CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La mise en perspective historique du milieu journalistique français que l’on se propose de réaliser ici, s’appuiera presque exclusivement sur les statistiques de l’évolution de la profession telles qu’elles ont pu être produites à partir de données fournies par la Commission de la Carte d’Identité Professionnelle des Journalistes (CCIJP). On n’ignore pas, ce faisant, qu’il est pour le moins réducteur de vouloir rendre compte des caractéristiques de cette profession en se fondant uniquement sur des données chiffrées et sur des comparaisons quantitatives.

2Ce type d’approche privilégiant la description sociodémographique d’un groupe professionnel, s’il permet de déceler certaines tendances lourdes de la composition de ce secteur d’activité, n’est guère propice en revanche à une analyse approfondie des causes véritables des mutations éventuellement observées. On fera toutefois le pari qu’une étude de l’évolution de la morphologie de cette population particulière est à même d’apporter de précieux enseignements sur son intégration et sur sa reconnaissance dans la société française de la deuxième moitié du xxe siècle.

3Toute profession représente en effet une forme historique d’organisation sociale (enjeu politique), favorisant à des degrés divers des cadres d’identification subjective et d’expression de valeurs (enjeu culturel) et donnant lieu à des coalitions d’acteurs qui défendent leurs intérêts en essayant d’assurer la fermeture de leur marché du travail (enjeu économique). Si l’on raisonne dans le cadre d’une perspective purement interactionniste, on dira, à la manière d’Anselm Strauss, qu’une profession est une espèce de « conglomérat de segments en compétition et en restructuration continue » [1] dans lequel les définitions officielles ou les nomenclatures établies n’ont qu’un poids relatif par rapport à « une construction commune de situation » et à des croyances plus ou moins partagées par les membres de cette profession. Or, comment restituer la complexité d’une telle dynamique interne par la simple analyse morphologique de la population en question ?

4Le seul moyen de remédier partiellement à cette lacune est encore de resituer les chiffres dans le contexte économique et social de l’époque étudiée et d’analyser l’évolution du marché du travail. Il conviendrait également de décrire le développement du paysage médiatique français durant cette période puisque les mutations internes de ce dernier pèsent lourdement sur l’évolution de la profession de journaliste.

L’évolution du marché du travail et de l’emploi

5Le processus de modernisation de la société française d’après-guerre débouche, au milieu des années 1960, sur ce qu’on a appelé la « Seconde Révolution française » [2] fondée sur le triomphe sans précédent d’un côté, de la consommation et de l’autre, de la rationalisation des entreprises. La crise des années 1970 qui met fin aux « Trente Glorieuses » (1945-1975) engendre une montée inquiétante du chômage et de la précarité qui touche au premier chef les jeunes et les femmes. Le passage d’une société industrielle à une autre société qu’il est malaisé de dénommer (société postindustrielle selon certains, société postmoderne selon d’autres) prouve que la crise s’est durablement installée.

6Une nouvelle société tertiarisée apparaît donc dans les années 1980-1990 dans laquelle les catégories composées des salariés les plus diplômés ont fortement augmenté (cadres supérieurs et moyens, professions intellectuelles supérieures et intermédiaires) [3]. Cette crise devient également celle des identités professionnelles que Claude Dubar a dépeinte en soulignant que toutes les formes antérieures d’identification à des rôles établis sont devenues problématiques : les identités tayloriennes de métier, de classe, d’entreprise sont dévalorisées au profit d’une identité reposant sur l’individualisme (réalisation de soi) et sur l’incertitude (précarité) [4]. Le milieu journalistique n’échappera pas à la règle : la flexibilité des emplois apparaît depuis quelque temps de plus en plus visible. On assiste donc à une recomposition des marchés du travail et de l’emploi, à une métamorphose des systèmes de production et de relations professionnelles : l’instabilité et la fragmentation des statuts, la valorisation de la compétence scolaire, l’appel à l’autonomie individuelle sont désormais les maîtres mots de cette nouvelle donne économique et sociale [5].

