CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce bref essai de sciences sociales décrit une forme, un modèle de l’entreprise de médias contemporaine. L’exercice isole, accentue des traits caractéristiques et ne projette, en aucune manière, de saisir les variétés et les singularités des firmes [1].

2Une firme de médias correspond à un système d’agencement de flux de ressources (technologie, capital, personnel, etc.) producteur de biens et de services – entre autres du journalisme – aux prises avec des situations de monopole et de concurrence en vue de satisfaire des buts privés, par exemple le profit, et collectifs – l’éducation. Une perspective pragmatique observe les rapports des médias entretenus avec des acteurs-clés (sources, publics, etc.) par l’intermédiaire desquels les médias existent en tant que firmes. Des rapports multiples, coordonnés ou découplés, structurent les entreprises. Des droits de propriété encadrent les statuts et les stratégies des firmes, des configurations de marchés disciplinent les liens avec les fournisseurs de papier, de fréquences hertziennes, les annonceurs ou les publics ; des relations sociales façonnent les conduites individuelles et collectives de techniciens, d’animateurs ou de journalistes, des institutions – au sens de « manières de sentir, de penser et d’agir » – règlent les interdépendances avec les milieux des sources, des pouvoirs politiques ou judiciaires.

3Montrer les rapports en exercice appelle d’une part la mise à jour des mécanismes, des modus operandi de l’émergence, de l’entretien et de la coordination de ces rapports, et d’autre part l’examen de leurs contributions aux valeurs des performances des firmes – les parts de marché, la productivité, la réputation. Ce pragmatisme réaliste se distingue de travaux savants ou des écrits de critique sociale prospères en France. L’examen analytique des jeux d’acteurs dispense de s’en remettre a priori aux « grands touts » (J. Piaget) des lieux communs de l’essayisme à la P. Bourdieu – globalisation, TIC, capitalisme – de rejoindre la classe des mémoires de faire-valoir et de s’éprendre de l’impressionnisme de microsociologies naïves des médias. Le pragmatisme informé par des problématiques explicites et par des constats d’enquêtes assemble, pour faire bref, les interdépendances d’acteurs et de structures. La démarche rend sensible aux limites des travaux parcellaires centrés sur les professions de journalistes, sur les publics, sur l’économie des médias qui, nonobstant des intérêts documentaires demeurent par trop à l’écart des démarches « analytiques » souhaitées par J.-A. Schumpeter.

Rationalisme économique

4À l’époque contemporaine, les régulations du rationalisme économique actionnent avec force les rapports constitutifs des firmes. Les phénomènes de régulation englobent les activités pratiques informelles ou codifiées susceptibles d’assurer les fonctionnements corrects (ou perçus comme tels) des rapports.

5Le rationalisme économique – qui ne se réduit pas à des dimensions marchandes – est instrumental. La ligne d’action est celle des ajustements de moyens à des objectifs. Le rationalisme correspond aux usages appliqués d’opérations de calculs d’avantages et d’inconvénients, de coûts et de bénéfices dans la genèse, le maintien, le développement ou l’interruption des rapports entre les firmes de médias, les publics, les sources, des États. Dessinons à grands traits l’exercice du rationalisme économique dans quelques domaines afin de rendre sensible l’épure du modèle.

L’entreprise : portefeuille d’actifs

6Du côté des droits de propriété, le rationalisme économique correspond à l’essor des rapports du capitalisme financier. Suite à la conjugaison d’une abondance de facteurs – les changements technologiques, l’ouverture des marchés – un capitalisme financier, souvent boursier, parfois cosmopolite de portefeuilles d’activités multiples, dont la figure type est le « groupe de communication », subvertit le capitalisme patrimonial indépendant de grandes familles – la vente du Los Angeles Times – le capitalisme managérial de technostructures (Time Inc.) et à plus forte raison les formules organisationnelles hybrides de « trust » et de fondations autonomes (Guardian, Bertelsman).

7Cette tendance du capitalisme financier impose des représentations et des critères de jugement projetés sur les performances attendues des entreprises :

8– Les firmes de médias correspondent moins à des biens concrets riches d’identités distinctives, de patrimoines durables de « valeurs », de « principes » qu’a des portefeuilles d’actifs abstraits dont les valorisations dépendent de marchés financiers (emprunts, augmentations de capital, dettes, etc.) et boursiers.

