1Installé, à la suite de l’ouvrage de Jürgen Habermas (1993), au rang de doxa scientifique parfois trop floue, en tout cas questionnée (Dacheux, 1999 ; François, Neveu, 1999 ; Calhoun, 1992), le concept d’espace public a, depuis, connu diverses déclinaisons : il est « pluriel », « mosaïque », « populaire » ou « plébéien », etc. De même, il déclinerait en tant qu’idéal de la démocratie, en raison notamment de la place croissante qu’y prennent les médias de masse. Or sa mise en parallèle avec l’ensemble des pratiques sociales relevant de l’économie solidaire, c’est-à-dire le ré-encastrement des pratiques économiques dans les relations de proximité visant à fonder de nouvelles solidarités (Laville, 1994) est récente. Et ce, sans doute parce que l’espace public relève historiquement et normativement du tracé et des modalités de fonctionnement des champs politiques modernes ; et parce que l’économie solidaire relève davantage d’une autre problématique – l’économie et le social – dont la densité politique est bien plus ténue en ce qu’elle échappe à la logique de la démocratie représentative de distribution concurrentielle des positions de pouvoir dans l’État (Gaxie, 1994).
2Mais si cette ouverture du concept d’espace public répond bien à l’exigence de son adaptation à la multitude des réalités empiriques pour lesquelles il peut être convoqué, le risque réside néanmoins dans sa dilution dans une pluralité d’objets ou de situations sociales hétéroclites. C’est donc à éviter ce danger qu’est consacrée cette analyse des apports des pratiques relevant de l’économie solidaire à la contribution théorique des formes contemporaines d’espace public. Les premières enrichissent, certes, la compréhension des mutations des secondes et de leur hybridation avec d’autres sphères de l’activité sociale - et notamment l’économie. Elles mettent également à la lumière des pratiques sociales innovantes, venant « d’en bas » et affichant plus ou moins un ensemble de normes éthiques relevant d’une forme participative de démocratie. Mais selon nous, 1’écueil principal réside dans une vision « enchantée » de ces pratiques, c’est-à-dire dans la surévaluation de leur potentielle portée démocratique et dans l’assignation normative, faite aux entreprises sociales qui les portent et les promeuvent, d’un véritable projet politique. Or la sociologie politique a su fournir des instruments et des enseignements féconds pour l’étude des productions « ordinaires » du politique et des espaces publics (Perrineau, 1994 ; Darras, 1998 ; François, Neveu, 1999) – aussi ne sera-t-il pas question de s’en priver ici afin de fournir des pistes complémentaires de recherche.
Économie solidaire et espace public : des pistes théoriques fécondes
3Les contributions exposées dans la première partie de ce numéro ne font pas qu’explorer des terrains laissés en friche et ignorés comme les systèmes d’échange local, les espaces de médiation féminine, le commerce équitable, les Régies de quartier, le micro-crédit, les coopératives sociales ou l’autoproduction ; elles mettent surtout en lumière de nombreux aspects fondamentaux relevant de la morphologie des espaces publics contemporains et qui constituent autant de pistes de recherche fécondes pour « reconstituer une cartographie des modalités et lieux des débats sociaux qui ne se contentent pas de leurs beaux quartiers » (François, Neveu, 1999, p. 23). Outre l’idée évidente de la déclinaison au pluriel de l’espace public que rendent présente ces études, nous insisterons ici sur deux phénomènes relevant du politique : la redéfinition de la frontière entre les sphères publiques et privées à travers la fabrique des dispositions (notamment morales ou affectives) accompagnant et codifiant le rôle social de « citoyen » ; et la recherche d’une autonomie tant matérielle que sociale ou politique de certaines catégories sociales dominées et ce, afin d’enrichir le substrat social de l’espace public.
4La notion d’espace public a beaucoup à voir avec celle de citoyenneté (Baudouin, 1998). Une sociologie politique des espaces publics contemporains doit ainsi inclure l’analyse de la fabrication des dispositions et des dispositifs (institutionnels, juridiques, politiques, sociaux) qui participent de la codification du rôle social de citoyen (Déloye, 1996 ; François, Neveu 1999 ; Weisbein, 2002). Et dans ce travail multiforme de tracé des contours des identités civiques, la définition des sentiments et des mentalités qui en relèvent (ou qui les freinent) importe considérablement. Car la citoyenneté s’inscrit bien dans l’histoire multiséculaire du « processus de civilisation » (Elias, 1973), notamment à travers la codification morale qu’exercent sur elle les pouvoirs publics ou les différents groupes sociaux qui participent à sa définition. Ceci invite notamment à « restituer le système normatif que la citoyenneté entend instaurer dans son histoire longue : celle des mentalités et des sensibilités morales. C’est en effet par rapport à des systèmes de croyances, de valeurs, d’émotions et de représentations – plus ou moins anciens – que la citoyenneté prend son sens, ou plus exactement ses sens » (Déloye, 1996, p. 89). D’où, également – et particulièrement dans le contexte de l’intégration communautaire –, l’apparition d’une tension de plus en plus forte entre deux idéaux-types de citoyenneté (Déloye, 1998 ; Weisbein, 2002) : soit on reconduit les processus d’assignation de comportements par un appareil extérieur qui serait le reflet d’un ordre politique différencié (comme par exemple le médium scolaire) ; soit les normes morales du rôle de citoyen ne découlent que des incitations horizontales situées et promues dans – et par – le marché (consommer, circuler, épargner, etc.) ou bien sont portées par des acteurs se revendiquant de la « société civile », concurremment aux institutions (Weisbein, 2001).
