CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au Brésil, 2002 restera une période électorale. En octobre, le pays doit se donner un nouveau président de la République pour remplacer Fernando Henrique Cardoso, au pouvoir depuis 1994. À chaque campagne, le débat sur le rôle des médias dans la vie politique brésilienne reprend. Certains posent que tout est déterminé par les intérêts des puissances médiatiques, comme le Réseau Globo. La télévision ferait de la politique une fiction, toujours en faveur des oligarchies dominantes. Est-ce que cela est vrai ? Est-ce pour cette raison que Luís Inácio Lula da Silva, le candidat de gauche, du Parti des Travailleurs (PT), n’a pas été élu en 1989, 1994 et 1998 ?

2Ce problème doit être abordé dans le contexte spécifique de la culture brésilienne. Sept ans après une première étude, ce sujet peut être de nouveau abordé par rapport aux nouvelles élections et aux nouveaux feuilletons, sur les mêmes bases théoriques.

3La gauche et la droite continuent à s’affronter dans un contexte médiatique de plus en plus polémique. En 1989, Lula (PT) a été battu au deuxième tour des élections présidentielles par Collor de Melo (droite) et les médias (Globo) ont été accusés de favoriser le vainqueur. En 1994 et 1998, Lula a été battu par Fernando Henrique Cardoso et de nouveau les médias ont été mis en question.

4Le schéma des critiques des médias brésiliens est classique : on manipule l’imaginaire d’une population de basse conscience critique à travers des émissions de télévision déguisées en divertissement, mais en réalité très marquées par des enjeux politiques. Le fait que le Parti des Travailleurs gère depuis quatorze ans la mairie de Porto Alegre et, depuis plus d’un an, la mairie de São Paulo, à l’écart de la gestion d’États importants comme le celui du Rio Grande du Sud ne semble pas convaincre ces critiques des médias de la relativité du pouvoir médiatique. Les électeurs auraient un comportement grégaire.

La vie et la télévision

5La culture brésilienne est une culture du métissage. Le tribalisme propose moins la conquête de l’autre que la survivance de celui qui y adhère. Il s’agit moins d’un désir obsédant de sécurité et d’identité que d’un moyen d’intégration à un ensemble transitoire. La raison a échoué dans son projet d’universalité et le traditionnel explose partout forgeant, voilà le paradoxe, des rapports d’affection indispensables à la santé mentale des hommes. Tout est objet d’identité et tout se trouve lié. L’image télévisuelle, elle aussi, rassemble les morceaux d’une mosaïque culturelle composée de sentiments, de la réalité de groupes parfois très fermés, de manifestations religieuses diversifiées et de visions du monde particulières.

6Christopher Lasch (1984) pensait que le débat des derniers quarante ans sur le narcissisme s’était attaché à une fausse cible. Selon lui, la dépendance par rapport à la technologie a produit un imaginaire du victimal et de la paranoïa. Le minimalisme postmoderne, dans une telle perspective, signifie la réduction des horizons, la fin du progrès, le manque de lendemain. Il oblige à choisir des stratégies de survie face au danger de la perte spirituelle. Les hommes ne s’affirment pas contre l’avenir, mais ils résistent, fustigés par le mal, proches du vide et de la folie. Le catastrophisme semble être le lot des intellectuels qui savent utiliser une sorte de vaccin contre l’optimisme de l’adhésion.

7La relativisation du pouvoir de la raison fait encore peur. On ignore l’avertissement d’Ernesto Laclau pour lequel la postmodernité n’implique pas un changement des valeurs de la modernité, mais une relativisation des Lumières [1]. Le tribalisme, la religiosité et l’image semblent signifier pour certains une menace d’anéantissement de toutes les valeurs civilisatrices. On continue à suivre Adorno et Horkheimer qui cependant, il faut le rappeler, avaient compris les périls contenus dans le règne absolu de la raison.

8Adorno et Horkheimer ont combattu la raison instrumentale et ont dénoncé la rationalité positiviste, finaliste, et le culte du progrès et de la technologie en tant qu’attributs de la culture bourgeoise. Ils plaidaient pour une rationalité au service de l’humanité et de la vie et s’opposaient au mythe de la raison, c’est-à-dire à la transformation du rationnel en discours fondateur, totalisant et pleinement justifié en lui-même. Ce rationalisme positiviste a dominé même le marxisme. Adorno et Horkheimer craignaient que les masses soient fascinées par le totalitarisme, mais les intellectuels n’ont jamais donné le meilleur exemple.