9– Portefeuille, les médias deviennent des actifs mobiles favorables à des mouvements répétés tactiques et stratégiques d’alliances, de prises de contrôle, de cessions, de fermetures.

10Ce transformisme permanent considère comme allant de soi l’instabilité et le relativisme des valeurs des actifs soumis aux cycles des marchés. Ces mouvements influencent d’autant plus les conduites et les décisions que les intérêts des dirigeants, de cadres supérieurs ou parfois du personnel en dépendent (stocks-options, contrats de travail). Les jugements ne s’en tiennent pas à des mesures de performances concrètes de rentabilité ou de croissance : des attentes spéculatives – des rumeurs d’OPA par exemple – ou bien des prévisions s’y insèrent ; des acteurs anticipent le fait que des médias vont rejoindre le droit commun de la concurrence et du libre-échange transnational.

11– Dans ces circonstances les firmes de médias éprouvent sans cesse des expériences de comparaisons. Les portefeuilles sont mis en parallèle avec les standards de performances de secteurs externes – l’énergie, l’eau – en vue de céder ou de garder des actifs. De même, ces comparaisons s’exercent vis-à-vis des concurrents et elles « positionnent » les performances des entreprises de médias les unes vis-à-vis des autres. En interne, les groupes et les firmes n’échappent pas à la mise en parallèle ou en concurrence des résultats des filiales, des divisions et des services. Tous ces exercices permettent d’apprécier les « unités » eu égard aux champs de compétence, aux enjeux stratégiques, actuels ou futurs, des groupes et des firmes.

12– Sous l’effet de tels rapports structurants et structurés émergent des firmes de médias problématiques et contingentes. Ces traits perturbent les assurances des représentations patrimoniales de traditions fortes (« service public », « bien commun »), d’identités stables (« les vocations du journalisme »), d’objectifs durables et à long terme (atteindre, entretenir le statut « d’institution »). États problématiques, contingents deviennent des principes « naturels » des conditions d’existence des firmes autorisant ces dernières à jouer avec ces ressorts pour transformer ou pour faire disparaître entreprises, divisions ou services.

Rapport avec les sources

13Ces « structurations profondes » dirait A. Giddens orientent les cadres et les pratiques des rapports des médias avec les sources journalistiques. Les producteurs/diffuseurs de « nouvelles » n’échappent pas à l’influence omniprésente des sources. Une interprétation populaire, bien documentée, selon laquelle les contenus des médias reproduisent, se conforment aux intérêts et aux visées stratégiques de puissances commerciales ou politiques, décrit des pressions substantialistes. Cette emprise explicite enregistrant, acquiesçant aux pressions des sources laisse dans l’ombre des relations non moins structurantes. D’un côté, le principe du rationalisme économique génère des demandes et exige des firmes des modes de rapports, de l’autre les sources y répondent ou les anticipent. De part et d’autre, les partenaires sont en quête d’équilibres satisfaisant les préférences respectives.

14En guise d’illustration, voici quatre règles du rationalisme économique prédisposant aux structurations du travail journalistique :

  • plus les révélations de faits, d’événements s’imposent et deviennent maîtrisables par les firmes – couvrir le « 11 septembre » ;
  • plus les activités d’assemblage en « nouvelles » des faits et événements satisfont les normes de coûts des firmes (dépêches d’agences, correspondances locales de pigistes, pools de reportages à bon marché, etc.) ;
  • plus les « nouvelles » semblent correspondre aux attentes de publics solvables (annonceurs, lectorats, etc.) ;
  • et plus les chances s’élèvent que des « sujets » deviennent des « nouvelles » produites et diffusées.

15Ces ratios des coûts et bénéfices, les attentes du rationalisme économique distribuent des priorités du travail journalistique. À suivre ces règles, le journalisme assis du desk marginalise par exemple le reportage coûteux. Le labeur du journalisme d’enquête s’efface devant le journalisme à portée de main du commentaire moralisateur. La reprographie des documents « scandaleux » livrés à domicile par des juges et des avocats équivaut à un exploit sans risque du journalisme dit d’investigation. De telles pratiques optimisent les avantages et les coûts des firmes. Justement les « bonnes » sources excellent souvent à prévoir et à satisfaire les optimisations du travail journalistique en particulier lorsque les « nouvelles » requièrent des ressources humaines et logistiques (déplacements, équipes de réalisation, etc.).

