CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les élections au Brésil, ce mois d’octobre, ont complètement changé les rapports entre les deux meilleurs partis brésiliens, le Parti des travailleurs (PT), qui vient d’emporter la présidence avec son leader Lula, et le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), qui quitte le pouvoir après huit ans. Il faut se rappeler qu’après l’impeachment de Fernando Collor, en 1992, de nombreux électeurs et même des membres de ces deux partis ont appelé de leurs vœux une alliance entre le PT et le PSDB. Pourquoi cela n’a pas marché, cela appartient peut-être à la petite histoire[1], mais toujours est-il que, depuis 1994, la distance entre les deux partis n’a fait que s’accroître.

2Ils avaient appartenu tous les deux à la frange la plus à gauche de l’alliance contre la dictature militaire. Mais l’alliance que le PSDB noua en 1994 avec le PFL, qui avait soutenu le régime d’exception jusqu’au dernier moment, de même que son adoption d’une politique économique que beaucoup ont considérée comme néolibérale, ont rendu très difficiles les rapports PSDB-PT. Le pays n’en a pas moins profité du fait qu’il a eu, ces derniers huit ans, à la tête des deux champs adversaires, les meilleurs partis de son histoire, les deux motivés par des idées et des idéaux, plutôt que par des intérêts de leur clientèle.

3On peut dire que la bonne politique de nos jours, celle que le xxe siècle nous a léguée, tourne autour de quatre idées-maîtresses – la république, la démocratie, le libéralisme et le socialisme. Ces idées sont divergentes, voire (pour les deux dernières en liste) antagonistes – peu importe : aujourd’hui toute bonne politique doit s’inspirer en quelque mesure de ces quatre idéaux. (D’autre part, la mauvaise politique de nos jours se concentre sur deux filières, le totalitarisme et le racisme).

4Pour comprendre la démocratie [2], il ne suffit pas d’évoquer l’étymologie du mot grec, l’idée d’un pouvoir qui appartient au peuple. Il faut également se rappeler qu’en Grèce aussi bien les défenseurs que les détracteurs de ce régime le comprenaient comme celui où le pouvoir est aux mains de hoi polloi, c’est-à-dire, la foule, c’est-à-dire, les pauvres ; c’est pourquoi les ennemis de la démocratie craignaient que les démunis ne se dressent pour déposséder les riches. Cette dimension de la démocratie – son appel au désir de la masse, qui souhaite avoir davantage de biens – a été ignorée en Occident lors de la résurrection de ce régime. Quand celle-ci s’est produite, au xviiie siècle, il a été soigneusement amputé de la portée sociale qu’il avait eue en Grèce ancienne. Mais rappelons la leçon de Montesquieu, d’après laquelle il ne suffit pas de considérer chaque régime dans sa structure, dans ses institutions (ce qu’il appelait sa nature) : il faut aussi tenir compte des sentiments, des qualités affectives qui portent ses sujets à l’accepter (le principe de ce régime). Si on se demande aujourd’hui ce qui assure le soutien du peuple, du demos actuel à la démocratie, on dira que c’est le désir d’avoir et d’être toujours davantage. La démocratie est le régime du désir – de la citoyenneté en tant que désir.

5Par contre, l’idée romaine de république met l’accent sur la supériorité du bien commun sur les intérêts – et les désirs – privés. C’est le régime de la maîtrise de soi par la volonté. Par là, si toute politique décente de nos jours doit être républicaine et démocratique, il subsiste une tension entre ces deux identités, parce que la masse ne lui accorde son soutien que si elle satisfait certains au moins de ses désirs – mais d’autre part ce régime ne marche que si l’esprit de la chose publique fait que tous renoncent en quelque mesure à leurs désirs et à leurs intérêts.

6On comprend ainsi certaines difficultés de la politique dans un temps où, surtout en Occident, la renonciation aux désirs et aux intérêts paraît quelque chose qu’on ne peut demander aux gens. Pensez aux terroristes du 11 septembre sacrifiant leurs vies, et comparez cela à la mobilisation proposée par le président Bush, où, pour la première fois dans l’histoire en temps de guerre, on ne demandait pas aux citoyens d’épargner mais de consommer, d’acheter, afin de faire marcher l’économie. C’est le même esprit qui mène à la fin de la conscription universelle, remplacée de plus en plus par des armées professionnelles. La consommation, voire le consumérisme, est la traduction du désir dans le langage de la société des masses.

