Introduction
1Comme l’a montré magistralement Mikhaïl Bakhtine, les voix de la place publique sous la Renaissance créaient un monde populaire dont l’expression libre s’enracinait dans les images corporelles et matérielles en parodiant la culture officielle. Les injures, les jurons, les rires, les grossièretés – souvent blasphématoires –, inversaient à travers leur « réalisme grotesque » les valeurs et les codes du monde officiel « où régnaient un principe de communication hiérarchique, une étiquette, des règles de bienséance » (Bakhtine, 1982, p. 156-157). Y puisant une expression critique des représentations dominantes du monde, Rabelais peut « détruire le tableau officiel de l’époque et de ses événements, [...] du point de vue du chœur populaire riant sur la place publique » (Bakhtine, 1982, p. 434-435). Publiciste d’une culture comique populaire, Rabelais nous introduit à une conception dynamique, agonistique et pluraliste de l’espace public où s’affrontent et rivalisent des arènes multiples dans les jeux de la parole, de l’action, de l’identité qu’ils soient politique, artistique, festif, sérieux, familier.
2L’espace public n’est pas un, mais multiple ; à chaque espace public ne correspond pas un type d’agir, mais une pluralité de registres dont l’un peut être prédominant : l’expressivité identitaire, la négociation stratégique, l’intercompréhension rationnelle, la conflictualité, etc. Faiblesses ou forces de l’économie solidaire, ses pratiques nous semblent cristalliser toutes les tensions propres à cette pluralité d’agir puisque, à partir de la dimension des solidarités éprouvées dans des espaces vécus, elles croisent le souci de la démocratie et l’intention d’une économie juste : c’est en faisant émerger des espaces publics d’autonomisation, ancrés dans les « mondes vécus » des individus, en confrontation avec d’autres arènes publiques, que ces actions reposent le statut de l’économie au regard d’une société qui se qualifie de démocratique ; elles ouvrent de nouvelles arènes publiques, souvent localisées, où sont questionnés les rapports institués entre la politique et l’économie quand celle-ci se fonde toujours davantage sur des savoirs collectifs et des relations sociales. Mais, les nouveaux régimes de l’action publique coopérative (le partenariat) finissent par brouiller la pluralité agonistique des espaces publics et la confrontation conflictuelle entre les acteurs : sous renonciation de la loi locale, ces espaces publics coopératifs, « animés » par les élites politico-administratives, instrumentent la délibération tout en ne permettant pas une égalité de statut ou de fonction des différents acteurs concernés.
Des espaces publics pluriels en tension
3Comprendre cette pluralité agonistique, c’est partir d’une première tension qui se dévoile entre des espaces publics non officiels, populaires ou de regroupements volontaires et l’espace public du « pouvoir explicite », c’est-à-dire politique (Castoriadis, 1996, p. 222). Cette tension sépare et unit, divise et relie les « espaces publics autonomes » et les « espaces publics imprégnés par le pouvoir et hautement organisés » (Habermas, 1988a, p. 170). Si les seconds, les espaces publics institués, sont manipulés par les systèmes politiques à des fins de reproduction du pouvoir, les premiers sont créés par des actions communes d’individus et tentent d’élargir la palette des interprétations possibles de la réalité, des interventions sur la société, de la formation de la volonté et de l’opinion, du combat stratégique entre des intérêts irréductibles particuliers (Habermas, 1993, p. XXV). Mais ces espaces de la société civile ne sont pas non plus uniformes. Il nous faut noter une nouvelle tension entre les espaces publics vécus qui, visant une « intégrité » et une « autonomie des styles de vie » (Habermas, 1990, p. 123), voient prédominer les « mondes vécus », les particularités communautaires qu’elles soient traditionnelles ou électives (Bataille, 1995), les expressions identitaires fondées tout à la fois sur la culture, les ressources de solidarité et les formes de socialisation, et les espaces stratégiques d’influence : là, de multiples « groupes anonymes et d’acteurs collectifs » influencent les pouvoirs au nom de leurs intérêts particuliers et « déterminent préalablement, à travers leur pouvoir social, les marges dans lesquelles les questions politiques peuvent être thématisées et décidées » (Habermas, 1990, p. 123). Ces espaces stratégiques que Michèle Leclerc-Olive nomme « arènes civiles » font prévaloir l’agir stratégique, « la défense d’intérêts catégoriels », les « affirmations identitaires » par la négociation plutôt que par la délibération (Leclerc-Olive, 2002). En cela, ils forment le pendant dans la société civile des espaces publics institués qui, dans la conception d’Habermas, visent moins le bien public dans la confrontation des citoyens (Tassin, 1997) ou la « formation discursive de l’opinion et de la volonté d’un public de citoyen » (Habermas, 1993, p. XXV) que la manipulation stratégique et la soumission des « masses ». Concernant la tension entre les espaces publics institués et les espaces publics vécus, le constat est connu : même les espaces publics de sociabilité ordinaire (la rue, la place du village) ou plus occasionnels (les foires, les fêtes) qui pouvaient être tout aussi bien économiques que festifs furent toujours des espaces d’une vie propre, mais toujours soupçonnés par les pouvoirs d’abriter une sourde turbulence politique, source possible de sédition ou de division sociale.