7Les journalistes français ne sortent pas indemnes de ces bouleversements. En reprenant la modélisation proposée par F. Dubet et D. Martuccelli [6] qui distinguent huit modalités de structuration des rapports sociaux, on classera ces derniers d’abord dans la catégorie des salariés jouissant d’une forte autonomie au travail, ayant des revenus assez élevés et disposant d’un emploi à durée indéterminée. Ce profil caractérise selon les deux auteurs, les « manipulateurs de symboles » que sont, entre autres, les consultants en management, les membres les mieux placés de la publicité, de la presse, des médias et de l’enseignement. Une telle classification ne concerne toutefois qu’une partie des membres de la profession journalistique, dont beaucoup appartiennent dorénavant à la deuxième catégorie, celle qui ayant objectivement des tâches semblables, se différencie de la première par le statut d’emploi : temps partiel, CDD, intérim etc.

8Identité statutaire plus fragile, niveau de compétence des nouveaux entrants plus élevé, augmentation du travail féminin : autant de facteurs qu’on essaiera de discerner, parmi d’autres, dans l’évolution du milieu journalistique de ces dernières décennies.

Des enquêtes très disparates

9Avant de dépeindre à grands traits les changements notables de la profession, il est nécessaire de s’attarder un instant sur quelques problèmes méthodologiques que posent les enquêtes sociologiques disponibles sur la profession de journalistes en France. La Commission de la Carte a fait procéder depuis l’après-guerre à cinq études au statut scientifique pour le moins variable.

10La première porte sur l’année 1964 et a été publiée en 1967 : elle n’étudie que les journalistes ayant demandé le renouvellement de leur carte cette année-là, exclut par conséquent ceux qui sollicitaient une première inscription et ceux qui n’avaient pas répondu au questionnaire envoyé (environ 25 %). Elle a, en revanche, le mérite de fournir des chiffres sur l’évolution de la population de 1955 à 1966 [7].

11La deuxième, publiée en 1974, a uniquement analysé l’évolution de la population des nouveaux entrants dans la profession entre 1964 et 1971 : l’analyse sociodémographique réalisée ne porte donc cette fois-ci que sur un segment bien déterminé de la population [8].

12La troisième, publiée en 1986, concerne la population des journalistes en 1983 qui a bien voulu répondre à un questionnaire (9 000 réponses sur 20 000 titulaires environ). Sa représentativité est donc sujette à caution [9], non pas en raison des 45 % de réponses obtenues, mais parce qu’elle repose sur le seul bon vouloir des journalistes qui ont fait la démarche de remplir le questionnaire et de le renvoyer.

13Les deux enquêtes suivantes ont été effectuées avec un souci de représentativité plus grand. Leurs auteurs ont bénéficié, pour la première fois, d’un accès direct aux archives et aux dossiers de la Commission de la Carte et ont ainsi pu procéder à une étude scientifique rigoureuse. La quatrième enquête [10], publiée en 1992, s’est donc fondée sur un échantillon représentatif de la population des journalistes en 1990 (tirage au 17e effectué sur les 26 502 dossiers de l’époque) et a permis de brosser un tableau précis des contours de la profession. La cinquième enquête enfin [11], constitue une analyse sociodémographique réalisée pour la première fois à partir de données portant sur la totalité de la population des journalistes au 1er janvier 2000 (titulaires de la carte « 1999 ») : elle offre donc une photographie complète et fidèle de la profession au seuil du xxie siècle.

14La disparité des données disponibles et la variété des méthodes d’enquête mises en œuvre ne facilitent pas les comparaisons. On tentera cependant de confronter les différents résultats pour mettre au jour des tendances, à défaut de données chiffrées totalement fiables. Et plutôt que de procéder au relevé de toutes les évolutions de la profession au cours de ces dernières décennies, on a choisi ici de mettre l’accent sur deux grandes tendances qui semblent caractéristiques de l’état de la profession durant la seconde moitié du xxe siècle : une réelle consolidation de la profession et simultanément la persistance de certaines disparités et fragilités internes.

Une consolidation progressive de la profession

Une forte augmentation de la population, notamment entre 1915 et 1991

15Bien que le degré de confiance des Français à l’égard des journalistes soit assez faible depuis un bon nombre d’années, la profession n’en continue pas moins de fasciner les jeunes souvent attirés par l’image quelque peu mythique du grand reporter ou du présentateur vedette du journal télévisé. Les chiffres sont à cet égard très parlants : le nombre de journalistes n’a cessé de croître tout au long du dernier demi-siècle.

16La population des titulaires de la carte professionnelle est en effet passée de 6 836 en 1955 à 31 902 en 1999. Autrement dit, elle est aujourd’hui 4,6 fois plus importante en nombre qu’au milieu du xxe siècle : preuve que les besoins en matière d’information se sont accrus et que cette catégorie de professionnels représente à l’heure actuelle le corps professionnel le plus influent du secteur des médias.