7Je soutiens que le PT exprime le versant démocratique de la politique brésilienne, et que le PSDB représente son courant républicain. Leur conflit réside dans cette différence. L’appel du PT à ses électeurs, qui lui ont apporté le plus grand nombre de voix, légitime leur désir d’égalité. L’énorme masse des sans-terre, sans domicile, sans emploi croit qu’il pourra lui apporter les chances d’avoir davantage de biens, et d’être plus respectée. Mais le problème du PT est que dans une société complexe comme la nôtre il n’existe plus un demos unique, un peuple comme celui d’Athènes, voire celui dont rêvaient les romantiques et les marxistes – mais une myriade de petits demoi, que j’appellerai sous-peuples. Chacun de ces groupes – les sans-terre, les féministes, les gays, les chômeurs, les employés publics, la communauté universitaire – se mobilise avec une intensité, voire une organicité, comparable à celles du demos des Anciens, mais le problème est que tous ne sont que des parts, que des parties, voire des partis : leur somme ne fera jamais un universel ; la politique actuelle n’est plus hégélienne, elle n’a plus d’universel.

8Telle est la critique que le PSDB a adressée, ces dernières années, au PT – et un peu à tous les autres acteurs de la politique brésilienne : ils ne seraient pas capables de prendre en compte les droits de la société en tant que telle. Le soutien du PT aux mouvements sociaux se ferait aux dépens de la société. (Ces mouvements seraient donc corporatistes, disaient-ils). Un jour, quand la Cour suprême brésilienne a rendu un arrêt favorable à des employés de la fonction publique qui demandaient des arriérés, le président Fernando Henrique Cardoso aurait dit : « Ils [les juges] ne pensent pas au Brésil ». Cette idée qu’il faut tenir comte du tout, la res publica, a été l’un des leitmotiv du discours toucan, c’est-à-dire, du PSDB. Mais cela a produit deux problèmes.

9Primo, le PSDB en est venu à disqualifier systématiquement toute pratique démocratique effective, c’est-à-dire, celle des mouvements sociaux, celle des sous-peuples dont je parlais et qui se sont rapprochés de plus en plus du PT. Le PSDB s’est donc tourné contre les mouvements sociaux et démocratiques, en les accusant de corporatistes. Il a donc misé sur la démobilisation, plutôt que sur la mobilisation des masses.

10Secundo : sans avoir le soutien des mouvements sociaux, le discours républicain du PSDB n’a pu avoir d’autre rationalité que celle du capital. Les marchés sont devenus le point de repère par excellence du discours officiel, l’aune à laquelle il mesurait sa politique. Ce n’est qu’à la veille des élections, quand la défaite s’avérait imminente, que le président de la République a commencé à critiquer les marchés, qui seraient devenus irrationnels. De logikon le marché, cet être antropomorphisé, serait devenu ilogikon, trop nerveux. Mais le gouvernement continuait à croire qu’il fallait le calmer, à n’importe quel prix.

11Ce que j’appelle point de vue républicain, certains idéologues toucans (PSDB) ont préféré le comprendre à partir d’un langage hégélien. La res publica serait donc l’universel, tandis que les mouvements sociaux seraient astreints à la particularité. Or, pour employer ces termes, on pourrait dire que les toucans ont fini par appeler universel ce qui n’était qu’une particularité, celle du capital, surtout financier – par ailleurs moins légitime politiquement que les mouvements sociaux. Telle aura été la cause de l’échec toucan. Les thèmes républicains étaient présents plutôt dans leur discours que dans leur pratique. Si le PT, en tant qu’opposition mais aussi au niveau des communes et des quelques États qu’il gouvernait, misait sur une réelle pratique démocratique, celle de la mobilisation des masses, le PSDB, au gouvernail de l’économie et des États les plus puissants, n’a pas racheté la politique et la société brésiliennes de l’hypothèque du capital financier.

12Cette différence explique l’antagonisme de nos meilleurs partis. Dans les élections nationales, où le principal enjeu est l’économie, le centre (PSDB) et la droite (surtout le PFL qui a rompu avec les militaires à la fin de la dictature, mais également le PPB des dictatoriaux non repentis) se sont rassemblés dès 1994, contre le PT, autour d’un agenda libéral. Pourtant, sur le plan des États et des communes, où sont en cause des valeurs et des questions de sociabilité, lors des élections le centre se rapproche de la gauche (le PT), surtout quand il y a un deuxième tour, recréant par là le partage des forces politiques qui datait du temps de la dictature et qui a fini par en avoir raison [3].

13Beaucoup croyaient que l’idéal serait que la gauche avance peu à peu, qu’elle élise encore des maires et des gouverneurs d’État : elle nouerait des alliances on the spot avec le centre, elle formerait une génération de nouveaux administrateurs, et en 2006 ou 2010 elle briguerait la présidence avec un candidat moins rejeté que Lula. Rien ne s’est passé de tel. La stratégie Lula s’est avérée payante. Il a été accepté par l’écrasante majorité des électeurs. Par contre, aucun État important n’a été conquis par la gauche, qui a même perdu le Rio Grande do Sul, État où la capitale Porto Alegre (qui reste aux mains du PT, les élections municipales ne se produisant qu’en 2004) est devenue symbole de la lutte contre la mondialisation. De toute façon, le PT est le parti avec le plus grand groupe à la Chambre des députés et le seul à être présent dans les 27 Assemblées des États [4].