16De même, les attentes de bénéfices règlent les probabilités de sujets à faire la « une » de magazines ou l’ouverture d’émissions. Des ratings, seraient-ils grossiers, dictent les goûts des publics. Journalistes, rédacteurs en chef s’éprennent des conclusions de services marketing ou commerciaux pour y voir les volontés réelles des clients. Des résultats de vente aux numéros, des taux de « prime-time » témoignent de l’efficacité de produits d’annonce. Au cours des dernières décennies des événements collectifs jusqu’alors accessibles et gratuits deviennent des informations privatives et onéreuses. Sports, spectacles, événements culturels se transforment en des sources payantes grâce à l’invocation des attentes de publics solvables auxquelles le rationalisme économique n’est pas insensible.

17Le rationalisme, bien qu’il importe au premier chef aux actionnaires et aux dirigeants, est aussi un phénomène de rapports de coproduction avec d’autres protagonistes : journalistes, publics solvables, acteurs locaux ou transnationaux, propriétaires de droits de retransmission.

18Prospère, le journalisme d’affaires (business journalism) nord-américain de qualité (Fortune, Business Week, Wall Street Journal) ne manque pas d’être sensible à un rationalisme économique visible dans les pratiques de « couverture ». Journalistes-spécialistes, organes de presse clôturent des cercles de sources, diffusent les avis et rapports d’auditeurs ou de régulateurs, reproduisent les verdicts d’experts-consultants/universitaires titulaires simultanément de positions d’observateurs d’entreprises qui bien souvent sont des clients. Ces conventions communes établissent des balances d’inconvénients et d’avantages pour les protagonistes. Tout spécialement, ces pratiques gardent sous contrôle les frais des médias et des activités de communication des sources.

19La quête de conventions, d’équilibres du rationalisme économique entre les rôles et les intérêts des médias, ceux des journalistes, des annonceurs et des lectorats, s’avère d’autant plus pressante que les interdépendances sont étroites et les enjeux sensibles. « Wall Street » et le journalisme d’affaires sont naturellement proches. Les journalistes s’accommodent de liens de dépendance avec les sources par suite de rapports asymétriques d’information étant donné, par exemple, l’accès délicat aux documents comptables. Qui plus est, les consommateurs solvables (lectorats, annonceurs) appartiennent ou sont dans l’orbite des milieux de « Wall Street ». Offrir des couvertures journalistiques s’écartant par trop des intérêts, des représentations, des attentes, des réalités vécues de « Wall Street », constitue une prise de risque susceptible de produire des baisses de revenus auprès des lecteurs et des publicitaires. Sauf à l’occasion de kraks ou en présence de clivages profonds ente les industriels et les financiers, les rapports avec les sources, les lectorats et les annonceurs prédisposent à un journalisme de routines et de conformité avec les milieux de « Wall Street » en accord avec le rationalisme économique. En effet, dans ces circonstances, au regard des gestionnaires, les calculs de coûts de couverture peuvent être planifiés et « optimisés », la stabilité des flux de revenus apparaît contrôlable.

20Ces rapports interagissent. Dans le cas de « Wall Street », le modèle isole des liens typiques entre les sources et les journalistes mais en prenant soin d’y inclure les rapports d’attentes ou d’exigences des marchés de publics solvables et des milieux des affaires. L’analyse laisse poindre l’infiltration de rationalités composites dans le rationalisme économique.

Les marchés de publics

21En effet, les publics solvables sont des marchés… sous réserve d’y voir des marchés imparfaits. Dans un « bon marché » : (i) les partenaires des échanges (publics/médias) poursuivent des intérêts propres explicites. En pratique, sous l’influence de rationalités limitées, les publics ne connaissent pas en toutes circonstances leurs préférences et intérêts. (ii) Les échangistes possèdent une information complète sur les produits présents sur un marché. D’ordinaire les connaissances des publics nécessaires à l’évaluation des produits transmédiatiques sont plutôt parcellaires. (iii) Le marché standard est concurrentiel. À l’évidence, les contextes de monopoles ou d’oligopoles des médias sont fréquents. Enfin (iv) un marché parfait n’entraîne pas d’externalités négatives sur des acteurs individuels ou collectifs qui ne sont pas des partenaires de l’échange. Dans le secteur des médias, les externalités ne manquent pas : éviter, censurer des sujets – la comptabilité créative d’Enron – porte atteinte ici ou là à des intérêts collectifs ou individuels en dehors des transactions entre les médias et les sources – la confiance des actionnaires, les intérêts des salariés d’Enron.