9Adorno et Horkheimer arrivent à une vision hégémonique du rôle des médias dans l’aliénation des masses et dans la destruction de la rationalité : « Dans ce cas, la Raison est avant tout calcul de l’effet dans la technique de production et dans la diffusion : conformément à son contenu proprement dit, l’idéologie s’épuise dans l’idolâtrie de l’existence et du pouvoir qui contrôle la technique » [2]. L’analyse fine de l’image dans l’actualité ne permet pas des jugements si catégoriques. Les feuilletons de la télévision brésilienne, imprégnés des traits religieux et de la culture des jeunes, indiquent plutôt un phénomène de liaison.

10Le programme de l’Aufklärung (la Philosophie des Lumières) avait été repris par Adorno et Horkheimer. Il s’agissait de libérer le monde de la magie, de détruire les mythes et de mener l’imagination à appuyer les savoirs. C’est l’origine du totalitarisme de la raison. Cette quête de l’objectivité totale a fini par nier la diversité, puisque rien ne devrait échapper au contrôle de la science. Elle tolère l’art pourvu qu’il ne veuille pas expliquer le monde. L’art est un non-savoir. Adorno et Horkheimer se sont aperçus que la « Raison est plus totalitaire que n’importe quel système » [3].

11Il y a quelque chose de nostalgique dans les jugements d’Adorno et Horkheimer et dans cette culpabilisation permanente du marché. La raison positiviste s’aliène : elle devient un mécanisme nécessaire à la production des marchandises. On débouche sur une opposition manichéenne : la société rationnelle positiviste (le capitalisme) s’oppose à la société rationnelle humaniste (le socialisme). En réalité, les masses, méprisées par Adorno et Horkheimer, ont appris à jongler avec les marchandises, avec le capitalisme et avec le monde de l’image pour relativiser leur pouvoir dominateur ; par le biais des mythes, qui sont toujours là, les gens continuent à trouver dans le quotidien un antidote au mythe du progrès sans pour autant refuser la technologie.

12En vérité l’ennemi n’est pas la technique mais le culte d’une raison imperméable dont les médias seraient le bourreau. Contre la puissance des maîtres du pouvoir, de la voix qui commande, contre, enfin, la puissance de l’émission, on a utilisé une dérisoire esthétique de la réception (Jauss, 1978). Une esthétique qui va au-delà des limites de la communication et des médias et s’enracine dans la vie de tous les jours. Toutes les valeurs sont victimes de la rumeur, ainsi que des messages de la télévision. Tout est détourné, fragmenté ou neutralisé par la dérision ou l’indifférence.

13Les feuilletons de la télévision brésilienne servent d’écho à ce jeu de l’émission et de la réception, tandis que l’information des journaux télévisés est encore produite selon l’ancienne illusion de la manipulation et de la suppression. La fiction peut donc montrer toute la complexité du vécu, la multiplicité du réel dont les religions et les images font partie. C’est ainsi que l’image télévisuelle agglutine tout pour devenir le totem de la postmodernité. Les feuilletons brésiliens rassemblent les téléspectateurs autour d’un condensé de leur quotidien.

14Les journaux, dont l’exemple le plus parfait est le Journal National (du Réseau Globo), produisent, au contraire, du réel de la fiction. L’information croit encore à sa transparence et au pouvoir de son émission. Les spécialistes de l’information méconnaissent l’aspect dérisoire de leur puissance. Si la fiction permet l’essor de la polysémie, donc de la vérité dans sa complexité non réductible à de simples énoncés, l’information reste attachée au conducteur, au connaisseur du chemin et elle cache des choses, ment et sous-informe. La fiction travaille sur une pluralité d’interprétations tandis que les journalistes s’attendent toujours à une lecture univoque.

15Les feuilletons ironisent, découvrent la vie, exposent les paradoxes des gens, parlent ouvertement des maux du pouvoir. Ils assimilent tout pour le livrer au public. Entre les feuilletons et les journaux, il y a un grand paradoxe. Les téléspectateurs les neutralisent tous les deux et les détournent à leur gré. De toute façon, les feuilletons explicitent le retard du traitement des informations. Une même chaîne est capable d’interdire une information dans un journal et de la laisser passer à travers la fiction.