17Cette croissance des effectifs peut se décomposer en deux périodes : la première qui s’étend de 1955 à 1975, a vu un doublement du nombre des journalistes en 20 ans ; la seconde, qui va de 1975 à 1991, a entraîné un nouveau doublement, mais cette fois-ci en l’espace de 16 ans. En affinant quelque peu l’analyse, on se rend compte que les périodes les plus favorables au recrutement ont été les années 1978 à 1984 (de 15 500 à 20 500 journalistes) et 1984 à 1992 (de 20 000 à 27 800 journalistes) qui correspondent grosso modo au renouvellement du paysage médiatique audiovisuel français et à l’extension du marché publicitaire. Entre 1978 et 1988, la population des journalistes a donc augmenté de plus de 57 %.

18À l’image d’autres professions (informaticiens, ingénieurs etc.), celle des journalistes suit le mouvement de mutation de la société française qui connaît une hausse de certaines professions intellectuelles supérieures et intermédiaires et qui est de plus en plus influencée par les technologies de communication modernes. L’essor des métiers liés aux techniques d’information et de communication du grand public, ce que Bernard Miège [12] a appelé « les relations publiques généralisées », touche désormais les entreprises, les institutions, les associations et encourage l’adhésion du consommateur bien plus que la réflexion du citoyen. On peut donc légitimement se demander si, par une sorte « d’effet ricochet », la profession de journaliste n’a pas profité du succès grandissant des activités liées à tout ce qui touche à la médiation symbolique et d’un contexte favorable aux discours sur la société de communication caractéristique de ces vingt dernières années. Sans doute n’est-ce pas un hasard non plus si les professions de publicitaire, de responsable de communication interne et externe, connaissent au même moment une nouvelle impulsion qui renforce leur légitimité sociale et qui favorise leur professionnalisation.

Un secteur d’emploi fort et dominant : la presse écrite

19Les différents secteurs d’emploi des journalistes ont évolué en fonction des transformations du paysage médiatique français lui-même. Il n’est donc guère surprenant de constater une forte concentration de ces professionnels dans la presse écrite avant l’essor de la télévision dans notre pays. En 1964,8 % d’entre eux exerçaient dans les agences et 9,9 % dans la presse parlée, télévisée ou filmée comme l’on disait alors : tous les autres se retrouvaient dans la presse écrite, soit très exactement 81,5 % (auxquels s’ajoutent 0,6 % de journalistes dans la presse étrangère) [13]. Cette prédominance de l’écrit se double à l’époque d’une nette domination de la presse quotidienne (50,3 %) sur la presse hebdomadaire et périodique (31,2 %). La répartition des journalistes de presse écrite entre Paris et la province est encore à ce moment-là équilibrée. Par contre, la distribution par catégorie de presse montre une forte influence de la presse d’informations générales (plus de 51 %) sur la presse spécialisée très disséminée entre de multiples genres (féminine, économique, technique etc.) et encore assez peu développée.

20La mutation s’opère au cours des années 1970 : les nouveaux titulaires de l’enquête menée en 1974 sont dorénavant en majorité dans la presse hebdomadaire et périodique, puis dans la presse quotidienne, ensuite dans l’audiovisuel et enfin dans les agences. Ce classement par grands types de médias ne sera plus modifié par la suite : seule la proportion des journalistes y exerçant, continuera d’évoluer.

21En ce qui concerne la presse écrite, trois faits sont ici remarquables. D’abord les journaux demeurent, quoi qu’on en pense, le premier bassin d’emplois des journalistes en France : 76,9 % en 1983 ;74,7 % en 1990 et 72,8 % en 1999. Bien qu’en légère diminution, le secteur de la presse écrite n’a pas vraiment été ébranlé par l’apparition de nombreuses stations de radio et chaînes de télévision depuis les années 1980. Ensuite, la presse magazine est indéniablement devenue le premier secteur d’activité des journalistes et ce, à partir des années 1970 environ. Elle en accueille 40,8 % en 1983 ; 46,7 % en 1990 et 41,1 % en 1999. Enfin, la presse quotidienne régionale se maintient à un bon niveau d’embauché : 26,1 % en 1983 ; 19,2 % en 1990 et 20,1 % en 1999 (contre respectivement 10 % ; 8,8 % et 7,4 % pour la presse quotidienne nationale dont le lent déclin se confirme).