5Or les diverses pratiques relevant de l’économie solidaire, telles qu’elles sont explorées plus haut, participent grandement à cette problématique de la définition concurrente des normes morales entourant la citoyenneté et de la tension constitutive de ce statut entre inscription concrète et universalité.
6En effet, les promoteurs de ces initiatives les présentent largement sous le registre de l’innovation sociale et surtout de la matrice de citoyenneté, faisant ainsi largement écho aux théories du « capital social » (Putnam, 2000) selon lesquelles le lien associatif charrie les ressources nécessaires au bon fonctionnement de la démocratie (sociabilité, estime de soi, aisance à parler en public, etc.) : l’exercice concret de son rôle social de citoyen passe ici par la confiance en soi, par le sentiment de maîtriser les codes symboliques du jeu social et politique. Et ce sont notamment les entreprises de l’économie solidaire qui permettraient, pour certains publics déclassés, la diffusion et l’apprentissage de normes éthiques constituées autour de la civilité, du sentiment d’appartenir à une communauté morale d’individus inconnus mais égaux en dignité. Toutes les études empiriques précédentes le soulignent : ces initiatives visent en effet à fournir à leurs publics des incitations et des ressources matérielles mais aussi symboliques pour se (re) considérer comme des citoyens concernés et impliqués dans la vie de la cité ; il s’agit de réinscrire des « mondes vécus » considérés comme étant stigmatisés, exclus, périphériques dans un tissage à la fois social (avec les autres) et institutionnel (avec les services de l’État ou avec les élus).
7Or au sein de ces diverses entreprises relevant de l’économie solidaire, cette dimension verticale de l’apprentissage de la citoyenneté et du civisme coexiste et se fond même avec la dimension horizontale du lien social concret, fortement caractérisée dans les pratiques et les discours par le registre du proche, des affects, des situations particulières et de l’urgence. La mise en forme tout comme le traitement du malheur social se jouent ici sur le mode personnalisé de la relation de face à face et de proximité rendu possible à travers un état de confiance mutuelle. Notons de même que ces relations de proximité sont ici fondées sur des constructions collectives et non sur le respect de la tradition comme dans les solidarités communautaires : il faut alors davantage parler de rapprochement que de proximité (Eme, Neyrand, 2001). Les médiations féminines, les jardins de famille (l’autoproduction), les entreprises sociales ou les initiatives solidaires inscrites à l’hôpital concernent en effet des enjeux concrets et domestiques (principalement l’exclusion et l’emploi), parfois prosaïques, et toujours entièrement réductibles aux individus qui s’y mobilisent (femmes, ouvriers, immigrés, SDF, chômeurs, etc.). La dimension horizontale de la réciprocité est de même particulièrement saillante pour les systèmes d’échange local ou pour les entreprises de médiation (féminine ou par le Pôle d’économie solidaire) pour lesquels la valeur de l’échange est indexée sur la valeur des personnes qui s’y impliquent. D’ailleurs, les modes plus médiatisés, impersonnels ou abstraits de relations sociales (comme la monnaie ou l’échange marchand) y sont niés.
8Quoi qu’il en soit, ces diverses pratiques et les montées en généralité qui les appuient articulent ainsi de façon originale le « privé » et le « public ». Il en découle des effets de porosité et de redéfinition de la frontière entre ce qui relève des deux sphères, modifiant d’autant la cartographie de l’espace public. Par là notamment, un effet d’ouverture de ce dernier est recherché : promus par des pratiques d’économie solidaire, certains enjeux domestiques accèdent d’autant plus facilement à l’état de questions publiques, dignes d’un traitement politique de la part de nombreux acteurs. D’autant plus que, à travers ces expériences, des publics dépourvus de capital social, acquièrent les ressources nécessaires à leur autonomie et à leur prise de conscience comme groupe spécifique et actif. « Le rapprochement produit par l’association pour l’usager, en l’aidant à l’individualisation, l’aide à accéder à la modernité, c’est-à-dire à la mobilité de ses choix stratégiques ou tactiques et de ses investissements. » (Eme, Neyrand, 2001, p. 101).