16On s’imagine que l’information est dangereuse et univoque. On ne s’aperçoit pas que le téléspectateur la manipule comme les données d’un feuilleton. Il partage un sentiment, regarde une image, prend connaissance de quelque chose. Il reste que l’image se renouvelle pour à nouveau relier les gens et les faire naviguer dans un univers de signes. La télévision est-elle vraiment un monstre dangereux ? Le Réseau Globo, le plus important du Brésil, est-il une source permanente de manipulations de la population ? Le peuple serait-il capable de s’approprier de la production de l’image avec autonomie et conscience critique ? La télévision est-elle responsable de la crise économique, sociale, politique et culturelle dont tout le monde parle au Brésil ? Les feuilletons aliènent-ils les téléspectateurs ? Est-il possible de démontrer que la télévision rassemble ou sépare les gens ? Tout le monde se pose ces questions.

17Les intellectuels brésiliens ont horreur de la télévision qu’ils voient comme l’instigatrice d’une nouvelle époque d’irrationalité. En 1992, dans une interview, un célèbre réalisateur brésilien de théâtre, Antunes Filho affirmait : « Il semble qu’il n’y a pas de vie intelligente dans les feuilletons brésiliens (…) Mais le pire est de savoir que les acteurs imaginent présenter des programmes de qualité : « On atteint le peuple », pensent-ils. C’est une bêtise. Ils ne sont pas responsables de cette situation. Le grand responsable est le coup d’État de 1964. La dictature a cassé l’échine de la culture brésilienne. Cela n’a pas été une simple interdiction de la censure. La violence a été plus grande ».

18Le raisonnement d’Antunes Filho se conclut par un coup de pied dans le nouvel ennemi de la gauche brésilienne et des intellectuels engagés – la postmodernité : « Le Brésil était à cette époque-là à l’apogée de son essor théâtral. Avec les feuilletons, les hommes les plus importants du théâtre sont passés à la télévision, qui était utile au régime militaire. L’arrivée du postmodernisme, grâce à la télévision, a fini par briser la structure du théâtre au Brésil. Il y a plusieurs personnes, malgré tout, qui pensent que les feuilletons servent à démocratiser l’art dramatique. C’est le contraire : ils le vulgarisent (…) Je ne suis pas contre le loisir, mais où est l’éducation ? » [4].

19Que signifie éduquer quelqu’un ? Décio Pignatari, un des critiques de télévision les plus connus au Brésil, s’est déclaré las des discours sur le faible niveau des émissions de télévision et considère que ce type de jugement vient des pseudo-intellectuels, y compris une grande partie des professeurs universitaires et des écrivains. Pour lui, en 1984, il était déjà temps d’en finir avec ces bavardages. Éduquer veut dire enregistrer dans l’esprit des autres un devoir être spécifique et non ouvrir une fenêtre sur le monde.

Mais à quoi réfléchissent les feuilletons ? Pantanal

20Pantanal avec laquelle le Réseau Manchete, constitué en 1980, a dépassé pour la première fois les records d’audience du Réseau Globo, s’est penché sur la complexité de la vie brésilienne. Pantanal a été tourné dans la région du Marécage du Mato Grosso, un des endroits les plus beaux du Brésil. Ce feuilleton soulève les problèmes de l’écologie et de l’identité nationale, de la corruption dans la vie politique et de l’honnêteté dans la conduite d’une nation.

21La technique utilisée dans ce feuilleton était proche du cinéma, de grands plans, des images lentes, des paysages extraordinaires et un certain regard psychologique. Il évoquait la nécessité d’une vraie rationalité pour résoudre les problèmes de production et d’organisation de la vie, mais aussi des mythes, de la religiosité populaire et des légendes brésiliennes. Il montrait la pluralité d’un pays qui mêle l’archaïque au postmoderne et à la société postindustrielle. Pantanal a suscité toute une discussion sur le rôle du mysticisme dans la domination des pauvres, à qui l’on explique que seules l’organisation et l’union permettent de vaincre le pouvoir.

