CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Divina Frau-Meigs, Médiamorphoses américaines dans un espace privé unique au monde, Paris, Economica, 2001

1Avec Médiamorphoses américaines, D. Frau-Meigs synthétise ses réflexions sur le fonctionnement de la société de l’information aux États-Unis, amorcée dans plusieurs ouvrages antérieurs (voir notamment les chapitres qu’elle a signés dans Médias et technologie : l’exemple des États-Unis, ouvrage collectif paru lui aussi en 2001 aux éditions Ellipses). Il ne s’agit pas à proprement parler d’un ouvrage sur les médias aux États-Unis ; on n’y trouvera pas les derniers tirages des journaux ni les parts d’audience des principales chaînes de télévision, informations somme toute banales, avantageusement remplacées par, entre autres, la liste des principaux talk shows, le synopsis de quelques éditions de l’Oprah Winfrey Show et une typologie des séries américaines les plus populaires.

2L’intérêt de ce livre réside d’abord dans l’inscription de l’étude des médias électroniques dans le champ des valeurs qui ont fondé la société américaine : l’autonomie individuelle avec son corollaire, la défiance de l’État, qu’il soit protecteur ou coercitif, la primauté des droits de la personne, y compris celui de se situer en marge (dissent), dont le respect ne saurait pourtant faire obstacle à la préservation du bien commun.

3On comprend mieux en suivant l’analyse de l’auteur l’épanouissement de l’Internet dans une société qui survalorise le moi et où la machine permet désormais l’ouverture sur une infinité d’échanges libérés de la pesanteur des corps et des réalités physiques, que le puritanisme sous-jacent à la société américaine primaire a toujours cherché à tenir à distance. La réflexion de D. Frau-Meigs rejoint celle de Josiane Jouët [1] qui voit dans l’écran de l’ordinateur tout à la fois un bouclier protecteur et le miroir capteur des fantasmes narcissiques de l’utilisateur. D. Frau-Meigs va plus loin lorsqu’elle assimile la communication médiatisée par l’Internet à la pornographie, qu’elle définit au moyen de cinq propriétés majeures (p. 162-63) : l’anonymat des partenaires, leur substitution à volonté, le maintien d’une distance entre eux découlant de leur absence d’engagement affectif, voire physique (voyeurisme), le caractère éphémère de la relation éminemment monnayable puisque de type contractuel. L’auteur voit même la machine pornographique à l’œuvre dans les Talk Shows, où les anonymes accèdent à la notoriété d’un jour en acceptant de sacrifier leur vie intime au profit d’une confession ritualisée par un officiant médiateur, qui peut inversement opérer le transfert de l’homme public, appartenant de préférence au monde politique, vers la sphère privée. Ce médiateur, nous dit D. Frau Meigs, sait jouer le jeu de la transparence et dévoiler ce qu’il faut de son intimité pour amener l’autre à lever les dernières inhibitions. Ainsi fallait-il qu’Oprah Winfrey exhibe ses bottines dans son émission du 11 septembre 2000, pour que le candidat Gore accepte de parler de ses chaussures favorites. Le débat démocratique avait fait là un grand pas, sans doute destiné à faire oublier le quasi-boycottage des conventions estivales des deux principaux partis par les grands réseaux de télévision américaine.

4Cette trivialisation du débat politique, qui se double de la spectacularisation de l’anodin et de l’exhibition du déviant, éventuelle condition de son insertion dans le champ de l’acceptable, est minutieusement décrite par D. Frau Meigs. Le chapitre consacré à la couverture des campagnes électorales, y compris la dernière en date, fertile en rebondissements, qui a révélé les faiblesses de la machine médiatique lors de l’annonce des résultats, met clairement en lumière le poids des lobbies financiers et industriels dans le fonctionnement des machines électorales et la responsabilité des médias dans l’atrophie d’un débat de plus en plus focalisé sur la personnalité (character) des candidats.

5La recherche du consensus et, par voie de conséquence, la couverture au premier degré des conflits qui, lorsqu’ils éclatent, comme à Los Angeles en avril 1992 par exemple, sont traités selon les filtres des stéréotypes traditionnels, servent en fait les entreprises du secteur des médias qui ont fait du divertissement leur fonds de commerce. C’est là que se réalisent les meilleurs scores d’audience et que les écrans publicitaires se négocient au plus haut.

