1Les politiques contemporaines de lutte contre l’exclusion sont marquées par une conception économiciste du lien social ainsi que par une vision réductrice du rapport entre sphère publique et sphère privée. Par exemple au cours des trente dernières années les dispositifs d’insertion se sont donné comme priorité de favoriser la participation des publics défavorisés aux échanges monétaires, si possible ceux auxquels on accède par le salariat. Par contre on observe que très peu de moyens ont été mobilisés pour développer chez les publics « démunis » la capacité à satisfaire soi-même une partie de ses besoins et à diversifier ainsi ses ressources non monétaires. Produire des légumes dans son potager, fabriquer des vêtements, améliorer son logement, bricoler, sont autant de pratiques courantes d’autoproduction ; l’autoproduction désigne toutes les activités destinées à produire des biens et des services pour sa propre consommation et celle de son entourage ; comme le don et certaines formes d’échange elle ne donne pas lieu à transaction et relève donc de l’économie non monétaire ; elle se déploie surtout selon une logique domestique ou communautaire et contribue à une consolidation de la sphère privée. Contrairement à un stéréotype répandu, l’autoproduction n’est pas le stigmate de la pauvreté ; alors qu’elle joue un rôle important dans le mode de vie de la plupart des ménages, ce sont précisément les ménages qui sont le plus en difficulté sociale qui ont le plus de difficultés pour accéder aux ressources de l’économie non monétaire.
2Pourtant les politiques publiques n’accordent qu’un soutien marginal, parfois réticent, aux actions visant à stimuler par l’économie non monétaire les solidarités familiales, communautaires et locales, dont on redoute qu’elles contribuent à la ghettoïsation des pauvres. Si l’on reconnaît volontiers que la vie domestique est le lieu de la formation psychoaffective de la personne et que la vie communautaire joue également un rôle important dans la socialisation, en pratique leur rôle est peu valorisé, qu’il s’agisse d’éducation, d’insertion ou de développement social. Ce qui motive cette réticence c’est que l’on imagine la vie domestique comme totalement privée et refermée sur elle-même, de même que l’on se représente l’appartenance communautaire uniquement comme créatrice de particularismes susceptibles d’émietter la société, menaçant en permanence la citoyenneté, sapant l’universalité de la loi et de l’État au profit de logiques d’appropriation patrimoniales, corporatistes, voire mafieuses, et d’opinions excluantes. Pour que chacun puisse accéder à la reconnaissance sociale, à la liberté politique et à la citoyenneté, il est nécessaire que se construise, contre la sphère privée, un espace public, libéré des appartenances particularistes et dans lequel chacun est appelé à se situer par rapport à l’universel. C’est pourquoi l’intérêt pout la consolidation des ressources non monétaires mises en œuvre dans le cadre privé ou communautaire semble souvent suspect, voire franchement contradictoire avec l’éthique d’une action publique qui doit viser la citoyenneté. D’où le privilège quasi exclusif de l’insertion par l’emploi dans les politiques de lutte contre l’exclusion.
3On peut se demander si ce privilège accordé au salariat comme vecteur de socialisation et d’accès à la sphère publique n’est pas fondé sur une compréhension trop partiale – disons unilatérale – du rôle de l’économie non monétaire et des relations entre sphère publique et sphère privée. En effet, la réalité nous semble plus dialectique et nos recherches sur l’autoproduction suggèrent qu’à certaines conditions la consolidation de la sphère privée peut favoriser l’accès à la sphère publique, tout comme il peut y avoir, dans la société moderne, complémentarité et non opposition entre ressources monétaires et ressources non monétaires. Certes, dans la société industrielle, l’emploi salarié est devenu le principal vecteur d’intégration sociale car il permet à chacun d’accéder à l’économie monétaire, c’est-à-dire au système de rapports sociaux objectifs, abstraits des relations de dépendance qui lient l’individu en tant que personne et il constitue de ce fait un « voie royale » pour mettre en relation l’individu et la totalité sociale. Toutefois on oublie trop souvent que dans la société contemporaine l’accès à l’emploi n’est pas le seul facteur d’intégration sociale. La maîtrise d’un registre plus large de ressources non monétaires joue toujours un rôle important, mais largement sous-estimé, dans les processus de construction du lien social. Nous verrons même, à travers l’exemple des jardins familiaux, que l’appropriation, c’est-à-dire l’exploitation privée d’un bien public – ici de l’espace cultivable – peut fournir le support d’une initiation à la sphère publique.