22Comme dans les mythes, les personnages de Pantanal racontaient leur propre histoire. C’était une façon d’actualiser un passé commun, d’asseoir leur identité et les traits historiques et quotidiens qui constituent le visage d’un peuple et, parallèlement, de jouir du spectacle. Les gens de Pantanal découvrent, malgré plusieurs conflits, la convivialité et le dialogue avec la nature. Évidemment, on a joué aussi sur la séduction à travers la beauté sauvage et la nudité des femmes confondues avec la nature.

23L’intervention du public dans les destins des personnages d’un feuilleton est considérable. Le créateur de l’Esclave Isaura, Gilberto Braga, dans une interview pour le journal Libération, constatait : « Si dans 1 000 ans on regardait des feuilletons, on aurait une idée de ce qu’était la société brésilienne. Un peu de réalité, un peu de rêve. Ici, la télévision est très populaire. Dans les favelas, on voit des antennes de télévision partout. Nous avons donc beaucoup de responsabilités. Je suis très fier par exemple des Années de Plomb. Sans dire qu’elle a influencé la chute du président Collor, ce qui serait ridicule, les premières manifestations de rue contre Collor ont coïncidé avec le début de cette série télé, où on montrait les luttes des années 1960 et les manifestations d’étudiants » [5].

24Les intellectuels de gauche attendent d’un feuilleton qu’il soit pédagogique, éducateur et politiquement correct. Pantanal l’était. Une chaîne de télévision veut de l’audience. Le public, lui, désire s’amuser, pouvoir s’identifier aux personnages et obtenir aussi un peu d’information. Le réel peut être montré dès qu’il se place au-dessus de la propagande politique. Pantanal a cherché la complexité du vécu, mais les mythes et les rêves y étaient aussi présents. Il ne s’agissait pas d’un catéchisme. Baroque, la société brésilienne refuse un art du purement rationnel et demande d’aller au-delà du réalisme.

25Certains parlent des méfaits de l’industrie culturelle en reprenant Adorno et Horkheimer et leur ouvrage La Production Industrielle de Biens Culturels (1944) où ils condamnent le manque de valeur utilitaire des nouveaux médias et regrettent l’élimination de l’imagination. Aujourd’hui les associations de protection des consommateurs contrôlent la qualité des marchandises, tandis que les gadgets augmentent comme un signe de ces temps où tout est jetable. Un choix n’est plus déterminé avant tout par l’utilité. On reconnaît la valeur du ludique. La société de l’utilité est en train de devenir obsolète.

26Jean Baudrillard écrit : « L’image de l’homme assis et contemplant, un jour de grève, son écran de télévision vide, vaudra un jour comme une des plus belles images de l’anthropologie du xxe siècle » (1990, p. 21). La masse brésilienne pourtant bouge encore et les pauvres des bidonvilles, tous propriétaires d’au moins un téléviseur, ont inventé, en 1993, l’opération « rase quartier » : une stratégie collective de saccage des couches moyennes et des riches. Les foules de misérables descendaient des buttes de Rio de Janeiro est en groupes, s’emparaient de tout ce que les gens avaient sur eux sur les plages. Comme des sauterelles, les voleurs semaient la panique et ne laissent rien derrière eux. C’est la force de l’être ensemble et le résultat du désarroi face à la pauvreté. Rio de Janeiro a ainsi découvert le climat de guerre civile et la police a du mal à protéger les plus favorisés. Où est la passivité ? Où est le conformisme ? Où est l’acceptation tranquille des mots d’ordre des médias ? La masse ne croit pas aux utopies des intellectuels, mais essaye de survivre avec ses propres moyens, même s’ils sont illicites.

27Que le peuple soit capable de faire la part du plaisir et du conformisme rend perplexe. Le réductionnisme en question aura toujours une dette envers une phrase regrettable d’Adorno et Horkheimer : « Le plaisir favorise la résignation qu’il est censé aider à oublier » [6]. Tout est expliqué avec cet éloge chrétien de la souffrance émancipatrice. Le chercheur brésilien Carlos Eduardo Lins da Silva, dans son étude sur les lectures du Journal National, du Réseau Globo, a révélé la capacité des téléspectateurs à interpréter différemment les émissions proposées par les médias. Entre la lecture faite par des ouvriers du Paicará, quartier de São Paulo, et celle des habitants de Lagoa Seca, au Nord-Est du pays, il y a un univers de nuances, de particularités et de malentendus.