6Analysant la notion d’« exception » américaine, Loïc Wacquant évoque « un projet idéologique visant à soumettre l’ensemble des activités humaines à la tutelle des lois du marché » [2]. D. Frau-Meigs souscrirait sans peine à ce jugement si l’on considère la place qu’elle accorde dans son analyse au rôle du profit comme moteur de l’activité médiatique et au poids des « corporations » dans le fonctionnement du secteur. Telle est la puissance du principe de libre concurrence qu’il parvient parfois à détourner à son profit les droits fondamentaux du citoyen, le droit à la liberté d’expression étant le plus souvent invoqué pour couvrir des projets dont la finalité commerciale est incontestable. Ainsi, en mars 2001, une cour d’appel de Washington a-t-elle donné satisfaction à AT & T, le plus gros câblo-opérateur à cette date [3] qui, en vertu du 1er amendement de la Constitution, contestait les restrictions imposées aux câblo-opérateurs par la Fédéral Communications Commission, le régulateur en matière d’audiovisuel et de télécommunications, limitant leur part de marché à 30 % du parc national et leur interdisant de diffuser plus de 40 % de programmes originaires de sociétés de production qui leur sont affiliées. Dirigée aujourd’hui par Michael Powell, le fils de l’actuel responsable de la diplomatie américaine, la FCC ne tardera pas à faire droit à l’arrêt des magistrats de Washington en dérégulant encore davantage un secteur dont les contraintes avaient pourtant été substantiellement allégées en 1996.

7S’il est vrai que, comme l’écrit D. Frau Meigs, le système audiovisuel n’est tenu de s’accommoder que « d’un minimum de contraintes régulatrices » (p. 64), la complaisance anticipée de la FCC ne dispense pas, toutefois, de souligner la portée de certaines de ses récentes décisions. Lors de la fusion d’AOL avec Time Warner en janvier 2001, un an après le lancement du projet, l’instance de régulation n’avait donné son feu vert qu’en échange de l’ouverture par AOL de son service de messagerie « avancée » (voix et vidéo) à la concurrence. Le régulateur avait en outre requis de Time Warner qu’il donne aux abonnés à ses services du câble la possibilité de choisir un autre fournisseur d’accès à l’Internet qu’AOL. Ces contraintes ne faisaient, du reste, que renforcer celles analogues imposées par la Fair Trade Commission, le régulateur fédéral de la concurrence. D. Frau-Meigs semble si peu convaincue de l’utilité du régulateur chargé de l’audiovisuel et des télécommunications qu’on chercherait en vain, dans l’index de son ouvrage, une entrée relative à la régulation ou à l’instance qui en a la charge.

8Mais, on l’a dit, l’ouvrage de D. Frau-Meigs n’a pas pour objet de fournir une cartographie détaillée de l’état des médias aux États-Unis. Son intérêt réside dans l’application d’une pensée originale sur les vecteurs techniques de la communication et leurs usages à une société qui est parvenue à faire de ses fondements philosophiques les moteurs d’une certaine modernité qui se veut exemplaire. Ces Médiamorphoses valent également par le mélange réussi entre une théorisation exigeante et une intime connaissance du terrain et des réalités les plus marginales de l’univers audiovisuel et cybernautique américain. Il est dommage que le propos ne soit pas servi par une langue moins métissée d’anglicismes et surtout débarrassée des coquilles et autres scories orthographiques qui déparent ce texte important.

9Jean-Claude Sergeant

Patrick Baudry, Claude Sorbets, André Vitalis (dir.), La Vie privée à l’heure des médias, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Labyrinthes », 2002

10La collection « Labyrinthes » des Presses Universitaires de Bordeaux présente pour son premier ouvrage un état des lieux de « la vie privée à l’heure des médias » (issu d’un colloque organisé par le Centre d’étude des médias, les 23 et 24 novembre 2000). Le brouillage de l’espace public et de l’espace privé, la domination d’une logique marchande dans le monde médiatique, l’exhibition de la vie privée, des sentiments, de l’intime, aussi bien dans les programmes médiatiques que dans les mises en scène des hommes politiques, la liberté d’expression mais aussi le stockage et l’utilisation des traces que permet Internet, tout ceci met en lumière l’émergence d’un nouveau rapport à soi-même, d’une nouvelle construction identitaire dans les sociétés démocratiques où existent liberté d’informer et protection de la vie privée. L’autonomie de l’individu, finalité des sociétés démocratiques, se trouve à la fois résorbée et engagée dans une production publique de singularités privées, dans une construction de la personne à base d’expérimentations spéculaires, individuelles et collectives, chatoiement d’images et d’affects dont l’évanescence et la fragilité semblent évidentes.