4Au cœur de ces tensions, s’exprime la double er trouble signification de la notion de public (publicus) : d’une part, le public est ce qui est destiné à « l’usage commun » ou à « l’usage de tous » dans la collectivité, phénomène qui est enjeu d’appropriations diverses et concurrentes tout en paraissant paradoxalement obscur à l’État qui, d’autre part, n’entend jamais « l’usage commun » dans les mêmes termes. À tort ou à raison selon les époques, les pouvoirs institués n’ont jamais cessé de traduire en risque de fragmentation politique les formes de publicisation autonomes qu’ils tentaient de contrôler à distance. Si la donne a changé avec l’avènement progressif des démocraties, cette tension du publicus entre collectivité et État ne cesse de perdurer sous des formes renouvelées. On peut ainsi interpréter la tension entre une démocratie participative où, par l’invention d’arènes publiques diverses, des citoyens participent aux affaires publiques par la négociation ou la délibération (associations, syndicats, mouvements sociaux, luttes sociales) au sein de la société civile, et la démocratie politique fondée sur le système représentatif et le fonctionnement d’institutions et d’espaces publics de pouvoir. C’est que la communauté politique dans ses régimes démocratiques vit d’une division ou d’une séparation essentielle entre la société civile et l’État (Lefort, 1983, p. 94) dont la frontière est mouvante et n’exclut pas les interférences et les coopérations : bien des services sociaux, sanitaires, culturels créés au sein de la société civile sont devenus partie intégrante de l’État social ; bien des politiques publiques sont coproduites par l’une et l’autre.
5Derrière la pluralité de ces espaces, l’enjeu est bien l’émergence de l’exercice idéal de la politique comme « activité explicite et lucide concernant l’instauration des institutions souhaitables » (Castoriadis, 1996, p. 225). Selon les interprétations, l’espace public dans sa relation à la politique y fonde une pluralité d’agir visant des choix entre de multiples possibles : soit un « espace d’apparence » (Erscheinungsraum) où les sujets sociaux se manifestent comme rencontre er être ensemble à travers des paroles et des actions (Arendt, 1983), soit l’instauration d’un espace où s’exercent « des droits civiques et politiques qui donnent son sens politique aux actions des citoyens » hors de toute appartenance originaire, hors de toute filiation communautaire (Tassin, 1997, p. 144), soir, encore, un espace de délibération rationnelle et critique dans une perspective de démocratie radicale (Habermas, 1993). Mais cette émergence incertaine des citoyens dans l’espace public ne cesse de se réaliser dans la confrontation des différents espaces publics et dans la tension entre les identités et les subjectivités citoyennes, les stratégies d’influence et l’argumentation rationnelle, la visée d’un bien particulier et la responsabilité politique. En deçà de l’espace public idéal, ces confrontations cohabitent au sein de tous les types d’espace. Si l’on peut distinguer analytiquement ceux-ci, il serait peu pertinent de les réifier en des formes pures empiriquement observables.