22Paradoxalement, encadrer, corriger, faire disparaître les imperfections des marchés facilitent à l’occasion plutôt le déploiement du rationalisme économique. Des publics acceptent d’autant mieux des liens marchands avec les médias que, par exemple, des règles déontologiques, le respect des valeurs assurent qu’a priori les journalistes n’abusent pas des asymétries d’informations. Des gardiens-régulateurs surveillent les phénomènes d’externalités : le droit à la vie privée, la protection des enfants ou des investisseurs. Certes les modus operandi du calcul actionnent le rationalisme économique mais son exercice n’exclut pas la présence des ressorts de rationalités composites axiologiques (l’objectivité, le pluralisme) ou de croyances en des traditions de civisme dans le réglage des rapports entre les publics et les médias. Ces rationalités composites sont plus ou moins intenses et entrent à l’occasion en conflit avec le rationalisme économique. Quoi qu’il en soit, elles assurent des rôles variables de régulation du rationalisme vis-à-vis des publics en évitant par exemple que les pouvoirs législatifs ou judiciaires ne réglementent les abus d’externalités et d’asymétries d’informations. Le calcul du rationalisme économique ne prétend pas être ipso facto sans bornes mais sait parfois être sensible à l’ambiguïté présente dans les rapports avec les sources ou les publics.

Le managérialisme

23Au quotidien, le rationalisme se concrétise dans les pratiques du managérialisme en vigueur dans l’entreprise postmoderne. Le managérialisme désigne l’exercice systématique, par une entreprise de médias, d’opérations et d’instruments d’activités managériales (marketing, contrôle de gestion, etc.) soumises à la discipline de résultats évalués sur et par des marchés d’investisseurs, de publics, de concurrents. Des indicateurs visibles traduisent la montée en puissance du managérialisme : la croissance et le statut hiérarchique des technostructures dans les médias, plus encore, soulignons ici l’emprise croissante des représentations collectives pratiques du managérialisme dans tous les services des firmes de médias et singulièrement, bon gré-mal gré, dans les rédactions.

24Une première évidence : la compétition généralisée et impérative imprègne les firmes. À plusieurs titres. Outre les pratiques du rationalisme économique décrites ci-dessus, la concurrence s’affirme idéologiquement comme un principe dominant l’organisation sociale dans la vie quotidienne individuelle (progrès des individualismes, individuation et mobilité des carrières de journalistes, évaluation des compétences et des performances personnelles) et collectives des acteurs. Les attachements et les loyautés durables aux professions baissent – des journalistes lorgnent vers la communication, des firmes sont perçues comme opportunistes, favorables à la sous-traitance, à l’externalisation d’activités. L’ouverture des secteurs, des phénomènes de globalisation, des innovations technologiques épaulent ou amplifient les jeux compétitifs. Singulièrement l’entrée ou la menace d’entrée de concurrents imprévus à tous les stades de la conception, de la production et de la fourniture de biens et de services inquiètent – « Internet » surprend les médias bien établis. Des résistances et des coûts humains ou sociaux sont manifestes mais la compétition aspire à devenir un principe de morale collective et individuelle de l’entreprise de médias.

25La compétition favorise l’essor du « stratégisme » et à l’inverse le stratégisme nourrit la compétition généralisée impérative. Les acteurs individus ou firmes règlent sans cesse les conduites au vu des comportements réels ou anticipés des autres joueurs, collègues ou concurrents. Le stratégisme possède une croyance stable profonde : l’incertitude et l’opportunisme de l’action et des acteurs. Dès lors, firmes et personnels s’inscrivent dans des états continus de veille, de vigilance et d’alerte qui, pour parler simple, les mettent sous pression, sous tension.