11Antoine Prost replace l’évolution des médias dans le contexte historique d’évolution du politique et de l’intime, qui voit l’affirmation des sentiments et de l’affectivité, l’émergence du corps et de la sexualité. Nous vivons maintenant dans une société où l’individu a sa pleine légitimité et « où le grignotage de la sphère publique par la sphère privée vide progressivement l’intérêt général de tout contenu légitime autre que la somme des intérêts privés ».

12Yves Lavoinne retrace les rapports de la vie privée et de la vie publique au xixe siècle face à la presse. La publicité par voie de presse permet aux gouvernés de contrôler les gouvernants, la confiance dans l’élu repose sur la publicité de ses actions, l’obscurité est le privilège de ceux qui ne font pas de politique. L homme politique est exposé au jugement de ses concitoyens sauf en ce qui concerne l’intimité familiale.

13Dominique Mehl nous rappelle le triomphe du témoignage personnel dans la télévision de l’intimité des années 1990. Mais l’exposition de l’intimité, la publicisation de l’espace privé et la privatisation de l’espace public n’abolissent pas ces deux espaces, elles les déspacialisent, les infléchissent, il y a modelage constant des rôles privés par les rôles publics et inversement, l’expérience personnelle, interpersonnelle et relationnelle, exposée à l’écran, contribue à l’identification personnelle et sociale du sujet, sans que ne disparaissent ni le for interne ni le for externe, c’est-à-dire l’activité critique du sujet.

14Fabrice Mollo et Daniel Naulleau nous exposent « l’indiscrétion permanente d’Internet ». Chaque utilisateur fabrique son double informatique et le dispositif est plus ou moins liberticide selon qu’il stocke plus ou moins de traces. Face aux indiscrétions invisibles, générées par les cookies, et aux données de connexion enregistrées au cours des navigations même gratuites, la CNIL exprime ses réserves et les principes fondamentaux de la loi de 1978 sont repris dans les directives européennes 95/46 et 97/66. Mais ces réglementations de protection, outre qu’elles ne touchent pas les USA, restent largement théoriques, car elles ne sont assorties d’aucun caractère obligatoire ni d’aucun mécanisme de sanction. Les droits civiques de protection des données personnelles sont tout sauf assurés, étant donné le flou juridique régnant sur les droits et devoirs de chaque acteur de l’Internet.

15Après ce panorama de la situation actuelle, les auteurs analysent le brouillage des frontières privé/public en montrant que cette confusion est la réelle condition de l’homme moderne. Trouble, « communication confondante », « limite aléatoire et fluctuante », « frontière hallucinatoire », telles sont les caractéristiques de « la télévision généralisée » que décrit Alain Mons à propos de nos parcours dans l’espace domestique, dans l’espace médiatique et dans l’espace urbain « truffé de pièges à regard ». Pluralité des rythmes perceptifs, perturbation sémiotique des lieux, circulation hyperactive des affects, kaléidoscope des images. Pour maîtriser ces changements de focale permanents, il s’agit de construire une « esthétique généralisée, appliquée à la vie sociale, où le corps, les affects, l’inconscient, l’Autre sont en jeu (ce qui bien sûr n’exclut pas les autres enjeux : politique, industriel, pouvoir) ».

16De la même manière, Francis Jauréguiberry analyse nos usages du téléphone portable qui rend contigus des « icis » publics et des « ailleurs » privés. Le lieu ne fait plus lien et l’on voit les nouvelles formes de contrôle et de dépendance de l’éternel branché. « Le mobile réunit de façon dynamique ce qui est à la fois cher à l’individu et loin de lui. Miniaturisé, le mobile accompagne partout son propriétaire, qui n’est plus seul dans son effort pour recoller dans un semblant d’unité les multiples éclats de son vécu. »

