CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En travaillant sur le processus de précarisation, il est apparu que l’espace public était à la fois ordonné et fragmenté par des formes de socialisation et de dé-socialisation qui se recouvrent, se côtoient, se séparent aujourd’hui pour mettre au jour la vulnérabilité d’une société salariale effritée où se démultiplient des formes économiques instituées et d’autres non instituées dans le cadre d’une économie solidaire. Il contient les signes de vulnérabilité et de désaffiliation sociale, montre comment des « exclus de l’intérieur » et des « inclus » se côtoient ou s’évitent et aussi comment ils ne peuplent pas des mondes complètement séparés. L’espace public se fragmente donc par les inégalités et les injustices là où les individus et les groupes ignorés d’une démocratie s’affrontent à ceux à qui elle reconnaît une identité sociale ; il est alors de plus en plus ponctué par des situations d’alarme, des violences, des souffrances qui révèlent des situations d’urgences structurelles, des zones d’anomie dans la Cité signalant des ruptures économiques, culturelles et sociales qui traduisent des formes de mépris social, des formes d’abandon de soi, des solitudes et des silences, mais aussi des demandes de sens et de reconnaissance. En même temps l’espace public contient une diversité « d’espaces publics autonomes » (Habermas, 1992) où des résistances collectives au processus de précarisation salariale produisent des micro-organisations sociales qui naissent de l’agencement, voire la superposition de formes économiques marchandes et non marchandes. Nous les avons qualifiés d’espaces intermédiaires (Roulleau-Berger, 1991).

De la capillarité des économies plurielles dans un contexte de précarisation salariale

2Les sociétés salariales se sont précarisées, les économies non marchandes, non monétaires et informelles n’ont cessé de s’y développer. La réalité économique est devenue de plus en plus multiple et insaisissable. Les économies marchandes et non marchandes, monétaires et « naturelles » [1] entretiennent des rapports nets de capillarité et de dépendance pour se superposer à certains endroits et se dissocier à d’autres [2]. Économies concurrentielles, économies d’insertion [3] et économies informelles apparaissent dans des rapports de continuité et de discontinuité. S’impose alors la nécessité de se distancier des approches centrées sur l’économie de marché pour aller plutôt vers l’économie plurielle, voire l’économie solidaire, notion construite à partir de l’hybridation entre différentes formes économiques et sociales [4].

3Le phénomène de précarisation du salariat impose en effet aujourd’hui non seulement de penser la pluralité des économies mais aussi de revenir sur les imbrications entre des activités économiques, des « activités économiques rationnelles » et les « activités à orientation économique » (Weber, 1971) dans leur dimension à la fois objective et subjective. Il fait en effet apparaître des formes d’organisation sociale et économique où la circulation des ressources économiques est forte à certains endroits, où la complexité des échanges sociaux et symboliques précède la simplicité d’un ordre économique présupposé [5] – qui serait fondé sur l’ordre social salarié – pour laisser apparaître une pluralité d’ordres où se combinent différents types d’activités économiques et à orientation économique qui peuvent être aussi des activités sociales et symboliques. Par exemple dans les zones de vulnérabilité sociale (Castel, 1991), les activités à orientation économique apparaissent particulièrement mêlées aux activités économiques et peuvent être aussi définies comme activités sociales et symboliques ; dans les zones de désaffiliation sociale, les activités à orientation économique se dissocient des activités économiques, elles deviennent souvent violentes, au sens de Weber, dans une économie de survie et perdent leur dimension sociale et symbolique ; dans les zones d’intégration sociale les activités économiques rationnelles dominent les activités à orientation économique et apparaissent aussi comme des activités sociales. En passant par le concept d’activité économique ou à orientation économique on voit alors apparaître des processus de capillarisation actifs dans les économies modernes qui ne peuvent être réduites à des économies marchandes.