9Se dresse donc ici la question du politique et de l’accès à la parole publique. Or sur ce point, les pratiques relevant de l’économie solidaire ne sont pas les seules concernées tant le poids du « monde vécu » se fait sentir dans les rhétoriques contemporaines, notamment médiatiques, et se cristallise généralement dans le registre discursif du témoignage (individuel ou collectif) qui outille les opérations de légitimation de nombreuses autres causes (reconnaissance de droits liés à l’ethnicité, à l’orientation sexuelle, mouvements de chômeurs et d’exclus, etc.). Mais dans ces cas, les solutions proposées relèvent la plupart du temps du discours thérapeutique par lequel la résolution du problème passe par un travail sur lui-même de celui à qui il est confronté et n’est pas imputée à un tiers ou à un acteur du champ politique institué. On retrouve ici d’ailleurs la critique de Nina Eliasoph (1998) ou de Martine Barthélémy (2000) sur l’évaporation du politique que l’association favoriserait, que ce soit par la dépolitisation des identités et la privatisation des enjeux sociaux, en raison notamment du refus du système partisan, d’un souci d’efficacité à court terme qui dilue toute prise en compte critique des causes politiques profondes des problèmes, ou d’un désir de sentiment de communauté et de solidarité qui empêche de penser la division et les conflits internes et transversaux entre groupes sociaux.
10Les initiatives de l’économie solidaire tombent-elles sous le coup de cette critique ? Répondre à cette question est quelque peu délicat tant le jugement normatif affleure ; or pour trancher ce procès en (dé) politisation, la sociologie politique nous semble pouvoir apporter quelques pistes de réflexion.
Pour une lecture réaliste des entreprises de l’économie solidaire
11Quelques pistes peuvent être ainsi avancées pour évaluer la rentabilité politique de l’économie solidaire : étudier les soubassements sociaux des entreprises sociales en relevant leurs modes de fonctionnement ainsi que les opérations de justification et de légitimation que celles-ci produisent autour de la « solidarité ». Il s’agit plus généralement, d’après Éric Darras, de « reconstruire la carrière sociale de la cause donc la configuration d’un espace politique et médiatique où se joue le travail croisé de (dé) légitimation de l’entreprise politique non conventionnelle qui comprend le processus de (dé) politisation » (Darras, 1998, p. 10).
12En premier lieu, il conviendrait en effet de dresser une sociographie précise des acteurs impliqués dans les diverses initiatives comme les SEL, les espaces de médiation, le commerce équitable, l’auto-production ou les finances solidaires. Cette problématique du porte-parolat vise notamment à dépasser le simple affichage des principes de ces entreprises de cause et à en déterminer les logiques sociales de production (Offerlé, 1998). Qui met en forme, théorise et organise ces nouvelles formes de pratiques socio-économiques ? Quelles sont les propriétés sociales de ces entrepreneurs ? Quelles ressources rendent possibles de telles opérations ? S’agit-il, à leur genèse, d’une logique militante et volontariste et objectivée comme telle (à l’instar du REAS dans le cas du Pôle d’économie solidaire de Chalon-sur-Saône) ou bien ces initiatives procèdent-elles d’une réallocation plus ou moins hasardeuse de ressources inemployées ou peu rentables sur d’autres domaines d’activité plus traditionnels (comme pour les travailleurs sociaux engagés dans l’autoproduction, contraints à l’innovation en raison de la rareté des ressources nécessaires pour conduire leur action de réinsertion des populations déclassées) ? Il conviendrait, également, d’interroger le travail de rationalisation et de légitimation opéré par les sciences sociales elles-mêmes lorsqu’elles théorisent l’économie solidaire.