4Ces réflexions sur les rapports entre sphère publique et sphère privée, entre économie monétaire et économie non monétaire s’appuient sur l’étude de programmes innovants de développement social par l’autoproduction. On se souvient que devant la montée de l’exclusion et les difficultés d’insertion professionnelle des publics en difficulté, des acteurs innovants du secteur social ont développé surtout à partit des années 1970 diverses stratégies d’insertion par l’économique. De même le champ associatif s’est vu confier une mission de gestion et d’encadrement de diverses modalités d’emplois aidés par l’État. Ce passage d’une conception assistantielle puis relationnelle du travail social et de l’aide sociale à une conception « économique » a introduit une importante innovation dans les politiques de solidarité. Après une phase d’expérimentation on a assisté à une stabilisation progressive du champ de l’insertion par l’économique dont le support principal est l’accès au contrat de travail et les échanges monétaires, non marchands (prestations, de solidarité, assurances) et marchands (salaires et consommations) qu’il rend possible.
5Pourtant si diverses évaluations ont confirmé l’intérêt de ces nouvelles formes de développement social, elles ont également permis de mettre en évidence leurs limites. En même temps qu’ils se diffusent, ces dispositifs d’insertion par l’économie monétaire ont tendance à s’essouffler. C’est pourquoi alors que le champ de l’insertion par l’économique achève de se structurer autour des modèles mimant le contrat de travail, de nouveaux acteurs associatifs essayent d’adosser l’insertion sociale et l’autonomisation de publics en difficulté sur des activités relevant de l’économie non monétaire. À partir d’horizons très différents, ces associations expérimentent de nouvelles stratégies d’insertion en facilitant l’accès des publics démunis à des ressources non monétaires, en favorisant la diversification et la consolidation de celles-ci, ainsi que leurs combinaisons avec les ressources de l’économie monétaire, marchande ou non marchande. C’est ainsi qu’on voit se multiplier des associations de développement social promouvant l’échange et le troc non marchands (Servet, 1999), des formes mixtes de services solidaires de proximité ou l’autoproduction.
6En ce qui concerne le développement social par l’autoproduction, les supports techniques peuvent être assez divers : ateliers de quartier, cuisines collectives (Fréchette, 2000), jardins familiaux, autoréhabilitation, voire autoconstruction du logement, loisirs, dépannages… Les intervenants promoteurs sont nombreux et variés. Pour l’essentiel il s’agit de travailleurs sociaux, de bénévoles d’associations caritatives ou spécialisées qui sont contraints d’innover en fonction des circonstances. Leurs initiatives ne sont pas inspirées par des choix idéologiques et certains ont souvent du mal à rendre compte de ce qu’ils font, parfois à leur corps défendant.
L’autoréhabilitation du logement : refaire son intérieur pour aller vers l’extérieur
7Autoproduire son logement n’est pas une chose nouvelle qu’il s’agisse d’autoréhabilitation ou d’autoconstruction. Il suffit de se rappeler les actions et l’influence d’un mouvement comme celui des Castors, lors de la période de reconstruction du début des années 1950, pour prendre la mesure de l’importance passée des pratiques d’autoconstruction dans les milieux populaires. Mais cette manière d’aborder la production « sociale » du logement a connu un déclin au cours des « Trente Glorieuses », alors que le mouvement HLM concentrait ses efforts sur la production de logement collectif vertical qui va s’imposer pour longtemps comme la solution quasi exclusive au problème du logement social. Aujourd’hui la législation, les dispositions et les pratiques administratives se sont organisées autour de ce modèle dominant de la production industrialisée d’unités de logement à prix modéré. Les analyses et les réflexions que nous présentons ici s’appuient sur l’étude de trente-neuf opérations d’autoréhabilitation réalisées par deux associations, la Familloise et la PACT Arim 31.
8Les entretiens que nous avons réalisés permettent de caractériser sommairement les divers effets de l’insertion sociale favorisée par les chantiers d’autoréhabilitation.
Pour l’individu bénéficiaire
9Les effets positifs apparaissent clairement en termes d’amélioration effective et durable du logement, en termes d’acquisition de savoir-faire et de culture technique et enfin en termes d’appropriation er d’adaptation au mode de vie.