17Patrick Baudry analyse l’expression de l’intime comme « le symptôme d’une fragilisation sociopolitique non pas de l’individu mais de la fabrication identitaire. La vie privée ne serait pas du tout menacée, elle serait plutôt cette lumière aveuglante qui obscurcit l’échange social, tout se passant comme si la vie sociale n’était que cette affirmation naïve et conditionnée de soi ». L’individu s’engagerait ainsi dans une construction spéculaire de lui-même, où l’image projetée sur l’écran des professionnels de la présentation de foire ne serait qu’un simulacre, processus bien étranger à la construction d’un sujet véritable, qui, comme le dit Simmel, est « une affirmation personnelle de se situer en face, c’est-à-dire avec, contre et sans ». La véritable et difficile construction identitaire mêle le privé et le public, mais ne se résout pas dans la fantasmagorie télévisuelle, où elle ne serait, dans ses dédoublements spéculaires, que simulacre et forme imposée, obligée, convenue, de la singularité.

18Qu’en est-il de la mise en visibilité de la vie privée des hommes politiques ? Elle n’échappe pas à la nécessité d’une contextualisation historique et géographique.

19Pour Claude Sorbets, les hommes politiques sont « les hommes de cour » « dans la cité de l’opinion », les acteurs d’une représentation rhétorique faite de « jeux de face et de profil », jeu où nous sommes partie prenante. Acteurs « qui peuvent nous rassembler parce qu’ils nous ressemblent, comme autant d’images portées, déportées, reportées sur des supports complices. »

20Christiane Restier-Melleray étudie les présentations que les hommes politiques font de leur vie privée dans la presse, en montrant comment les journalistes encadrent ou prennent en charge ce discours, ou au contraire comment les hommes politiques, dans des propos en première personne, assument seuls ce discours et les risques afférents.

21Jean-Pascal Dalloz traite de l’étalage de la vie sexuelle de l’homme politique comme facteur de légitimation en contexte africain, suédois et finlandais.

22Jean-Louis Seiler propose un parcours de politique comparée où il montre que la perception de la vie privée de l’homme politique par la classe politique, la presse, les magistrats, est conditionnée par l’histoire de longue durée où prédominent les structures familiales et religieuses.

23La quatrième partie de l’ouvrage, après un rappel par Valéry Blasco de la difficulté à formaliser un droit à la vie privée et de l’imprécision d’une définition juridique de la notion, revient sur ce processus « d’institution » de l’individu réalisé dans les médias de l’intime. Edith Rémond attire notre attention sur la différence de traitement entre d’une part les stars du show business et les vedettes de la politique, pour qui la violation de la vie privée n’est qu’un business comme un autre, et d’autre part les citoyens ordinaires, pour qui la violation de la vie privée est plus cruelle (image d’un prévenu menotté), mais qui néanmoins paient de leurs deniers leur inscription dans le carnet du journal.

24André Vitalis note que la vie du citoyen appartient à deux ordres d’existence, avec une distinction nette entre ce qui lui est propre et ce qui est commun, le droit à l’intimité ayant acquis la même valeur que les droits fondamentaux de la démocratie tels que la liberté d’information. Alors que la vie publique est relativement policée dans une société démocratique, il est temps que la vie domestique soit elle aussi soumise à un gouvernement démocratique, et il est permis de penser que l’arrivée des femmes en politique permettra de désenclaver le domestique. A. Vitalis souligne l’expansion de l’intime dans les émissions de téléréalité. Ces émissions sont des laboratoires, des lieux d’expérimentation où chacun surveille l’autre, où chacun déplace les limites de son moi spéculaire. Elles réalisent ainsi un formatage de l’intime, et même si le dévoilement n’est pas contraint, il devient néanmoins un passage obligé. C’est le triomphe de l’individu, « de l’individu incertain » à la recherche de techniques de « management de soi », dans un modèle social où il est seul maître à bord. Peut-on croire que c’est pour son seul bénéfice ?

25Édith Puiglambert

Miguel Abensour, Géraldine Muhlmann (dir.), « L’École de Francfort : la Théorie critique entre philosophie et sociologie », Tumultes, Paris, éd. Kimé, n° 17-18, mai 2002

26Cette livraison de la revue Tumultes qui est consacrée à l’École de Francfort s’appuie sur un double parti pris. Le premier est de ne pas prendre en compte l’œuvre d’Habermas. Ce qui permet, d’une part, de redécouvrir l’originalité de la pensée des philosophes qui ont précédé l’auteur de « l’Espace public », et d’autre part, de mesurer ce qui, dans l’œuvre habermassienne, se rattache ou au contraire s’oppose aux théories de ses prédécesseurs. Le second parti pris est de proposer, à côté des articles analysant certains thèmes ou auteurs de l’École de Francfort, des traductions nouvelles des textes originaux de Theodor W. Adorno, Herbert Marcuse et Max Horkheimer : effort de traduction et de mise à disposition qu’il convient de saluer.