22Le poids de l’audiovisuel va croissant tout au long de ces années : 13,3 % des journalistes y travaillent en 1983 ; 17,1 % en 1990 et 20,9 % en 1999. En fait, un cinquième de la profession s’y trouve à l’heure actuelle contre un dixième au début des années 1960. Les agenciers, de leur côté, voient leur nombre se réduire depuis peu : ils étaient 7 % en 1983 ; 7,8 % en 1990 et sont dorénavant tombés à 6,1 %.

Une élévation du niveau de formation des journalistes

23Le niveau de formation des journalistes français n’a cessé de monter à l’image de nombreuses professions. Une telle élévation du niveau d’études témoigne, a priori, de leur plus grande compétence intellectuelle et devrait, en principe, faciliter une approche plus maîtrisée et critique de l’actualité. Ce capital scolaire et universitaire accumulé se mesure à travers trois critères : le niveau d’études, le type de diplôme obtenu et le type de spécialité suivi.

24Le niveau d’études s’est élevé très régulièrement. En 1964, les journalistes ayant suivi des études primaires et secondaires représentaient 60,8 % de la population totale. En 1983, ils ont presque diminué de moitié (33 %) et en 1990 ils ne sont plus que 28,8 %. L’étude de 1999 n’a pas permis d’évaluer les parcours scolaires, sauf pour les nouveaux titulaires de la carte [14] qui, en 1998, sont 17,7 % de l’échantillon étudié à avoir suivi un niveau d’études équivalent ou inférieur au baccalauréat. La baisse de cette catégorie de journalistes peu formés est par conséquent très visible et massive. Inversement, le niveau des études supérieures s’accroît continûment. En 1964, ils sont 37 % à avoir poursuivi des études après le baccalauréat ; en 1983, 66,2 % et en 1990, 68,8 %. Quant aux nouveaux titulaires de 1998, ils sont 82,3 % !

25Le type de spécialité suivi laisse entrevoir des disciplines plus fortement plébiscitées que d’autres. En effet, au commencement de la période étudiée, si l’on met à part une forte majorité d’individus affirmant avoir été dans une filière « non spécialisée ou générale » (près de 60 %), on constate que les études de lettres et de droit (27 %) arrivent nettement en tête. Cette prédominance semble s’accentuer par la suite puisqu’en 1983, ces deux disciplines réunies rassemblent à elles seules 41,8 % des journalistes ayant effectué un parcours universitaire alors que la filière journalisme (le contenu exact de cette dénomination n’est pas précisé) n’en a attiré que 10,1 % et que les autres cursus se situent tous en dessous de 10 %.

26Les sciences humaines et sociales ne réalisent véritablement une percée qu’à partir de la décennie 1980. Les lettres arrivent toujours en tête (20 %) devant le journalisme (19,5 %), le droit et la science politique (17,4 %), les sciences humaines (16,5 %), les filières information et communication (8,1 %), la technique, les sciences etc.

27Il semblerait, au vu des résultats de l’enquête de 1999 portant sur les nouveaux entrants dans la profession, que les lettres soient désormais en légère perte de vitesse et que ce soit la filière information et communication qui ait dorénavant les faveurs des futurs journalistes (24,1 % en 1998), devant les lettres et langues (18,3 %), puis les sciences humaines et sociales (16,1 %). Le droit et la science politique, quant à eux, obtiennent un succès moindre (14,1 %) par rapport aux années 1960. Les filières scientifiques telles que sciences, technique et santé font en revanche une percée assez remarquable (13,2 %), répondant ainsi à des besoins nouveaux en matière de vulgarisation.

28Il convient enfin, dans le cadre de ce tour d’horizon, de faire un sort particulier aux formations professionnelles : qu’en est-il exactement des études dans des écoles de journalisme proprement dites ? Le manque de fiabilité de certains chiffres doit une fois encore inciter à la prudence dans l’interprétation. Le fait marquant, toutefois, est la montée en puissance progressive de ce type d’études en liaison avec l’augmentation concomitante du nombre d’écoles « reconnues » par la profession. On part en effet d’un niveau très bas : en 1964, 6,2 % de journalistes auraient suivi cette formation. En 1983, (mais l’enquête signale que neuf journalistes sur dix n’ont pas répondu à la question), on se situait à 7,6 % de professionnels passés par une école conventionnée. En 1990, on monte à 9,8 % (sachant que 5,1 % sont en outre diplômés d’une école non reconnue) pour parvenir en 1999 à 12 % de l’ensemble de la population. L’augmentation récente du nombre de journalistes formés dans des écoles reconnues est confirmée par l’enquête sur les nouveaux titulaires : le pourcentage était de 8,9 % en 1990, il atteint 14,8 % en 1998.