26Compétition, stratégisme appellent l’exercice de capacités individuelles et collectives de réflexivité. Personnels et firmes prennent conscience et réfléchissent par eux-mêmes sur leurs propres opérations. En retour la réflexivité alimente les représentations du stratégisme et de la compétition. Des modes de gestion réflexive permettent à des systèmes d’information et d’évaluation de calculer les contributions d’individus, de services à la production des valeurs des performances – la rentabilité, la croissance, la satisfaction de publics et d’annonceurs.

27Ces cadres du managérialisme instillent quotidiennement la transparence et l’apprentissage tous azimuts. Compétition, stratégisme, réflexivité commandent, en temps réel si possible et sans cesse actualisées, des informations avertissant, contrôlant, pilotant, sanctionnant les performances individuelles et collectives – les taux d’audience des « prime-time » affichés en continu dans les réseaux de télévision. À ces exigences de transparence répond la mise en place d’instruments nouveaux de gestion dits par activités ou par processus. Cette transparence nourrit des volontés d’installer des firmes apprenantes (learning organizations) dans lesquelles les unités, les personnels responsables des couplages de leurs compétences et performances doivent s’insérer dans des dispositifs de pilotage, de corrections, d’essais et d’erreurs.

28Le managérialisme, dont les technostructures dirigeantes installées ou montantes se font les hérauts, se veut un cercle vertueux et complet d’intégration des personnels. Les bouclages des phénomènes (compétition généralisée – stratégisme – flexivité – transparence/apprentissage) génèrent des firmes et des personnels activistes jumelant la constance de la tension permanente et l’instabilité des pratiques.

29Rationalisme économique et managérialisme condensent deux des problèmes radicaux des firmes de médias. Premièrement le modèle du rationalisme et du managérialisme, pour paraphraser A. Schütz, vise à une existence « naturelle ». Ce modèle de la firme de médias « suspend tout doute que le monde et ses objets puissent être autres quant à leur existence ». Les reproducteurs du rationalisme économique et du managérialisme n’imaginent pas ou plus, censurent l’existence de « réalités multiples » susceptibles aussi de façonner les firmes de médias – l’organisation mass-médiatique militante par exemple. Les réceptions de quotidiens et de magazines gratuits urbains ou de médias audiovisuels commerciaux témoignent que publics, annonceurs, journalistes, investisseurs, propriétaires acceptent la « naturalisation » du modèle du rationalisme économique et du managérialisme. Néanmoins, cette « naturalisation » ne va pas toujours de soi. Traiter, rendre compatibles les rationalités diverses créent des problèmes lorsque des publics, des sources, des journalistes les utilisent dans des tactiques et dans des stratégies d’antagonismes opposant au rationalisme et au managérialisme des rationalités journalistiques (le droit de connaître), culturelles (l’éducation) ou civiques (la citoyenneté).