13Par ailleurs, cette dernière s’organise concrètement sur le canevas du réseau. Par réseau, il faut en effet entendre de façon générale un mouvement social faiblement institutionnalisé, composé d’individus ou de groupes dans une association libre établie en vue d’un but commun mais dont les termes et les normes ne sont pas stabilisés (Degenne, Forsé, 1998). Mais quels sont les modes concrets de fonctionnement de ces réseaux d’économie solidaire ? Car en dépit de leur organisation apparemment non hiérarchique et non pyramidale, ces réseaux ne sont pas dépourvus d’un centre, plus ou moins visible. Il apparaît en effet que certains membres (individuels ou collectifs) y détiennent une position privilégiée. Ce statut central peut découler d’impératifs fonctionnels et formels (assurer la coordination interne du réseau ou sa représentation externe auprès de son environnement institutionnel) ou bien être complètement informel, découlant seulement du prestige, du charisme ou de la compétence reconnue à celui qui en est crédité. De même, cette position de centralité est à mettre en relation avec la qualité des connexions qui lient chaque membre d’un réseau : est ainsi considéré comme central le membre du réseau qui développe le plus de connexions avec les autres et en maîtrise le sens ou l’intensité. Un des enjeux principaux d’une approche sociologique des réseaux réside donc dans le repérage des ressources premières qui y circulent, leur accès et leur légitimité sur les autres membres. Appliquée aux entreprises de l’économie solidaire, cette problématique amène notamment à analyser leurs relations internes mais surtout externes, avec les pouvoirs publics ou avec les acteurs légitimes du travail social (travailleurs sociaux, militants, etc.), voire du champ politique (partis, élus, journalistes, etc.). Il s’agirait par exemple de scruter l’opposition éventuelle des professionnels de la politique vis-à-vis de ces opérations innovantes. La possible instrumentalisation des pratiques de l’économie solidaire par les pouvoirs publics qui les financent est d’ailleurs soulignée concernant les SEL, les espaces de médiation féminine ou les entreprises sociales.
14Une troisième piste de recherche concerne les modalités concrètes de confection d’une cause publique autour de l’impératif de solidarité. Les contributions nous renseignent en effet beaucoup sur les formes de montées en généralité propres aux entreprises de l’économie solidaire : « remettre l’homme au cœur de l’économie » ; combattre le libéralisme ou la « marchandisation » du lien social ; « créer de la citoyenneté » ; relier le « local et le global », le « particulier et le général », etc. Il s’agit pourtant de repérer les contraintes pesant sur ces opérations de justification. Pour cela, une piste féconde peut être trouvée dans la sociologie de la production des accords et des justifications publiques de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot (1991). Ceux-ci ont cherché à établir la gamme des référents généraux sur lesquels peuvent s’appuyer des acteurs en situation de justification de leur choix ou de dénonciation de ceux d’autrui. Comment les individus qualifient-ils des situations, des choses et des personnes, que ce soit à travers des disputes comme dans des arrangements, des accords comme des discordes et ce, en faisant l’économie de la violence ? Leur hypothèse est qu’il existe un nombre restreint de registres de justification (appelés « cités ») qui outre leur généralité et leur prétention à l’universalité doivent pouvoir être actualisés et ajustés aux dispositifs concrets des situations dans lesquelles ils sont mobilisés.
15Ce modèle théorique nous intéresse particulièrement ici en ce qu’il éclaire les contradictions entre le registre civique (incarné par la volonté générale et impliquant l’engagement d’actions collectives orientées vers l’intérêt général et la solidarité) et le registre du proche ou du concret, fortement présents et mélangés dans les entreprises de l’économie solidaire. Comme Laurent Thévenot le souligne « c’est à partir de l’examen de régimes d’engagement dans le proche, très en deçà des exigences du bien public, que l’on peur comprendre la difficulté des mouvements et des passages requis pour participer à une cause publique, accéder à un espace public, faire entendre une voix en public » (Thévenot, 2001, p. 271). Of selon lui, le proche contraint fortement la transformation en cause publique d’une demande sociale en ce qu’il rend d’autant plus visible et difficile à transcender les liens d’interdépendance et les intérêts particuliers qui peuvent être dès lors placés en situation de procès « les engagements dans le proche sont dénoncés par l’épreuve civique qui réclame le détachement des liens de dépendance personnelle » (Thévenot, 1999, p. 79). On retrouve d’ailleurs dans certaines contributions ces « effets de grammaire » du champ politique vis-à-vis de certaines initiatives d’économie solidaire : problème de catégorisation juridique, voire déqualification, en raison de leur aspect non lucratif ou par leur recherche de ressources non monétaires et domestiques, jugées contraires à l’idéal républicain d’égalité formelle. D’où sans doute, comme réponse, des montées en généralité encore plus prononcées autour de la notion plastique de « solidarité » - tout à la fois proche du registre du proche mais qui peut être facilement traduite selon une grammaire civique et importée comme enjeu de politique publique.
16Au total, les pratiques relevant de l’économie solidaire offrent selon nous des sites d’observation privilégiés pour sonder les mutations contemporaines de l’espace public : mixtion entre différentes logiques (économie, solidarité, politique) ; redéfinition des limites public/privé ; existence de certaines contraintes « structurelles » pouvant freiner les opérations de justification autour de la question du bien commun ; outillage sur un appareil théorique de plus en plus conséquent, fourni par l’institution universitaire mais également reconnu par l’État (avec le secrétariat d’État à l’Économie solidaire) ; existence d’une force militante de promotion de ces pratiques ; etc. Néanmoins et pour ces dernières raisons, les études consacrées à ces initiatives gagneraient à nos yeux à se doter d’une certaine substance sociologique - et non normative - lorsqu’elles en interrogent la densité politique.