29En d’autres termes, les études spécifiques de journalisme, bien que minoritaires par rapport à l’ensemble de la population des journalistes, sont loin aujourd’hui d’être quantité négligeable : le pourcentage de professionnels ayant suivi cette voie a quasiment doublé en une quarantaine d’années.

Des disparités et des fragilités

Une féminisation progressive, mais de fortes inégalités selon le sexe

30Nul n’ignore que le milieu journalistique a été pendant très longtemps pour le moins misogyne et relativement fermé aux femmes, souvent cantonnées à des postes subalternes. Cette position dominée des femmes au sein de la profession a commencé à être remise en cause au moment où l’évolution des mœurs est devenue très sensible, en France c’est-à-dire à partir des années 1970 et où s’est produite l’entrée en masse des femmes sur le marché du travail. Rappelons qu’entre 1962 et 1965, les femmes représentaient 33 % de la population active, qu’elles sont montées à 36 % en 1975 et à plus de 46 % en 1992 [15].

31En 1960 (première date permettant de calculer ce pourcentage) les femmes représentaient 14,3 % de l’ensemble de la population des journalistes. L’accroissement apparaît relativement lent pendant une quinzaine d’années (de près de 15 % à près de 20 %), puis s’accélère ensuite : les femmes dépasseront les 20 % à partir de 1975, arriveront à 30 % en 1987 et à enfin 39 % à l’aube de l’an 2000. Ce qui signifie que le pourcentage de femmes a quasiment doublé en 25 ans, entre 1975 et 2000 avec une augmentation très marquée notamment entre 1981 et 1990 (+ 51 %) et un peu moins forte entre 1990 et 1999 (+ 27,3 %). Cette féminisation de la profession, bien que n’ayant pas atteint le taux actuel de la population active féminine (44,5 %), est le signe indéniable d’une ouverture plus grande du milieu professionnel qui suit en gros le rythme d’évolution générale de la population active en France. Mais cette amélioration ne doit pas cacher la persistance de disparités et d’inégalités.

Des bassins d’emploi sexués

32L’enquête de 1964 laissait apparaître une surreprésentation des femmes à Paris (82,5 % contre 50,5 % des hommes) qui pouvait s’expliquer par une absence plus sensible de débouchés dans la presse de province et/ou par une méfiance plus prononcée à l’égard des femmes en province. Elle montrait également que les femmes travaillaient surtout dans la presse hebdomadaire et périodique parisienne et, dans une moindre mesure, dans les quotidiens parisiens, dans les agences et dans la presse dite parlée et télévisée. Ainsi à Paris, en moyenne, pour l’ensemble des quotidiens, hebdomadaires et périodiques, la proportion de femmes était de 25 % (contre 75 % d’hommes) alors qu’en province, elle tombait à 6,7 %. Les femmes étaient d’ailleurs cantonnées dans la presse féminine, pour enfants, vie pratique ou artistique et littéraire.

33Cette discrimination et cette marginalisation ne seront pas vraiment battues en brèche de sitôt. L’étude menée en 1974 sur les nouveaux entrants confirme en effet cette répartition des effectifs en fonction du sexe. Certains types de presse ne font qu’entrouvrir leurs portes aux femmes : la résistance est toujours le fait des journaux de province, des radios et télévisions, surtout périphériques. On distingue très aisément à cette époque, trois bassins d’emploi : une zone d’emploi à prédominance féminine (plus de 50 % de femmes) c’est-à-dire la presse féminine elle-même, la presse pour enfants, pour la jeunesse, pour adolescents et la presse vie pratique, qui confinent les femmes journalistes dans un rôle social traditionnel ; une zone d’emploi médiane (entre 30 à 45 % de femmes) c’est-à-dire la presse spécialisée de type scientifique ou culturel et la presse hebdomadaire ou périodique (qui emploient beaucoup de secrétaires de rédaction) et enfin une zone d’emploi à prédominance masculine (moins de 30 % de femmes) c’est-à-dire la presse d’information générale, économique, politique, de sport, du monde agricole etc. Reflet d’une répartition des rôles sociaux encore très ancrée dans les mœurs, la profession de journaliste ne fait guère preuve de modernité ou d’avant-gardisme en la matière.