10Pendant le chantier, l’autoréhabilitation a un rôle redynamisant, elle aide à reprendre des travaux déjà engagés mais interrompus avant de rendre possible un projet professionnel en panne. Plus fréquemment le programme a un effet enclenchant, il permet de démarrer un projet ou de décoincer un projet déjà existant. Le chantier est une occasion d’apprentissage de l’autonomie, à travers la définition technique du projet, le choix des matériaux, la prise d’initiatives dans la conception des travaux (notons que la participation au montage financier reste faible). Cet apprentissage de l’autonomie est aussi favorisé par la conduite du chantier au quotidien : trouver un rythme, gérer le temps, prendre des initiatives par rapport aux tâches à effectuer. Ainsi après le chantier on constate une restauration de l’image de soi qui s’appuie sur la satisfaction et la fierté du travail accompli, sur l’expérience du plaisir au travail et la joie d’effectuer une activité concrète. La reprise de la confiance en soi favorise la capacité à se projeter dans l’avenir.
11L’autoréhabilitation est également l’occasion d’un resserrement des liens familiaux : dans le couple, à travers la mise en œuvre d’un projet commun mais aussi entre les générations. Le chantier est l’occasion d’une meilleure prise en compte de l’enfant : la création de chambre d’enfants apparaît dans beaucoup de dossiers.
12Ces effets positifs sont favorisés par le fait que le travail sut le logement est une activité qui a toujours eu une forte charge symbolique. La maison fonctionne comme une projection du moi, l’aménager ou la bâtir c’est l’occasion de « refaire son intérieur » au propre et au figuré.
Pour les relations individus environnement
13On peut décrire les effets en termes de requalification sociale : établissement de liens de confiance avec le propriétaire, capacité à mobiliser des aides extérieures, coups de main, financements de la part de la famille, des amis. Le chantier est aussi l’occasion de renouer un tissu informel de relations, de solidarité, d’établir des relations avec des entreprises et des travailleurs. L’amélioration du cadre de vie permet de restaurer une capacité à recevoir chez soi (visites, sociabilité) et de rétablir de meilleures relations avec le voisinage. Elle engendre aussi une meilleure compréhension des règles sociales techniques, économiques. Notons qu’à l’occasion du chantier le « Rmiste » est remis en position de donneur d’ordre économique, ce qui est symboliquement très important.
14La dimension éducative de ces chantiers d’autoréhabilitation doit être soulignée. Nous avons signalé que les enfants sont parmi les principaux bénéficiaires de ces chantiers. Or dans le public touché par la Familloise les enfants sont encore plus nombreux que dans le public du PACT. Pour dix-neuf chantiers, trente-cinq enfants sont concernés. Pour eux, le chantier est souvent l’occasion de se voir reconnaître une « place à soi » dans la vie familiale. Il est aussi l’occasion d’une initiation au travail, par la participation aux travaux. Enfin il favorise un repositionnement éducatif de l’adulte par rapport à l’enfant et l’affirmation d’une autorité.
Conclusion
15Dans un contexte socio-économique moderne, accompagner des ménages dans l’autoréhabilitation de leur logement, est-ce les enfermer dans des formes archaïques de rapport au travail et dans des formes de sociabilité incompatibles avec les exigences de la modernité ? Au terme de trois années d’enquête, nous ne le pensons pas.
16Certes ces programmes d’insertion par l’autoproduction n’ont pas d’effet significatif en termes d’emploi : ils ne transforment pas par magie des exclus en salariés ordinaires, mais ils opèrent à un autre niveau que nous qualifierons de « primordial », au sens étymologique, c’est-à-dire « premier dans l’ordre des choses ». On observe des effets de consolidation de la sphère domestique, mais ceux-ci ne se réduisent pas à un repli « pré-moderne » sur la sphère du labeur domestique dont l’exploitation procurerait un moyen d’accès alternatif à la satisfaction des besoins qui excèdent la capacité des ressources monétaires du ménage. Outre les effets matériels sur le logement dont la qualité est transformée, d’autres effets ont lieu : restauration de l’image de soi, qualification éducative, apprentissage de l’autonomie qui sont directement liés au « faire par soi-même et pour les siens ». L’accès à une capacité d’autoproduction favorise un premier pas hors de la culture de la dépendance et de l’assistance, ainsi que la réorganisation d’un mode de vie propre. Mais cette consolidation de la sphère domestique ne veut pas dire un enfermement ou une ghettoïsation communautaire. La restauration de l’image de soi permet d’aller vers les autres et de s’avancer vers la vie publique.À certaines conditions, il n’y a pas opposition mais complémentarité des deux logiques.