4Avec la précarisation des sociétés salariales, les formes sociales et économiques se sont donc pluralisées, segmentées et entremêlées. Non seulement à côté de l’économie marchande se sont développées les économies non marchandes et non monétaires mais aussi des économies informelles et des économies de survie. Ces économies s’encastrent plus ou moins les unes dans les autres du fait des effets de structure, des multi-appartenances des individus et de leur capacité de circulation d’un monde à un autre, de la multiplication des sortes de groupements économiques (Weber, 1971). Cependant les modes d’agencement de différentes formes économiques peuvent se faire selon des dynamiques différentes qui favorisent des phénomènes de bipolarisation sociale ou les atténuent.

5Quand, dans les modes d’encastrement, les formes d’économie marchande qui s’appuient sur des activités économiques dominent les économies non marchandes, non monétaires, de survie et informelles, on peut parler de faible capillarité dans les zones d’intégration sociale. Mais on peut aussi parler de faible capillarité quand les économies informelles er de survie existent dissociées des économies marchandes. Plus on va vers des économies marchandes ségrégatives fondées sur des activités à orientation économique, c’est-à-dire des économies qui excluent des populations non désirées ou qualifiées de non désirables, plus on se rapproche des zones de désaffiliation sociale où dominent des économies informelles disjointes des autres économies et, là aussi, on peut parler de faible capillarité. Les individus passent difficilement d’une situation de précarité à une autre, d’une activité à une autre, participant à un nombre limité de groupements économiques. Quand économie marchande, non marchande, non monétaire, de survie et informelle ne cessent de s’entremêler du fait de l’imbrication d’activités économiques et d’activités à orientation économique, on se trouve généralement dans des zones de vulnérabilité sociale où on peut parler de forte capillarité. Les individus circulent d’une situation de précarité à une autre, d’une activité à une autre, participant à différents types de groupements économiques.

6Nos recherches ont mis en évidence la pluralité d’ordres économiques [6] dans les sociétés modernes traversées par des processus de capillarisarion et de non capillarisarion entre des formes marchandes et non marchandes. À un niveau plus global nous considérons avec Granoverter que redistribution et réciprocité perdurent au sein des économies modernes dans les échanges non marchands et non monétaires (Laville, Lévesque, This-Saint-Jean, 2000) cependant traversées par un processus d’individuation.

Inégalités dans les mondes de la production et mépris dans l’espace public

7Mais si on peut parler de pluralité d’ordres économiques en présence dans un contexte de précarisation salariale, ils naissent dans des mondes de la production différents, certains fortement légitimés, d’autres peu légitimés. Nous nous trouvons donc face à la question de la domination de certains mondes par rapport à d’autres, nous pouvons alors parler de mondes de la « grande » production (Salais, Storper, 1993) qui contiennent les mondes interpersonnel, marchand, industriel et immatériel et les mondes de la « petite » production qui se sont multipliés autour de l’agencement de ces formes d’économies plus ou moins visibles. Plus on va vers les mondes peu légitimés, plus on va vers des économies qui évincent des populations non désirées ou qualifiées de non désirables, plus la question de la plus ou moins forte légitimité de certains mondes de la production par rapport à d’autres pose celle des inégalités.

8Aujourd’hui les clivages liés aux différences sociales sont apparus moins nettement alors que les inégalités ne se sont pas affaiblies mais se sont plutôt renforcées entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas accéder à une place dans la société salariale : aujourd’hui la lutte des places (de Gaulejac, Taboada-Leonetti, 1994) est venue se substituer à la lutte des classes. Nous rejoignons sur ce point F. Dubet (2000) quand il considère que « l’éclatement des registres et des dimensions de l’égalité se traduit par une multiplication des échelles de hiérarchisation des inégalités et par une dissociation relative de la domination et des critères de stratification ». Le processus d’individualisation qui traverse les « sociétés d’insécurité salariale » (Wacquant, 2000) passe par le gouvernement de soi, la culture de soi ; évidemment les situations d’inégalité sociale, d’inégalité face à l’emploi, créent des formes d’accessibilité différenciées au gouvernement de soi.