34Les choses ne changent que très lentement dans les années 1980. Les quotidiens de province restent la chasse gardée des confrères masculins tout comme, dans une moindre mesure, l’audiovisuel où les femmes demeurent minoritaires. En revanche, la presse quotidienne parisienne et les agences de presse sont plus accueillantes : la proportion de femmes y augmente assez sensiblement (elles emploient respectivement 10,3 % des hommes et 8,9 % des femmes ; 6,7 % des hommes et 7,8 % des femmes, en 1983). La distribution par sexe observée en 1990, ne révèle pas de grandes transformations. On ne sera donc pas surpris de constater une persistance de ce phénomène à la fin du xxe siècle : les femmes sont majoritaires dans la presse périodique, surreprésentées dans la presse spécialisée, grand public ou technique et professionnelle. Elles sont minoritaires en presse quotidienne régionale, en télévision régionale et dans les agences photographiques, mais convenablement représentées dans la presse quotidienne nationale, la télévision nationale et la radio, secteurs qui se sont progressivement ouverts, au fil des ans, aux femmes journalistes.

Une hiérarchie professionnelle inégalitaire entre hommes et femmes

35Le statut professionnel des femmes est loin d’égaler celui des hommes : elles sont, au départ, sous-représentées dans les positions hiérarchiques élevées et surreprésentées dans les positions subalternes. Là encore, les changements se produiront avec lenteur, en phase avec l’abolition très progressive des différences de statut et de reconnaissance professionnelle entre hommes et femmes dans la vie économique française.

36Le critère de la qualification (les différentes tâches effectuées par les journalistes au sein d’une rédaction) permet de saisir l’ampleur du problème sur la longue durée. À l’orée des années 1960, les emplois où les femmes sont en faible nombre (10 % ou moins) sont notamment ceux de « chefs » et ceux qui demandent des qualités de « baroudeur » ou une compétence technique particulière (grand reporter, correspondant à l’étranger ou reporter photo et cameraman). La proportion de femmes est en revanche plus importante dans les tâches de sténographe de presse (88 %), de rédactrice « rewriter » ou traductrice (45 %). Pour les nouveaux titulaires étudiés sur la période 1964-1971, le constat est quasi identique : nette prédominance masculine dans le groupe des rédacteurs en chef et dans le groupe des reporters et des correspondants ; forte domination féminine chez les rédacteurs-traducteurs et chez les sténographes-rédacteurs. Seule modification notable : la progression des femmes dans les emplois de secrétariat de rédaction.

37Il existe donc en apparence des métiers davantage « réservés » à l’un ou l’autre sexe : distinction qui constitue en quelque sorte un héritage culturel du milieu professionnel et qu’il est très difficile de remettre en cause. Les années 1980 le confirment à nouveau : en 1983, les hommes chefs de service sont trois fois plus nombreux que les femmes de même grade, les rédacteurs en chef presque deux fois plus, tout comme les grands reporters et les directeurs de rédaction. La hiérarchie journalistique demeure très fermée à l’instar d’ailleurs des métiers du reportage photographique ou de cameraman. Petit à petit cependant, les femmes grignotent des domaines jusqu’alors plutôt masculins : le secrétariat de rédaction (confirmation par rapport à la décennie 1960) et la maquette.

38Les enquêtes suivantes, en particulier celle de 1990, démontrent que la répartition hommes-femmes est sensiblement identique en ce qui concerne les tâches rédactionnelles (statut de rédacteur), mais qu’elle reste inégale en ce qui concerne certaines tâches techniques (secrétariat de rédaction, maquette/graphisme) qui sont désormais devenues plus féminines. Les femmes sont toujours absentes des spécialités « photographie » et « image ». Légère évolution en 1999 : les femmes sont cette fois-ci plus nombreuses à exercer le métier de rédacteur-reporter (51,1 %).

Une précarisation du métier

39Les données disponibles sont là encore très lacunaires et plus ou moins fiables. Il est en effet particulièrement malaisé de connaître avec précision le taux de chômage dans cette profession parce que les déclarations en la matière sous-évaluent systématiquement le problème.