27L’ouvrage se divise en trois parties. La première, intitulée « Critique de la Raison », s’ouvre sur un texte d’Herbert Marcuse, « Quelques implications sociales de la technologie moderne », et se clôt sur une analyse de Paul-Laurent Assoun retraçant la genèse du lien unissant la psychanalyse et la théorie critique. La deuxième partie, qui se nomme sans doute trop sobrement « Philosophie », est surtout consacrée à la pensée d’Adorno. Deux des sept textes, ceux de Vicky Iakovou et Géraldine Muhlmann, dressent des parallèles pénétrants entre l’analyse de cet auteur et la pensée d’Hannah Arendt. La troisième partie, dont le titre est également minimaliste (« Sociologie »), propose cinq textes qui permettent d’entendre les théoriciens de Francfort (« La fonction sociale de la philosophie », de Horkheimer, et « Société », de Adorno) et invitent à découvrir le travail de Siegfried Kracauer.

28Les responsables de cet ouvrage ont opté pour le minimalisme des titres, nous l’avons souligné, mais aussi de la présentation : une courte introduction générale de deux pages. Le lecteur se trouve donc face à une matière brute de 434 pages passionnantes, mais d’une lecture ardue pour le non philosophe. Un travail éditorial plus conséquent aurait rendu le projet plus attrayant et aurait pu faire de cet ouvrage une introduction idéale pour les étudiants en information/communication. Restent, malgré tout, des textes qui permettent de sortir des clichés et des poncifs entourant l’École de Francfort. Un ouvrage austère, mais précieux.

29Éric Dacheux

Jésus Martín-Barbero, Des Médias aux médiations. Communication, culture et hégémonie, traduit de l’espagnol par Georges Durand, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Communication », 2002

30Voici enfin, grâce aux efforts de Guy Lochard, de Bruno Ollivier et de Dominique Wolton (directeur de collection), la traduction française d’un livre majeur dans le travail de ressaisissement de la culture de masse comme objet d’analyse non seulement intellectuellement légitime, mais essentiel à la compréhension historique et sociologique du monde contemporain [4]. Sa publication en espagnol en 1987 est le fruit d’une rupture et d’une rencontre, nourries par la formation européenne de l’auteur et son expérience latino-américaine (il est péruvien). Rupture théorique avec les thèses critiques de Marx et de Francfort qui ne voient dans la culture, et en particulier dans la culture de masse (de Sue à Disney) qu’idéologie et mystification, au profit d’une définition conflictualiste de la culture comme hégémonie, directement inspirée de Gramsci. Rencontre avec le succès populaire de la culture de masse en Amérique latine et l’enthousiasme de son public, dans le contexte d’une profonde acculturation réciproque des populations et des nations sud-américaines à la modernité urbaine, à l’économie capitaliste et au métissage culturel. C’est d’ailleurs cette relecture profondément dialectique des interactions entre culture de masse, publics populaires et nationaux et rapports sociaux qui fera des réflexions de Martín-Barbero une référence au sein de l’autre relecture gramscienne de la culture de masse qu’ont été les Cultural Studies britanniques. Par la traduction en français en 1993 d’un article de Ien Ang dans le numéro 11-12 de la revue Hermès consacré à la « recherche du public » (dirigé par Daniel Dayan), nous accédions en effet à la controverse qui faisait s’opposer les tenants d’une « résistance » populaire à l’hégémonie de la culture de masse (avec John Fiske qui détournait à son profit Michel de Certeau) aux tenants d’une ethnographie plus dialectique de l’acculturation créative réciproque, qui se jouait entre la culture de masse et ses diverses inscriptions ethniques, sociales et nationales (Ien Ang mobilisant à cette occasion un article en anglais de Martín-Barbero de 1988, tiré du dernier chapitre de son livre).