9Les individus sans statut social inscrits dans des mondes peu légitimés se trouvent alors surexposés dans l’espace public au risque de ne pouvoir être soi, d’être méprisé par l’Autre. La question du risque d’exposition au mépris social contient celle de la reconnaissance. La lutte pour la reconnaissance constitue la force morale qui alimente le développement et le progrès de la société humaine (Honneth, 2000). Dans les sociétés modernes caractérisées par la précarisation du salariat, l’estime sociale passe par l’accès à un emploi salarié « qualifiant » et elle est distribuée dans des espaces économiques et sociaux qualifiés de légitimes. Les individus en étant contraints de passer d’une situation d’incertitude à une autre sont alors confrontés à l’expérience de la perte. Plus les situations à gérer apparaissent contrastées et disjointes, plus on a de pertes rétrospectives qui participent activement à fragmenter les identités sociales et à provoquer des risques de disqualification sociale et de mépris. Le risque d’être méprisé publiquement, d’être refoulé parmi les moins compétitifs au nom de la logique économique est alors devenu de plus en plus important pour tous ceux qui paraissent invisibles socialement, notamment ceux qui sont privés d’emploi et de statut et ressentent alors très vite un sentiment d’inutilité sociale. L’estime sociale reste en effet indissociable de la visibilité, du désir d’être vu du plus grand nombre : les plus exposés au risque du mépris survivent dans des réseaux locaux courts, là où les moins exposés circulent sur des réseaux longs (Chiapello, Boltanski, 1999). L’épreuve du mépris diminue les individus de telle sorte qu’ils ne sont plus en mesure de manifester leur grandeur nulle part, ils deviennent si petits qu’ils se rendent eux-mêmes invisibles, niés en tant que sujets (Castel, 1981). L’individu sans statut social est alors sans cesse confronté au risque du mépris dans l’espace public. Il l’est d’autant plus dans un nouvel ordre de reconnaissance individualisé. C’est-à-dire qu’il est violemment renvoyé à lui-même, à ses biens négatifs (pauvreté, insécurité, mauvaise santé, dégradation) ; l’individu incertain sans statut apprend alors le déni de l’appropriation de soi (Walzer, 1997). Il perd alors très vite l’estime de lui-même, c’est-à-dire « ce sentiment de confiance quant aux prestations qu’on assure ou aux capacités qu’on possède, dont on sait qu’elles ne sont pas dépourvues de valeur aux yeux des autres membres de la société » (Honneth, 2000).

10C’est autour de ce bien public et moral, l’estime de soi (Rawls, 1975) que se sont notamment réorganisées les concurrences et les inégalités entre les mondes de la production. Les individus qui dominent sont ceux qui ne risquent pas dette méprisés socialement. Le phénomène contribue alors activement à produire des risques d’exclusion sociale et de souffrance morale et physique pour les individus. Les nouvelles formes d’autorité et de domination naissent à travers les modes de gestion économique, sociale et symbolique des risques sociaux. La lute contre le mépris social et pout l’accès aux biens moraux se pose avec une intensité renouvelée dans les démocraties contemporaines (Enriquez, 1998) traversées par le processus de mondialisation, caractérisées par la précarisation du salariat, un ordre de reconnaissance individualisé et le risque de ne plus être regardé ni vu.