40En 1955, on dénombrait 34 chômeurs sur 6 836 journalistes, soit 0,5 % de la population totale :ce qui est dérisoire. Dix ans plus tard, en 1965, le pourcentage n’a guère augmenté : 0,8 %. En 1975, on en est à peine à 1,4 % ; en 1985 à 3,2 % et en 1999 à 4 %. Comparés à l’augmentation du taux de chômage dans la population active française, notamment durant les vingt dernières années (on arrive en 1999 à un taux de 11,4 %), ces chiffres apparaissent ridiculement bas. On pourrait donc en conclure que la profession n’a guère été touchée par ce phénomène.

41Rien n’est moins sûr car un nombre sans doute non négligeable de journalistes licenciés d’un emploi stable préfèrent se déclarer pigistes plutôt que chômeurs. Les statistiques officielles ne correspondent donc pas à la réalité. Un indice permet de le vérifier dans l’enquête de 1983 : seulement 29,3 % des journalistes ayant répondu, déclarent à ce moment-là n’avoir connu aucune période de chômage alors que 12,2 % en ont connu une et 3,2 % en déclarent deux. Par ailleurs, dans l’étude de 1999, on se rend compte qu’au sein de la catégorie des parcours stables (sans rupture de renouvellement de carte) 15,4 % d’entre eux ont connu une ou plusieurs périodes de chômage et qu’au sein de la catégorie des parcours discontinus, le groupe des « sortants » (ayant quitté la profession entre 1991 et 1995) comprend quasiment la même proportion de chômeurs (15 % d’entre eux ont connu au moins une fois une phase de chômage). Ces quelques chiffres, certes parcellaires, mais néanmoins révélateurs, semblent indiquer que le taux réel de chômage est plus élevé que ce que laissent entendre les statistiques officielles.

42La forte proportion des parcours discontinus chez les nouveaux entrants (42,4 % de la cohorte de 1990) plaide en tout cas en faveur d’une interprétation en termes de précarisation de la profession depuis un certain nombre d’années.

43D’abord parce que le pourcentage de pigistes dans l’ensemble de la profession s’est sensiblement accru. Il était de 5,5 % en 1955, de 6,2 % en 1965, de 9,6 % en 1975 et de 12,1 % en 1985. En 1990, il atteint presque la barre des 15 % (14,7 %) et en 1999 celle des 18 % (17,9 %). Pour bien prendre conscience du phénomène, il suffira de noter que le nombre de pigistes titulaires de la carte a augmenté de 145 % entre 1980 et 1990 alors que le nombre total de titulaires de la carte n’augmentait dans le même temps que de 60 %. On sait, en outre, que ces pigistes sont aujourd’hui plutôt des jeunes et plutôt des femmes, en situation d’attente plus ou moins longue avant d’intégrer définitivement la profession.

44Ensuite parce qu’on constate chez les nouveaux entrants une hausse significative des étapes préalables à l’obtention de la carte (ceux qui ont connu entre quatre et cinq étapes sont passés de 29,4 % en 1990 à 55,2 % en 1998) ainsi que du recours aux stages, à la pige et aux CDD. Autant d’indices, une fois encore, de la plus grande difficulté à accéder à une activité stable et principale dans le journalisme. Les trajectoires antérieures s’apparentent dès lors à un véritable parcours du combattant qui se traduit par une plus grande flexibilité des emplois. La précarisation de la profession semble donc se confirmer et conduit à penser que l’identité statutaire des journalistes est dorénavant plus fragile.

45L’évolution de la profession de journalistes au cours de ce dernier demi-siècle paraît bien marquée par un mouvement contradictoire : consolidation d’un côté, fragilisation de l’autre. Ce mouvement n’a en lui-même rien d’original : il ne fait que refléter les tendances lourdes des transformations du marché du travail et des professions dans nos sociétés « postindustrielles ». Ce sont les transformations économiques et plus exactement ce que Joseph Schumpeter appelait la destruction créatrice [16], c’est-à-dire le processus consistant pour les détenteurs du capital, à détruire constamment les anciennes formes de production par des formes techniquement plus efficaces et financièrement plus rentables, qui ont, semble-t-il, pesé le plus fortement sur les mutations du milieu journalistique du point de vue de sa structure morphologique. Le niveau de compétence s’élève, la part du travail féminin s’accroît, mais certaines inégalités subsistent et la flexibilité ou la précarisation augmentent parallèlement. Les identités collectives traditionnelles (culturelles et statutaires) du milieu professionnel commencent plus ou moins à être déstabilisées, provoquant très probablement des répercussions sur les identités individuelles que seule une enquête qualitative serait susceptible de mettre au jour.