6Plus encore, ces tensions ne cessent, sous des formes variables, d’animer les relations entre ces espaces publics pluriels (Chanial, 1992, p. 67) tant au sein de la sphère politico-administrative qu’au sein de la société civile, pluralité admise par Jürgen Habermas dans un texte de clarification de son livre L’Espace public (Habermas, 1993). L’exercice quotidien de la démocratie dans nos sociétés complexes qui ne peuvent se contenter de l’agora suppose la différenciation conflictuelle d’espaces publics multiples, s’affrontant quant à la légitimation des valeurs et des biens à promouvoir dans la société. En cela, l’attention portée à la notion d’espace public doit se déplacer vers les litiges et les controverses à travers lesquels se jouent entre ces espaces la légitimité de l’interprétation de la société, l’appropriation de valeurs et le statut des acteurs. Si la notion d’espace public a bien un sens sociologique, c’est comme arène globale de conflictualité entre des espaces publics prétendant à la légitimation d’actions, d’événements, de discours et où sont en confrontation des « biens communs particuliers » et des « biens publics ». Ce qui est commun dès lors, c’est l’acte de devoir être en commun ou « en public » en l’ouvrant au choix litigieux des possibles, aux confrontations des engagements identitaires, stratégiques, intercompréhensifs des acteurs au regard de « l’activité citoyenne » comme « exposition de la singularité des individus » (Tassin, 1997, p. 136).
Solidarités vécues, espaces publics et gouvernances localisées
7Envisagée dans la perspective d’une socio-économie compréhensive qui valide les capacités cognitives et les compétences des acteurs à donner un sens à leurs expériences sociales et prend aux mots leurs discours pour donner les principes de justification à leurs actes et à leurs pratiques, la problématique de l’économie solidaire peut être caractérisée par des actions fondées sur des solidarités vécues ou éprouvées où se construisent des réciprocités entre les sujets sociaux dans des espaces publics/privés qui se démultiplient dans des territoires locaux et socioculturels (les services de proximité, les finances solidaires) ou des réseaux socio-économiques (le commerce équitable). Penser les articulations de l’économie solidaire et de l’espace public suppose l’analyse de plusieurs niveaux de conflictualité où se dévoilent l’imbrication et les tensions entre les types d’espaces. Le premier concerne le processus d’autonomisation revendiqué par ces espaces d’action et ses fortes tensions avec d’autres champs d’acteurs et d’activités ainsi qu’avec les modes d’intervention de l’État dont ils tentent de viser la transformation. L’économie solidaire institue des formes associatives d’organisation socio-économique ni purement marchandes ni strictement publiques ; elles articulent la mobilisation de ressources marchandes, publiques et de solidarité (bénévolat) en visant la production de biens ou de services, fournis dans un cadre collectif et renvoyant à un bien commun défini par les acteurs concernés. Cette articulation de différentes ressources dans des sphères multiples n’est pas sans créer des torsions avec les régulations imposées par les logiques politico-administratives ou par les logiques marchandes dans les espaces publics institués locaux et les arènes stratégiques d’influence. D’autre part, à un second niveau, la définition du bien commun visé par les acteurs s’élabore dans des espaces de délibération et d’expression ancrés dans les « mondes vécus » des individus où sont en confrontation la communication rationnelle, l’appartenance identitaire et les jeux de pouvoir. Mais ces espaces eux-mêmes sont en tension avec les autres espaces publics quant à la définition des principes de justice qui sont appliqués dans la production et la consommation de certains biens et services.