17Revenons sur l’aspect éducatif des programmes d’autoréhabilitation : ils permettent souvent de donner aux enfants une place au propre et au figuré, dans leur famille : valeur privée. Mais en même temps ils sont l’occasion d’initier des jeunes à la valeur travail : valeur sociale. De même, à la restauration de l’image de soi qui s’opère autour de l’apprentissage des capacités productives répond une modification de l’image du bénéficiaire et de sa famille dans son environnement social (voisinage, élus etc.). Enfin, à la consolidation des liens familiaux et intra-communautaires répond l’ouverture des communautés entre elles, facteur d’intégration sociale. Répétons-le : c’est parce que l’autoproduction favorise une consolidation de la sphère privée qu’elle permet une initiation à la sphère publique. L’accès à l’autoproduction peut engendrer une consolidation dialectique du privé et du public alors que trop souvent notre imaginaire politique tend à les figer dans une relation d’opposition. L’apprentissage de certains savoir-faire est aussi l’occasion d’apprendre à « savoir-être avec ». La mobilisation de ressources techniques requiert le développement de ressources culturelles et sociales. Ainsi en même temps que le chantier d’autoréhabilitation consolide l’autonomie du ménage et l’apprentissage de l’indépendance, il favorise aussi une sociabilité élargie, de par la coopération et la participation aux jeux réglés de l’échange et de la réciprocité. C’est pourquoi nous avons utilisé les notions de requalification sociale et de civilité pour caractériser l’impact socialisant des programmes que nous avons suivis. La notion de lien civil ou de civilité voudrait exprimer le caractère fondamental de ce que l’on peut développer à partir de ces programmes de développement social d’un nouveau type. Cette civilité n’est pas la citoyenneté mais ce qu’il y a au-dessous et qui la rend possible « des choses très simples de la vie quotidienne, ce qui n’est jamais pensé, un certain nombre de comportements produisant du respect mutuel, de l’intercompréhension, de la reconnaissance » (Eme, 1995). Cette civilité est une des dimensions importantes du lien social car elle fournit le soubassement de la citoyenneté.
18Dans son article « Espace commun ou espace public » Etienne Tassin (1991) s’est attaché à clarifier la différence de nature entre l’espace public et les espaces communautaires. Il montre de manière convaincante que phénoménologiquement il s’agit de deux mondes dont les caractères s’excluent. De telles analyses sont fort éclairantes, mais laissent entier le problème du passage d’une sphère à l’autre. Dire que l’accès à la citoyenneté s’accompagne de l’institution d’un espace public, c’est nommer une difficulté – ce qui est précieux car ce faisant on s’en donne une compréhension indispensable – mais ce n’est pas la résoudre. Ce problème du passage de l’espace privé à l’espace public est difficile par essence car si l’espace public s’institue, il ne se décrète pas ; il ne peut exister que s’il est vécu comme tel, accepté au moins à titre de possibilité par chaque individu et par chaque nouvelle génération. Or non seulement ce passage n’est pas naturel, mais encore il contredit certaines de nos tendances profondes. Tassin reconnaît bien volontiers que l’institution d’un espace public requiert la capacité à supporter une certaine distance à soi et aux autres et à accepter une hétérogénéité constitutive des mondes humains ; existentiellement voilà qui est difficile ; il est bien plus facile de se réfugier dans la fusion communautaire qui satisfait les tendances archaïques de tout individu. Par ailleurs, cette difficulté peut être exacerbée dans certaines conditions sociales. C’est précisément l’intérêt des programmes d’accompagnement à l’autoproduction que de ménager, en s’appuyant sur des supports concrets, une transition entre les deux logiques et, tout en consolidant la sphère privée, de favoriser une initiation à la sphère publique. Pour ne prendre que l’exemple des groupes de jardins familiaux, on y voit opérer silencieusement certaines des catégories mises en exergue par Tassin. Ce dernier souligne que la communauté politique s’oppose à la maisonnée, au registre du chez soi. Or on observe que d’un côté les jardins fonctionnent pour les jardiniers comme une extension de la salle à manger, mais d’un autre côté, et pour cette même raison, la création de jardins à côté de cités dans lesquelles chacun vit replié sur son chez soi institue un espace où des maisonnées sont ouvertes les unes sut les autres et se donnent à voir dans leurs différences. À une échelle modeste, certes, mais inscrite dans le quotidien, le groupe de jardins fonctionne comme « un espace pluricentré reflétant une pluralité originaire » et dont les règles de fonctionnement doivent être périodiquement soumises à un débat ouvert. La création d’un groupe de jardins peut tout à fait correspondre à la « visée d’une communauté qu’aucune origine commune ne fonde ou justifie tandis qu’elle récuse par principe toute communion finale ».