30Afin de prévenir ces tensions, des firmes projettent de tenir sous contrôle l’ambiguïté des rationalités en jouant, aurait pu dire E. Goffman, avec les registres des rôles de « l’identité sociale naturelle » et de « l’identité sociale réelle ». Cette dernière désigne les représentations d’attributs effectivement possédés et en exercice du rationalisme économique et du managérialisme des firmes décrits ci-dessus. L’identité virtuelle correspond aux représentations projetées et souvent mises en scène de rationalités axiologiques ou de croyances en des traditions – « l’héritage de Beuve-Méry fondateur du Monde ». Des activités visibles (médiateurs, charte éthique, sponsorings humanitaires, etc.) montrent des rationalités voyantes de faire le bien, affirment leur effectivité dans le travail journalistique, sans pour autant établir des constats de pratiques réelles de régulation avec le rationalisme économique et le managérialisme des firmes. Aujourd’hui, plus Le Monde se conforme au modèle de l’identité sociale réelle de la firme contemporaine, plus Le Monde prend le risque de la tentation de jouer avec l’identité sociale virtuelle du vertuisme déontologique, moralisateur pour entretenir sa réputation d’institution. Assurément les jeux des identités sociales réelles et virtuelles placent les firmes de médias revendiquant le statut « d’institutions », comme les groupes Ouest-France, Le Monde, Télérama, CNN, dans des états de tensions. De fait, des publics ou des cercles de journalistes peuvent être sensibles à des conséquences tangibles du rationalisme et du managérialisme – la censure des événements contraires à leurs intérêts et idéologies – en décalage avec les articles du credo journalistique revendiqué. Ces antagonismes possèdent de fortes chances d’être transitoires, circonscrits, marginaux et de se soumettre à l’ascendant flexible et robuste du rationalisme et du managérialisme. Un défi essentiel des professions du journalisme est moins d’entretenir des rapports frontaux que de maîtriser l’intelligence pratique des ressorts concrets du rationalisme économique ou du managérialisme et de les discipliner par l’exercice effectif de principes réalistes de rationalités composites. Au regard du modèle, ces régulations éventuelles des firmes de médias, invoquant des principes, sont loin d’être réservées aux professionnels du journalisme : elles sont coproduites grâce au concours d’actions collectives de publics, de sources, de législateurs, d’autorités judiciaires. Plus des corporations journalistiques revendiquent être les seuls propriétaires de valeurs et de jugements exclusifs – le droit de connaître, de critiquer, de dénoncer – plus les chances d’hégémonies prospères du rationalisme économique et du managérialisme s’élèvent. Entre autres, le modèle des firmes contemporaines de médias individualise des professions journalistiques concurrentes et opportunistes, valorise des rationalités collectives comme celles de satisfaire des publics solvables dont les légitimités peuvent apparaître égales, supérieures ou du moins concurrentes à la cléricature de journalistes « vertuistes » (Pareto) précepteurs des citoyens. C’est dire combien les jeux des identités sociales réelles et virtuelles des firmes et des journalistes appellent à rompre avec les idéologies dominantes de milieux journalistiques présentes dans les associations ou les écoles, et d’associés-rivaux complices de l’essayisme en critique sociale. Cette esquisse d’un modèle du pragmatisme se réclame d’un positivisme raisonnable, sans pour autant censurer l’exploration d’éventuelles « réalités multiples » de reconfigurations des firmes de médias. L’analyse pragmatique de l’économie politique des médias demeure à l’excès une terra incognita…

Note

  • [1]
    On emploiera indifféremment firme/entreprise de médias, firme/entreprise/médias. Représentation analytique, ce modèle est néanmoins informé par des constats d’enquêtes menées, entre autres, dans le cadre d’enseignements de DEA à l’université Paris-Dauphine, à l’Institut d’Études Politiques et du programme « Management des Entreprises de médias » CFPJ-Dauphine. La facture de l’essai contraint à faire l’économie d’une documentation détaillée.
Français

Un des paradoxes des journalistes français, et non des moindres, est l’ambiguïté des rapports qu’ils entretiennent avec les entreprises de médias. D’un côté, avec ostentation souvent, la profession journalistique affiche les postures d’un individualisme tous azimuts, se réclame d’une vocation intransigeante. De l’autre, like it or not, le labeur des grandes signatures ou des pigistes s’inscrit dans des organisations requérant la conformité voire la soumission à des exigences de discipline et d’efficacité qui aujourd’hui se transforment. Dans cette perspective, ce bref essai de sciences sociales décrit une forme, un modèle de l’entreprise de médias contemporaine. L’exercice isole, accentue des traits caractéristiques et ne projette, en aucune manière, de saisir les variétés et les singularités des firmes. L’ambition est d’offrir de nouvelles voies d’étude d’une économie politique du travail journalistique.

Mots-clés

  • journalisme
  • entreprise de presse
  • management
  • contraintes
  • sources
Fabien Blanchot
Fabien Blanchot, maître de conférences en Sciences de gestion à l’université Paris IX-Dauphine. Chercheur au CREPA. Coordinateur au MBA CFPJ. Auteur, entre autres, de « La connaissance objective de Karl Popper : principales thèses et apports pour les recherches en gestion », Revue Finance, Contrôle Stratégie, n? 3, septembre 1999.
Jean-Gustave Padioleau
Jean-Gustave Padioleau, sociologue, professeur associé à l’université Paris IX-Dauphine. Chercheur au GEMAS, Maison des Sciences de l’Homme, Paris.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/09/2014
https://doi.org/10.4267/2042/9318
Pour citer cet article
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