8Un troisième niveau peut être entrevu. Le plus souvent, la solidarité se déploie à partir de l’expérience d’un déni de reconnaissance du vécu quotidien des acteurs, de leurs engagements et de leurs aspirations, déni qui est vécu comme sentiment d’injustice mettant en cause la rationalité des systèmes et de leurs fonctionnements ainsi que les débats au sein des espaces publics politico-administratifs ou des espaces de la société civile inféodés à la logique économique du libre jeu des marchés. L’agir solidaire comme l’économie sociale n’est pas seulement fils de la nécessité (Desroches, 1976) ou de la double défaillance du marché et de l’État (Hansmann, 1980 ; Gazier, 1997) selon une perspective économique étroite centrée sur la satisfaction de besoins insatisfaits, il est action de résistance aux systèmes étatiques et économiques et volonté de changement de ceux-ci. Les expériences analysées suggèrent que le vécu des êtres sociaux n’est guère pris en compte par les systèmes qui non seulement nient leurs engagements ou leuts souffrances psychologiques, mais sacrifient leur « identité morale », c’est-à-dire « les valeurs et les projets qui la définissent » (Audard, 2000, p. 977). Si l’on se place dans la perspective d’une « logique morale des conflits sociaux », fondée sur l’exigence normative de reconnaissance sociale, l’arraisonnement instrumental du monde vécu des personnes, de leur identité paraît une des « causes sociales responsables de la violation systématique des conditions de reconnaissance » (Honneth, 1996, p. 230) qui atteint leur intégrité. Les espaces publics vécus peuvent être interprétés comme les arènes d’une « lutte pour la reconnaissance publique » des sujets sociaux où ceux-ci contestent les jugements et les débats qui, dans les espaces publics institués, concernent leur identité sociale, politique, culturelle.
9Ce troisième niveau en entraîne un quatrième, celui de la construction de formes de résistance civique à partir de l’instauration d’espaces de solidarité vécue permettant des processus de reconnaissance mutuelle. Des attitudes de retrait ou de résistance se créent dès lors à l’égard des acteurs qui, dans les espaces publics politiques, prennent en charge les problèmes sociaux, les pensent et leur appliquent des modes instrumentaux de résolution. Reconstruire les capacités d’acteur individuel sur un sentiment d’indignité, l’absence de reconnaissance ou le refus du fonctionnement technico-instrumental des systèmes suppose de contourner les contradictions de la « société individualiste de masse » (Wolton, 1992) : entre le souci singulier des individus et le traitement de masse, il s’agit d’inventer les formes collectives d’une action propre qui s’autonomise des pouvoirs publics ou de l’influence des systèmes économiques. En l’absence de luttes conflictuelles prononcées où, comme dans les mouvements sociaux, l’action collective se cristallise contre un adversaire défini, ces formes collectives instituent des espaces autonomes de sens qui se mettent à l’abri de la froideur des pressions ou des injonctions des pouvoirs et évitent d’être rabattus sur les logiques d’intervention politico-administratives et leur référentiel d’action (Jobert, Muller, 1987) ou sur les catégories de pensée qui les structurent (Desrosières, 1992).
10Comme le montre le texte d’Isabelle Guérin, certaines de ces initiatives créent parfois des espaces publics de proximité, intermédiaires entre les institutions (collectivités locales, écoles, institutions de santé et de justice) et donc périphériques à ces institutions. C’est qu’ils se construisent aussi comme des conditions de la subjectivité politique en étant des espaces d’expression de soi, de confrontation à autrui et de reconnaissance où s’acquiert l’estime de soi. Plus encore, ils sont des lieux d’élaboration de savoirs collectifs qui dé-construisent la manière dont les acteurs des systèmes posent les problèmes de la vie collective. Dans leur ancrage sur les problèmes de l’intimité et de la sphère privée (Touraine, Khosrokhavar, 2000), ils peuvent se définir comme des espaces privés/publics, soumis à l’exercice de la loi mais dont aucune loi ne peut dériver (Castoriadis, 1999, p. 152) tout en s’inscrivant en retrait des espaces politiques institués. La résistance déploie une distanciation active permettant l’expression de soi. La multiplication de ces espaces publics intermédiaires renvoie à la crise de légitimité qui touche les institutions dont le fonctionnement ne permet guère la parole et l’action des individus tout en leur imposant la force de leur pouvoir ; elle signale la production de nouvelles arènes publiques de proximité fondées sur la co-présence des participants, leur rencontre et des sentiments fragiles d’appartenance. C’est que cette proximité publique n’est plus aussi stable et durable que par le passé ; elle se noue et se dénoue entre les individus par des dynamiques fragiles et éphémères de rapprochement qui dépendent des trajectoires personnelles des individus (Eme, 2000).