Espaces intermédiaires et lutte pour la reconnaissance

11L’espace public se fragmente par les inégalités et les injustices là où les individus et les groupes ignorés des économies marchandes s’affrontent à ceux à qui elles reconnaissent une identité sociale. Mais la lutte pour la reconnaissance peut aussi avoir lieu dans des espaces publics autonomes (Habermas, 1992) qui peuvent être définis comme des espaces de micro-mobilisation et de résistance collective et travaillent l’espace public de manière discrète et continue : les espaces intermédiaires (Roulleau-Berger, 1991, 1993, 1999, 2001). Avec la précarisation du salariat et le renforcement des inégalités et des discriminations les espaces intermédiaires se sont multipliés dans les mondes peu légitimés tout au long de ces vingt dernières années, traduisant des formes de civisme revendicatif. Nous avons défini deux formes sociales d’espaces intermédiaires :

  • les espaces de création sociale qui rendent compte de formes de socialisations discrètes (Simmel, 1999) et occupent des interstices sociétaux à côté de formes plus institutionnelles qui constituent la société ;
  • les espaces de recomposition sociale qui naissent d’ajustements, d’arrangements, de transactions et de différends entre des formes institutionnelles et des formes non institutionnelles.

12Les espaces de création sociale sont des espaces physiques, sociaux et symboliques où se mobilisent des populations en situation précaire dans des zones interstitielles, loin du regard des acteurs publics et de l’emploi. Ils naissent, disparaissent, réapparaissent sur des réseaux plus ou moins lâches, plus ou moins denses. Par exemple des jeunes et des moins jeunes s’organisent autour d’une économie de survie qui repose sur l’organisation de réseaux d’échanges économiques, sociaux et symboliques structurant des systèmes de subsistance et sur l’utilisation de statuts intermédiaires dérivés de l’emploi (Joubert, 1998), une économie culturelle et parfois une économie illicite qui regroupe différentes formes de travail au noir, des trafics autour de stocks vendus en dehors des circuits officiels, de « business » recouvrant une gamme étendue d’activités. Les socialisations par les pairs se construisent à partir de liens d’association et de réciprocité qui tendent à diminuer le risque d’échec et à fournir de l’aide contre les doutes à l’égard de soi-même en cas de difficultés (Rawls, 1975). Un travail de restauration identitaire peut avoir lieu, les individus peuvent réapprendre l’estime de soi qui s’affaiblit dans l’épreuve de la précarité, valoriser mutuellement les expériences des uns et des autres. Les individus revendiquent le droit à l’hésitation, c’est-à-dire le droit de ne pas accepter un emploi dans lequel le travail apparaît disqualifiant, le droit d’improviser, de se projeter dans un avenir qui leur serait favorable. Mais surtout, le droit à l’hésitation c’est prendre le temps de se réaliser dans un projet où des identités personnelles vécues comme négatives deviennent positives. Les solidarités internes aux groupes permettent aux individus de faire en sorte que le droit à l’hésitation les pousse à s’associer autour de projets dans lesquels ils se sentent reconnus par leurs pairs, protégés des violences de la précarité. Les projets apparaissent comme le ciment des groupes, le moyen de maintenir du lien entre des individus fragilisés socialement, de consolider les identités collectives et individuelles contre « la dérive », « l’errance ».

13Les espaces de recomposition sociale se construisent à partir d’une coopération négociée entre des individus qui acceptent partiellement des offres d’insertion et des professionnels de l’insertion, de l’emploi et de la formation qui reconnaissent les individus avec leurs expériences et leurs savoirs. Ce qui fait espace de recomposition c’est le partage de normes communes entre des populations en situation précaire et des acteurs publics qui parviennent à rendre légitime un projet initié par les groupes, sans que ceux-ci se sentent dépossédés de leur bien. L’espace de recomposition naît de la nécessité de reconnaissance mutuelle des identités en présence : les acteurs publics doivent reconnaître les individus en situation précaire comme capables de projets et, réciproquement, ces derniers doivent les reconnaître comme compétents à les légitimer et à les reconnaître avec leurs histoires. Les « espaces de médiation » décrits par I. Guérin qui ont pour rôle de créer, souvent en partenariat avec les collectivités locales, des espaces de proximité visant à gérer des situations difficiles vécues par les femmes et leur famille peuvent être définis comme espaces de recomposition sociale ; de même les jardins familiaux coopératifs nés dans les quartiers de développement social urbain ou les jardins collectifs étudiés par D. Cerezuelle participent de la même dynamique sociale dans le cadre des Plans départementaux d’Insertion.