19Cette possibilité de ménager des transitions entre sphère publique et sphère privée peut être également décrite en termes socio-économiques. En effet, pour comprendre le rôle que l’autoproduction peut jouer dans la société moderne, il nous faut nous méfier d’une approche trop évolutionniste d’une vie sociale vouée à passer d’un stade à l’autre de sa transformation en abandonnant toutes les formes liées à l’étape antérieure, condamnées à s’évanouir. On proposera comme correctif une vision étagée, chaque étage gardant sa nécessité comme socle sur lequel s’édifient les étages supérieurs, plus « modernes » de l’économie et de la vie sociale, et sans lesquels ils ne peuvent fonctionner. S’inspirant des travaux de l’historien Fernand Braudel sur l’histoire économique de longue durée, François-Xavier Verschave montre comment on peut décrire l’économie des sociétés modernes comme un édifice ayant un rez-de-chaussée surmonté de deux étages (Verschave, 1994). L’économie du rez-de-chaussée est celle de la production et des échanges domestiques et communautaires. Cette économie est non monétaire et les échanges sont codifiés par un ensemble complexe de symboles et de règles sociales favorisant la cohésion du groupe, comme dans toutes les sociétés traditionnelles. L’économie du premier étage, c’est celle du marché local où les échanges sont monétarisés, soumis à des règles publiques et indépendantes des réseaux d’allégeances personnelles. La participation à cette forme d’économie favorise la reconnaissance de chacun comme sujet de droit et comme individu autonome. Enfin, l’économie du deuxième étage correspond à ce que Braudel appelle l’« Économie-Monde », celle des échanges à grande distance, soumis à des logiques spéculatives et financières opaques, souvent affranchies des règles de droit commun qui font loi dans l’économie du marché local.
20L’autoproduction et l’économie non monétaire relèvent donc de l’« Économie du rez-de-chaussée ». Mais celle-ci ne peut être réduite à ce qui doit être aboli pour que se développent l’économie de marché, un espace public et des formes de la citoyenneté. Au contraire elle peut fournir le socle qui les rend possibles à condition qu’on se préoccupe de ménager des transitions, des « escaliers » ou des initiations favorisant les circulations entre les différents étages.
21Cette économie du rez-de-chaussée constitue le socle indispensable à toute société. Elle forme le monde du non monétaire, du troc, du domestique, de l’autoproduction. Elle est aussi le lieu de transmission des savoir-faire, celui des apprentissages des normes sociales et des savoir-être ainsi que des solidarités essentielles. Certes on peut imaginer, en termes économiques, que la disparition de cette économie du rez-de-chaussée et du « faire par soi-même et pour les siens » favoriserait une croissance considérable des échanges monétaires. Mais au plan anthropologique on peut se demander s’il n’en résulterait pas pour la société un important déficit éducatif et un recul de sa capacité intégratrice. Car si le travail salarié a pu jouer un rôle de « grand intégrateur » (Barel, 1990) de la société moderne c’est parce que d’autres processus de socialisation opéraient, sans que l’on y fasse bien attention, à un niveau informel. C’est pourquoi il paraît important de préserver un minimum de vitalité de l’économie du rez-de-chaussée, car c’est là que s’élaborent les processus symboliques de construction de la personne et du lien social. Il est légitime de vouloir éviter la ghettoïsation communautaire et tout cantonnement dans une économie marginalisante. Mais en fait, cette économie du rez-de-chaussée, loin d’entrer en opposition avec l’économie de marché du premier étage, en constitue le complément nécessaire ; loin d’être un enfermement, elle forme l’antichambre de l’économie de marché. La qualification sociale s’avérant de plus en plus indispensable pour accéder à l’emploi et participer à la vie publique, la vitalité de l’économie du rez-de-chaussée permet à tous de l’acquérir ou de la consolider. Il reste donc important que tous puissent y participer, sans, bien sûr, y être enfermés. C’est dans cette perspective que l’on peut considérer certaines activités d’autoproduction comme un support de développement social.