11Un cinquième niveau interroge les relations entre la sphère publique de l’action et le domaine de l’économie. Ces expériences d’économie solidaire ne sont pas seulement une voie d’accès à des espaces publics comme il est parfois dit, mais elles tentent de réduire la tension entre renonciation des principes démocratiques et leur application quotidienne dans la vie ordinaire par la participation libre et égalitaire des citoyens aux affaires publiques quotidiennes. En cela, elles redonnent un primat à l’approfondissement de la politique comme « une activité collective dont l’objet est l’institution de la société en tant que telle » (Castoriadis, 1986, p. 283). Par le déploiement d’espaces publics cherchant leur autonomisation à l’égard de la sphère étatique, elles font face à la question majeure du statut et de la fonction de l’économie dans la société. Face à l’extension croissante de l’économie marchande capitaliste qui devient un système de contrôle des connaissances (le capitalisme cognitif) tout en se trouvant intimement lié à la société et à la biosphère par les apprentissages, la formation, les formes de coordination et de coopération qui insèrent l’entreprise dans les réseaux de savoirs humains et lui donnent ses sources de productivité (Moulier Boutang, 2000), on peut comprendre l’importance d’espaces publics pluriels : ceux-ci permettent de nouveaux débats dans les territoires et l’invention de nouvelles régulations de l’économie par des institutions démocratiques qui, de manière normative, préservent une pluralité de biens et de services de l’hégémonie marchande quand celle-ci devient contre-productive par rapport à la créativité cognitive. Dans cette perspective, l’économie solidaire est une des voies de démocratisation de l’administration commune des biens et des services qui ne cesse d’interroger le rôle de l’État et les relations de celui-ci à la société civile.
Conclusion : recueil du partenariat inégalitaire
12Les changements intervenus dans les vingt-cinq dernières années dans la gestion politico-administrative de la société (décentralisation, politiques territoriales de proximité, coopération partenariale) et dans l’essoufflement des conflictualités sociales organisées paraissent accorder aux acteurs de la société civile ainsi qu’à leurs espaces propres de débat un rôle nouveau. Ces changements concernent le passage de politiques publiques centralisées, sectorielles, cloisonnées (Muller, 1990) à une gestion territoriale du local qui se fonderait sut une rationalité procédurale et argumentative du partenariat selon une représentation généralisée de pacification des rapports sociaux (Gauchet, 1998). L’émergence du concept de gouvernance exprime pour partie ce phénomène en insistant davantage sur les modes de coordination qui sont sous-tendus par l’action publique que sur sa cristallisation institutionnelle (Kooiman, 1993).
13Mais, ces nouveaux espaces publics de coopération et de coordination des acteurs intègrent dans les mêmes arènes (les espaces de partenariat) la sphère du politique institué et de son administration et la sphère de la société civile (professionnels, experts, associations, etc.) dans ses multiples dimensions publiques (espaces vécus, espaces stratégiques d’influence, espaces de délibération). La pluralité conflictuelle des espaces est résorbée dans ces arènes publiques localisées qui internalisent la tension entre la société civile et le politique comme entre les différents types d’espace, la délibération critique fait place à l’agit stratégique sous l’influence des acteurs politico-administratifs qui sont juges et parties (partenaires de la discussion et décideurs ou financeurs), la pacification occulte la « mésentente » qui conduit à l’acceptation de rapports sociaux asymétriques. Comme l’analyse Jacques Rancière sous d’autres perspectives, derrière l’égalité entre sujets parlants, supposée par l’acte du langage, l’accord se fonde sur l’acceptation d’un rapport d’inégalité entre les acteurs sociaux (Rancière, 1995, p. 78).
14La crise du sens de l’action publique provient sans doute pour partie de cette difficile émergence des processus d’élaboration de l’action collective. L’injonction à la participation de la société civile dans de nouveaux espaces publics (habitants, associations, etc.) s’avère paradoxale lorsque dans le même temps son autonomie d’action est encadrée dans la méfiance, voire niée par les mises en scène politico-administratives. N’échappant pas à ce paradoxe, les pratiques d’économie solidaire pourraient bien finir par perdre leur capacité à susciter de la créativité publique, du savoir collectif et de l’engagement dans l’institution de nouvelles régulations publiques de l’économie.