31La thèse centrale de Martín-Barbero est en effet qu’il ne faut pas considérer les médias comme des « canaux » ou des « moyens » de communication (selon le modèle implicite d’une ingénierie téléphonique), mais comme une médiation, c’est-à-dire une acculturation réciproque entre les individus et les médias, qui transforme simultanément les formes culturelles de représentation du monde et les représentations culturelles qu’ont les individus du monde. De ce point de vue, et c’était l’apport essentiel à la controverse au sein des Cultural Studies, la massification de la culture par les industries culturelles ne doit pas être lue comme une menace envers une culture populaire qui serait « authentique » dans ses traditions ou sa vocation résistante ou révolutionnaire, mais comme le champ contemporain des torsions et des tensions culturelles, au sein duquel il s’agit dépenser le « populaire » non pas en termes d’« extériorité garantie », mais d’« imbrication conflictuelle dans la massification », cette dernière définie alors comme « nouvelles conditions d’existence et de lutte, nouveau mode de fonctionnement de l’hégémonie » (p. 195).

32Dans une première partie intitulée « Peuple et masse dans la culture : les enjeux du débat », et consacrée à une discussion serrée des auteurs, Martín-Barbero élabore un récit de la place du peuple dans la théorie en en soulignant tout l’aspect contradictoire : tantôt acteur progressiste, idéal et rationnel ; tantôt force stupide, vulgaire, dangereuse ; tantôt manipulé par l’idéologie, tantôt authentique dans ses particularismes irréductibles ; tantôt source de résistance au pouvoir et de créativité, tantôt rongé par les mesquineries de sa condition. Cette ambivalence se retrouve jusque dans la Théorie critique de l’école de Francfort, dans le clivage que souligne fortement Martín-Barbero entre la position de Theodor Adorno et celle de Walter Benjamin : d’un côté, radicale et nécessaire mystification des masses par l’industrie culturelle, de l’autre, nouvelle forme collective d’expérience sensible du monde où « le cinéma nous autorise non pas tant la présentation de choses nouvelles qu’une nouvelle manière de voir de vieilles choses, y compris le quotidien le plus sordide » (p. 56). Contre les apories de ce jeu d’opposition, c’est la piste du retour à la dialectique que choisit de suivre Martín-Barbero en mobilisant successivement quatre auteurs : Jacques Le Goff et sa relecture du Moyen-Âge à partir du détournement (carnavalesque), par la culture paysanne, des injonctions de l’Église ; E. P. Thompson et sa mise en évidence de la formation d’une culture populaire de classe pendant la révolution industrielle ; Edgar Morin et sa définition des industries culturelles comme nécessaire syncrétisme et de la culture de masse comme « médiation entre le réel et l’imaginaire » ; Antonio Gramsci enfin et sa définition du populaire non comme culture mais comme principe d’appropriation, déformation, détournement de l’hégémonie culturelle par les individus et les groupes sociaux subalternes (référence faite à Pierre Bourdieu et Richard Hoggart, mais surtout à Michel de Certeau, plus sensible à la dimension créative des usages et de la consommation).

33Mais ce qui intéresse Martín-Barbero est moins la relative autonomie des usages populaires de la culture que les transformations mêmes de la culture à mesure que s’en déploient les usages populaires, à travers la médiation des médias de masse, en un « processus d’acculturation qui n’a jamais été purement répressif » (p. 100). C’est l’objet de sa seconde partie, intitulée « Matrices historiques de la médiation de masse ». Pour ce faire, Martín-Barbero, à la suite de Raymond Williams et d’Edgar Morin, restitue la question des médias et de la culture de masse contemporains dans la continuité d’une histoire longue de la contribution active des milieux populaires à la modernité, à travers leur usage collectif d’une « littérature orale » de colportage, leur appropriation de l’Encyclopédie grâce à l’Almanach, leur débordement du théâtre classique par le mélodrame et la pantomime. De sorte que cette « culture de masse » déjà en germe au xviie siècle va devenir, à partir du xixe siècle, le véritable espace d’expression et de participation des milieux populaires à l’universalité de la nouvelle culture industrielle, urbaine et nationale, en lieu et place d’une « culture de classe » qui leur aurait été propre. Martín-Barbero souligne que c’est le feuilleton qui est alors porteur de ce déplacement culturel : fidèle à la tradition de la littérature de colportage, son écriture comme sa lecture sont collectifs, sa temporalité longue est celle même des jours de la vie quotidienne ; à la suite des almanachs, il vulgarise des pensées savantes ; sa typographie et ses titres sont adaptés à une lecture faiblement éclairée et discontinue. Dans le même temps, il intègre la modernité du journalisme documentaire et des débats politiques, l’interaction en temps réel avec son public, la transformation réciproque de l’imaginaire et du réel. Relecteur des Mystères de Paris d’Eugène Sue, Martín-Barbero préfère, à la lecture critique de Marx et Engels, la lecture dialectique de Gramsci, qui y voit une source de l’imaginaire des révolutionnaires de 1848 : « le piège que ni la critique littéraire, ni l’analyse idéologique n’ont pu éviter, c’est d’aller des structures du texte à celles de la société et vice-versa, sans passer par la médiation constituante de la lecture. De la lecture vivante, c’est-à-dire de celle que font les gens à partir de leur vie et des mouvements sociaux dans lesquels elle se trouve prise. Et cette absence de la lecture de l’analyse du feuilleton exprime, à droite comme à gauche, la non-prise en compte du lecteur populaire en tant que sujet de lecture » (p. 136).