14Là où n’est pas attendue de la production mais plutôt de l’absence de lien économique et social se fabriquent des compétences (de mobilisation, de coordination et d’adaptation) et de « l’intelligence collective » à partir de situations de précarité pour assurer les conditions d’une « petite » production urbaine. En s’attachant à ce que les individus font et non pas à la façon dont ils sont désignés, c’est-à-dire des « sans-emploi », des individus « sans qualification »…, on voit comment des univers sociaux non visibles produisent des micro-organisations du travail à partir de situations de précarité partagées où se définissent des rôles, où les compétences collectives activent, voire transforment, les savoirs et compétences individuelles pour les légitimer dans des espaces de travail non directement liés au salariat (Roulleau-Berger, 2000). On voit bien, par exemple, avec les LETS à dominante réciprocitaire décrits par J. Blanc, C. Ferraton et G. Malandrin comment, à partir d’engagements volontaires et d’une « réciprocité multilatérale », des individus échangent des services et des biens qui excluent tout principe marchand et cherchent à développer des liens de solidarité et de convivialité entre leurs membres.

15Dans les espaces intermédiaires inscrits dans les mondes de la « petite » production, l’épreuve de la précarité fait l’objet d’un partage tant au niveau symbolique que matériel. En même temps que se construit de la honte de soi dans l’espace public à travers des situations de précarité, de désaffiliation, peut se reconstruire de l’hospitalité dans ces espaces intermédiaires où les identités blessées des individus peuvent être l’objet de restaurations. En passant de la honte à l’estime de soi, les individus fabriquent de la considération mutuelle, de l’hospitalité et le partage de normes communes permet aux individus de s’engager socialement vis-à-vis de l’Autre. Mais les situations de précarité agissent en permanence sur les confiances et les considérations mutuelles qui peuvent se retourner en méfiances et en mépris quand, trop fragilisés, les individus se comprennent mal. Parmi les individus qui vivent l’épreuve morale du mépris, et donc le refus de certaines formes de reconnaissance sociale, certains développent des modes de résistance collective en créant ces espaces intermédiaires fondés sur d’autres formes de reconnaissance. Ils donnent à voir une lutte sociale en tant que processus pratique au cours duquel des expériences individuelles de mépris sont réinterprétées collectivement [7].

Conclusion

16Les économies non monétaires, non marchandes, informelles ont repris paradoxalement une importance évidente et, face à la restructuration totale d’une économie globale, se multiplient « les trous noirs » de la pauvreté et de la discrimination dans les quartiers Nord de Marseille, dans le ghetto de Chicago, à Caracas ou Beijing. La mondialisation contient bien le régime du risque, c’est-à-dire que la société mondiale du risque rend impraticables les normes de prévision et de contrôle des conséquences futures de l’action humaine et non intentionnelles d’une modernisation radicalisée. La question de la « gouvernance » à développer dans les sociétés civiles du Nord comme du Sud pour peser sur les risques imposés par la raison économique et la raison technocratique devient vraiment cruciale (Beck, 1999), l’exemple du commerce équitable, comme système de solidarité concrète entre les pays fiches du Nord et les petits producteurs du Sud, abordé par E. Bocolo, comme les organismes de finance solidaire traités par D. Vallat, montrent très bien comment des réseaux de solidarité internationale se développent autour de la gestion de ces risques d’exclusion à l’échelle mondiale.