Notes

  • [1]
    Strauss, A., La Trame de la négociation, Paris, L’Harmattan, 1992.
  • [2]
    Voir Mendras, H., La Seconde Révolution Française, 1965-1984, Paris, Gallimard, 1re édition, 1988, coll. « Folio », 1994.
  • [3]
    Voir à ce sujet Castel, R., Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
  • [4]
    Dubar, C., La Crise des identités, Paris, PUF, 2000. En ligne
  • [5]
    On trouvera dans l’ouvrage publié sous la direction d’Olivier Galland et de Yannick Lemel, La Nouvelle société française. Trente années de mutation, Paris, Armand Colin, 1998, un certain nombre d’informations utiles à ce sujet.
  • [6]
    Dubet, F., Martuccelli, D., Dans quelle société vivons-nous ?, Paris, Le Seuil, 1998.
  • [7]
    CCIPJ, Enquête sociologique et statistique, 1967.
  • [8]
    CEREQ, Les Journalistes. Étude statistique et sociologique de la profession, dossier n° 9, 1974.
  • [9]
    CCIJP, 50 ans de carte professionnelle. Profil de la profession. Enquête socioprofessionnelle, 1986.
  • [10]
    IFP, Les Journalistes français en 1990. Radiographie d’une profession, Paris, La Documentation française, 1992 (avec le SJTI et la CCIJP).
  • [11]
    Valérie Devillard, Marie-Françoise Lafosse, Christine Leteinturier, Rémy Rieffel, Les Journalistes français à l’aube de l’an 2000. Profils et parcours, Paris, éditions Panthéon-Assas, 2001.
  • [12]
    Bernard Miège, « L’espace public : perpétué, élargi et fragmenté » in Isabelle Pailliart (dir.), L’Espace public et l’emprise de la communication, Grenoble, ELLUG, 1995, p. 163 à 175.
  • [13]
    Ces chiffres sont calculés en soustrayant les réponses indéterminées qui représentaient plus de 16 % de l’échantillon étudié.
  • [14]
    Voir l’étude du CRAP, Devenir journalistes. Sociologie de l’entrée sur le marché du travail, Paris, La Documentation française, 2001, p. 34.
  • [15]
    Selon H. Mendras, La Seconde Révolution Française, 1965-1984, op. cit., p. 298.
  • [16]
    Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, (lre édition 1942), 1965.
Français

À partir du regroupement d’une série d’enquêtes socio-démographiques sur la profession de journalistes réalisées depuis 50 ans – avec toutes les limites méthodologiques que ce regroupement d’enquêtes éparses pose – nous nous proposons de tenter de déceler certaines tendances lourdes de la composition de ce secteur d’activité. L’évolution du marché du travail et de l’emploi montre ainsi une consolidation progressive de la profession, avec une élévation du niveau de formation des journalistes par exemple et le maintien d’un secteur d’emploi fort et dominant, celui de la presse écrite. Des éléments de disparités et de fragilités demeurent toutefois, à l’issue de ce processus de mutation de la profession. Si on a assisté à une féminisation progressive, de fortes inégalités selon les sexes persistent à l’embauche, dans les revenus ou l’évolution de carrière. Et on a vu s’installer depuis quelques années une précarisation du métier.

Mots-clés

  • féminisation
  • précarité
  • revenus
  • secteurs d’emploi
  • formation
Rémy Rieffel
Rémy Rieffel, professeur en Sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 2, Institut Français de Presse, auteur notamment de La Tribu des clercs, Calmann-Lévy-CNRS, 1993 ; Sociologie des médias, Ellipses, 2001, et de nombreux articles et études sur les journalistes, en particulier Les journalistes français en l’an 2000. Profils et parcours, en collaboration avec V. Devillard, M.F. Lafosse et Ch. Leteinturier, Éditions Panthéon-Assas, 2001 et Les mutations du journalisme en France et au Québec, codirection avec Thierry Watine, Éditions Panthéon-Assas 2002.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/09/2014
https://doi.org/10.4267/2042/9316
Pour citer cet article
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