34Poursuivant l’analyse de son déplacement analytique dans une troisième partie intitulée « Modernité et médiation de masse en Amérique latine », Martín-Barbero illustre sa thèse selon laquelle la culture de masse a constitué la matrice à la fois de l’acculturation des milieux populaires à la modernité et de leur participation active à la formation de la modernité urbaine et nationale des « Nations » latino-américaines. S’agissant des médias de masse, il s’agit de « mettre en évidence le lieu d’articulation du sens que les processus économiques et politiques revêtent pour une société », montrant ainsi qu’ils sont les « articulateurs des pratiques de communication – hégémoniques et subalternes – et des mouvements sociaux » (p. 154). En caractérisant certains particularismes nationaux par un type de média, Martín-Barbero cherche à rendre compte comment les médias de masse ont à chaque fois permis la « transformation de l’idée politique de nation en vécu, sentiment et quotidienneté » (p. 155) : par le cinéma au Mexique, le feuilleton radiophonique en Argentine, la musique noire au Brésil, la presse écrite au Chili. Développant de la même façon une approche compréhensive de la télévision du point de vue des interactions entre son contexte (national) de production et ses contextes de réception (familial, populaire), Martín-Barbero montre que la médiation télévisuelle, loin d’être cet instrument de domination idéologique dénoncé par un certain « hyperfonctionnalisme de gauche », est bien cet espace à la fois de « négociation » du sens par les publics et de prise en charge, par « la culture de masse et l’industrie culturelle » (y compris sous des formes excessives), des préoccupations des groupes sociaux subalternes « qui se trouvent exclues du discours de la Culture, de l’éducation et de la politique » (p. 196).

35En conclusion, on ne peut que recommander la lecture d’un ouvrage qui rétablit les chaînons manquants entre les travaux historiques sur les formes populaires d’appropriation et de transformation de la littérature et la sociologie des médias contemporains ; qui articule (sans craindre de déroger) les grandes questions de la sociologie de la culture avec l’analyse de la culture de masse ; qui, partant de la théorie européenne (en grande partie française), explore le contexte latino-américain et contribue depuis aux débats transnationaux des Cultural Studies (on lira sur ce point une contribution récente de l’auteur dans le n° 28 d’Hermès).

36Éric Macé

Notes

  • [1]
    Josiane Jouët, in « Les technologies de l’Information et de la Communication pour quelle société ? », Actes du Colloque, Université de Technologie de Compiègne, avril 1997.
  • [2]
    Loïc Wacquant, in « Sur l’Amérique comme prophétie auto-réalisante », Actes de la recherche en sciences sociales, « L’Exception américaine (2) », n° 139, septembre 2001, p. 87.
  • [3]
    Ce titre est aujourd’hui détenu par Comcast à la suite de sa fusion avec la division câble d’AT & T en juillet 2002.
  • [4]
    La traduction est un art difficile, et Georges Durand offre ici une lecture aisée, mais comportant quelques bizarreries comme l’usage du terme « massif » : comment comprendre des phrases comme « du populaire au massif » (p. 97), « le massif s’est conçu lentement à partir du populaire » (p. 127), « les processus sociaux au sein desquels se constituent le massif… » (p. 149) ? Au sens de « massification » ? De « culture de masse » .
Rubrique coordonnées par 
Sylvie Catellin
Laboratoire Communication et Politique, CNRS, Paris.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 08/09/2014
https://doi.org/10.4267/2042/9349
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