17Dans ce contexte international caractérisé par la révolution des technologies de l’information et la restructuration du capitalisme avec la flexibilité et l’instabilité du travail, l’individualisation de la main-d’œuvre pose de manière cruciale la question de la mondialisation des activités économiques. Le travail s’individualise de plus en plus, s’accomplit dans une multiplicité de lieux pour produire une sorte de capitalisme collectif, sans visage, structuré autour d’un réseau de flux financiers (Castells, 1996) très vivant dans les villes globales, sièges des processus mondialisés, allant de la finance internationale à l’immigration (Sassen, 1996). Des tendances structurelles ont produit des systèmes d’emploi qui renforcent les inégalités sociales où les moins qualifiés sont régulièrement exclus et relégués dans des emplois disqualifiants et disqualifiés ; d’autant que des phénomènes de segmentation ethnique apparaissent toujours plus marqués, produisant un nouveau récit sur cette société en réseau.

Notes

  • [1]
    Nous reprenons ici la définition de Max Weber « Par économie naturelle nous entendons une économie ignorant l’emploi de la monnaie : cette distinction permet le classement des économies historiques selon l’emploi plus ou moins développé des valeurs en nature ou en monnaie. L’économie naturelle ainsi définie n’est pas univoque, elle peut se présenter avec des structures fort diverses. Elle peut ignorer totalement le troc ou se servir du troc (sans emploi de monnaie). » (Weber, 1971).
  • [2]
    Nous rejoignons sur ce point J.-F. Laé dans l’approche très novatrice qu’il avait développée en 1989 in Travailler au noir, Métailié, Paris.
  • [3]
    Les économies d’insertion se sont développées avec la mise en œuvre des dispositifs d’action publique depuis 20 ans et la multiplication des entreprises sociales cf. Gardin.
  • [4]
    En effet, pour échapper à une vision restrictive de l’économie, les promoteurs de l’économie solidaire ont défini une économie en distinguant trois principes de base de l’économie contemporaine : le principe de marché permet une rencontre entre offre et demande de biens et de services aux fins d’échanges à travers la fixation de prix, il n’est pas forcément encastré dans le système social, contrairement aux autres principes économiques ; la redistribution est le principe selon lequel la production est remise à une autorité centrale qui a la responsabilité de la répartir, ce qui suppose une procédure définissant les règles des prélèvements et de leur affectation ; la réciprocité correspond à la relation établie entre des groupes ou personnes grâce à des prestations qui ne prennent sens que dans la volonté de manifester un lien social entre les parties prenantes. À partir de ces trois principes de base, l’économie contemporaine pourrait être décomposée en trois pôles : l’économie marchande correspond à l’économie dans laquelle la distribution des biens et services est confiée prioritairement au marché ; l’économie non marchande s’appuie sur la distribution des biens et services confiée prioritairement à la redistribution ; l’économie non monétaire s’appuie sur la distribution des biens et services confiée prioritairement à la réciprocité et à l’administration domestique (Laville, 1999).
  • [5]
    Nous rejoignons ici J.-F. Laé (1989).
  • [6]
    Sur ce point nous rejoignons les thèses de Polanyi (1983).
  • [7]
    Nous nous appuyons ici sur la thèse de la lutte sociale d’A. Honneth (2000).
Français

Avec la précarisation des sociétés salariales se sont développées les économies non-marchandes et non-monétaires mais aussi des économies informelles et de survie. L’espace public apparaît alors fragmenté par des inégalités et des injustices là où les individus et les groupes se mobilisent pour l’accès à une « place » et aux biens moraux. Mais en même temps l’espace public contient des espaces intermédiaires où des résistances collectives au processus de précarisation salariale et la lutte pour la reconnaissance produisent des microorganisations sociales qui naissent de l’agencement, voire la superposition de formes économiques marchandes et non-marchandes liées à une économie solidaire.

Mots-clés

  • économie solidaire
  • espace public
  • précarisation salariale
  • espaces intermédiaires

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Laurence Roulleau-Berger
Laurence Roulleau-Berger, sociologue, chargée de recherches au CNRS, Groupe de recherche sur la socialisation (GRS), université Lumière Lyon 2.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/09/2014
https://doi.org/10.4267/2042/9370
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