Mauss 1923 ; Perroux, 1960 ; Razetto Migliaro, 1988) qui convergent pour repérer plusieurs principes économiques : les principes du marché mais aussi de la redistribution et de la réciprocité.
18Au lieu de « naturaliser » ou d’« absolutiser » le marché (Barber, 1995), cette perspective d’une économie plurielle explicite théoriquement les voies d’une possible démocratisation de l’économie. Dans ce but, peuvent être envisagées à la fois une régulation démocratique du marché, la structuration de financements redistributifs par une autorité publique démocratique et l’affirmation de formes de réciprocité basées sur des relations égalitaires. Autrement dit, la revitalisation du politique a d’autant plus de chance de s’inscrire dans les faits que la pluralité des logiques économiques s’avère légitime. Si la démocratisation de l’économie ne saurait s’avérer suffisante pour une démocratisation de la société, elle n’en est pas moins nécessaire ; elle peut progresser par l’action sur l’architecture institutionnelle de l’économie de marché en même temps que par le cantonnement de cette économie marchande, obtenue par le recours à des économies non marchande et non monétaire mobilisant les principes de redistribution et de réciprocité dans un cadre démocratique.
La construction institutionnelle de l’économie et du social
19À cet égard, l’histoire moderne ne peut être ramenée à un long renoncement au politique engendré par le triomphe de l’économie, comme le soutient par exemple Dominique Méda (1995). L’économie actuelle ne s’est pas construite sans controverses après la conquête de la démocratie politique. Pour résumer à grands traits, c’est d’abord le marché auquel la priorité a été donnée, la motivation représentée par l’intérêt personnel apparaissant comme un garde-fou pour endiguer la violence des passions (Hirschman, 1980) dans une société où se cherchait une compatibilité entre liberté et égalité. Mais, très vite, au lieu d’engendrer l’harmonie sociale, la diffusion de l’économie de marché a entraîné l’émergence de la question sociale. Dès la première moitié du xixe siècle, avant que l’économie néo-classique ne s’impose, l’économie a fait l’objet d’un questionnement politique.
20Contre « le capitalisme utopique » (Rosanvallon, 1979), la solidarité a constitué la notion référentielle pour inventer des protections susceptibles de limiter les effets perturbateurs de l’économie de marché. La relative démocratisation qui a été obtenue après bien des luttes l’a donc été au nom de la solidarité. Ce concept est lié à l’émergence de la sociologie en tant qu’il opérait une rupture par rapport à l’imaginaire libéral et son individualisme contractualiste (Bourgeois, 1998 ; Durkheim, 1991). Il a d’abord désigné des actions collectives s’exprimant à travers des formes associatives variées ; largement fondées sur une réciprocité volontaire, elle-même basée sur la liberté d’adhésion et l’égalité des membres, elles avaient pour certaines vocations économiques (Chanial, Laville, 2001, 2002). À cette première acception de la solidarité appréhendée comme coopération entre citoyens dans la démocratie moderne (Viard, 1997) a succédé une approche mettant l’accent sur la redistribution publique englobant les associations volontaires dans une relation tutélaire. L’interdépendance évolutive entre actions associative et publique est d’ailleurs l’un des enseignements majeurs d’une rétrospective de la « socialisation » de l’économie aux xixe er xxe siècles.
La réactualisation d’une perspective d’économie solidaire
21Mais la place de l’économie marchande reste une question « politique, hautement conflictuelle » (Gadrey, 1999) et l’utopie du marché auto-régulateur qui avait été progressivement contrecarrée fait retour avec le néo-libéralisme. Devant la difficulté que rencontre l’État social national pour répondre à ce défi, compte tenu de la tertiarisation et de l’internationalisation de l’économie (Perret, Roustang, 1995), la perspective de l’économie solidaire, longtemps oubliée, se trouve réactualisée. Bien que fragiles, des expériences diverses affirment leur résistance à la marchandisation du monde et renouent avec un projet de démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens. Il ne s’agit donc pas avec l’économie solidaire de remplacer l’État par la société civile, mais de mobiliser les deux registres de la solidarité en combinant la solidarité redistributive avec une solidarité plus réciprocitaire pour renforcer la capacité d’auto-organisation de la société. Certes le refus de la mondialisation néo-libérale a été popularisé par des regroupements militants mais, de manière moins visible, sont aussi apparues des initiatives ancrées dans certe reformulation de la solidarité. Petit à petit, elles s’efforcent de « construire au quotidien une autre mondialisation », selon les termes employés dans la synthèse de la conférence sur l’économie solidaire au Forum social mondial de Porto Alegre en 2002.
22Dans la recherche socio-économique, en écho à d’autres théorisations contemporaines, les investigations menées sur les réalités de l’économie solidaire mettent en évidence que l’économie ne repose pas seulement sur un capital financier et humain, mais qu’elle induit le recours à un capital social défini comme « les caractéristiques des organisations sociales tels les réseaux, les normes et la confiance qui facilitent la coordination et la coopération en vue du bénéfice mutuel » (Putnam, 1993). Plus précisément, l’économie solidaire renforce un capital social facteur de démocratisation en même temps que producteur de richesses, que l’on peut spécifier comme « capital civique » (Evers, 2001).
23Par ailleurs, les constats historiques comme les études actuelles concernant l’économie solidaire bousculent les analyses qui dissocient espace public et économie. Certes, dans la démocratie grecque, c’est en se libérant du travail que l’homme pouvait se consacrer à la vie de la cité et l’activité de l’homme libre supposait qu’il ne fût pas rivé à l’espace domestique et qu’il ne fut pas absorbé par des tâches relevant de la nécessité et de la reproduction de la vie. La sphère économique était donc tenue à distance de l’espace public. Mais cet éloignement ne peut être transplanté dans les démocraties modernes. À partir du moment où y est énoncée la possibilité d’une citoyenneté non limitée, la responsabilité de la sphère de la subsistance ne peut être affectée à aucun groupe social ou aucune classe inférieure. C’est bien le décalage entre cet horizon d’une démocratie non excluante et le renforcement des inégalités sociales et sexuelles qui, en ce début du xxie siècle comme au xixe, explique l’existence d’actions collectives visant une démocratisation de l’économie.