14Des pronostics ? Le grand défi du PT sera de totaliser les désirs des sous-peuples qui composent (ou décomposent ?) une société complexe. (Ça a été l’incapacité du parti de concilier les désirs des travailleurs des transports en commun et ceux de la population qui a mené le PT à perdre la mairie de São Paulo pour Paulo Maluf, en 1992 : pendant les huit années suivantes la famille politique du chef de file des dictatoriaux non-repentis a conduit la plus grande ville brésilienne à une énorme crise). Il devra ajourner la satisfaction de maints désirs, il devra forger un discours républicain qui a été jusqu’à maintenant la marque du PSDB plutôt que la sienne.

15D’autre part, la droite nostalgique de la dictature a subi un coup terrible, avec la défaite de Maluf à São Paulo, sans même arriver au deuxième tour, qui pour la première fois dans cet État a opposé le PSDB, finalement vainqueur, au PT. Les principaux leaders de la droite, comme lui et Antonio Carlos Magalhães, de Bahia, ont perdu leur dimension nationale, étant réduits à un leadership régional. La droite n’a même pas eu de candidat à la présidence. Aussi bien dans les élections nationales que dans celles de plusieurs États, l’opposition principale est maintenant entre le PT et le PSDB. Évidemment cela ne fera qu’éloigner un peu plus nos meilleurs partis, chacun desquels se voit sommé de nouer des alliances pas toujours admirables – mais d’autre part ce double leadership sur le discours et la pratique politiques a amélioré et continuera peut-être à améliorer la qualité de notre politique.

16Pour finir, on peut se rappeler qu’en 2000 plusieurs analystes englobaient le PFL parmi les partis d’un réel profil idéologique et d’une forte présence politique. Mais, dans les deux dernières années, une succession de fautes politiques a mené, d’abord, son cacique Antonio Carlos Magalhães à perdre son rôle national, ensuite, son gouverneur du Maranhão, Mme. Roseana Sarney, à rater sa candidature présidentielle. Mais ces circonstances probablement n’étaient pas la cause, mais le symptôme, de la perte de base sociale du parti qui réunit les principales oligarchies régionales. Bref, s’il n’y a pas un désastre économique, ce qui malheureusement dépend très peu de Lula, car ce qui compte de ce point de vue est l’influence internationale et la spéculation bancaire, les années qui viennent peuvent être très riches pour la démocratie brésilienne.

Notes

  • [1]
    On parlait en 1993 d’une alliance pour 1994 – Lula à la présidence, Mário Covas (PSDB) gouverneur de São Paulo. Fernando Henrique Cardoso s’est opposé au sein du PSDB à la candidature de Lula, et José Dirceu, du PT, à celle de Covas. Mais, à dire vrai, les projets de chaque parti divergeaient déjà beaucoup, le PSDB désirant moderniser l’économie dans le sens de la mondialisation.
  • [2]
    J’ai développé ces idées dans l’article « Democracia versus república : a questao do desejo nas lutas sociais », in Bignotto (org.), Pensar a república, Belo Horizonte : UFMG, 2000, et dans les livres A República (São Paulo : Publifolha, 2001) et A Democracia (São Paulo : Publifolha, 2001).
  • [3]
    Les élections des États coïncident avec les fédérales. Elles viennent d’avoir lieu. Les municipales auront lieu en 2004. Tous les mandats au Brésil, à l’exception de ceux de sénateur, ont une durée de quatre ans. Lors du deuxième tour la gauche a l’habitude de soutenir le centre contre la droite (elle a voté Covas à São Paulo contre Maluf, pour le gouvernement de l’État, en 1998), mais le centre ne renvoie toujours pas l’ascenseur : si en 2000 il a soutenu Marta Suplicy (PT) contre Maluf pour la mairie de S. Paulo, il avait pourtant voté Pitta (droite) contre Erundina (PT), en 1996.
  • [4]
    Le plus grand groupe ne dépasse que 91 députés sur 513. Les trois groupes parlementaires qui suivent sont le PFL (droite, 84), le PMDB (centre, 74) et le PSDB (centre, 71). De toute façon Lula n’aura pas au Congrès la majorité confortable dont a joui Fernando Henrique.
Renato Janine Ribeiro
Renato Janine Ribeiro, professeur d’Éthique et de Philosophie politique à l’université de São Paulo, Brésil.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/09/2014
https://doi.org/10.4267/2042/9347
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