28Pour Adorno et Horkheimer les foules sont des fantoches manipulés par une industrie culturelle puissante et implacable. Pris par les mesquineries de la vie privée, le peuple se limiterait aux amusements aliénants : « S’amuser signifie être d’accord… S’amuser signifie toujours ne penser à rien, oublier la souffrance même là où elle est montrée. Il s’agit, au fond, d’une forme d’impuissance » [7]. On peut dire, au contraire, que le plaisir fonde des stratégies populaires de réaction à la domination qui les étouffe.

29Le plaisir est lié, selon Adorno et Horkheimer, au politique, et l’hédonisme illustre l’absence de conscience critique. Les sociétés actuelles devraient ainsi s’unifier dans un seul style de vie, celui de la haute culture et des stéréotypes d’élite. Les manifestations locales, les cultures régionales, de quartiers, des tribus et des bandes s’y sont opposées. S’amuser (la samba, le carnaval et le football) n’empêche pas les marginaux de saccager les plages cariocas, ce qui est aussi une action consciente. Le plaisir du vécu quotidien du football et des feuilletons n’a pas fermé la voie à la chute de Collor (président brésilien élu par le peuple et écarté du pouvoir, en 1991, accusé de corruption, après des manifestations populaires faites dans la joie).

30La catharsis sublime les énergies ; les feuilletons, ainsi que les tribus des jeunes et certaines sectes, agissent comme des moteurs de ce lien virtuel libérateur, que ce soit pour le bien ou pour le mal. On peut se comporter comme des anges, des poètes, des fidèles ou des sauterelles. L’erreur d’Adorno consiste à penser la sublimation comme une voie à sens unique. Par les feuilletons, le peuple ne cherche pas à se transformer, mais à trouver la vie, le jeu, le rêve, surmonter l’angoisse, la misère et la tristesse.

Le maître du monde

31Pantanal avait fait l’éloge du présent au nom d’un réformisme possible. Le Maître du Monde, moins utopique, a levé le rideau qui cachait encore la pourriture du présent brésilien en ignorant un futur devenu impossible. Les feuilletons parlent du quotidien des « gens de rien » : des conflits amoureux, des trahisons, des chantages, des crimes, des mauvais coups, des mensonges, des fantaisies et des aventures incroyables.

32La grille du Réseau Globo pour les feuilletons, est fondée sur des thématiques. À 18 heures : l’Histoire et les adaptations des grands romans brésiliens. À 19 heures : l’humour à travers les sujets urbains et d’actualité. À 20 heures : le grand drame de la soirée, avec l’approche des problèmes sociaux, des questions politiques, des faits de société et des histoires tragiques. Le Maître du Monde, qui a été la réaction du Réseau Globo au succès de Pantanal, s’est occupé de l’ici et maintenant. Le politiquement correct a été balayé par le réalisme d’un Brésil cynique, cruel, sans éthique, irrationnel et violent. C’était le feuilleton de la désillusion. Avec l’élection de l’année 2002 les feuilletons se sont éloignés de la politique. Les sujets d’aujourd’hui traitent plutôt du comportement, de la science et des rapports entre hommes et femmes.

L’époque des clones

33En 2002, le Brésil reste attaché aux feuilletons. Gloria Perez, la plus en vogue des auteurs de feuilletons, a écrit le plus grand succès, Le Clone. Un clone, crée par un médecin marocain émigré au Brésil, fait à 20 ans la rencontre de sa « matrice ». Rien de politique. Aucun intérêt pour les problèmes idéologiques actuels. Après la fin de la dictature militaire de 1964 et avec la consolidation de la démocratie, les feuilletons ne servent plus de caisse de résonance pour des questions sociales qui ne trouvaient d’autres tribunes.

34Au moment des élections d’octobre 2002, les médias s’en occupent dans les espaces pertinents. D’une certaine façon, l’on pourrait dire, contredisant la thèse soutenue dans la première étape de cette étude, que les journaux de télévision sont en train de reprendre leur place, et de renvoyer les feuilletons à des sujets plus classiques dans la fiction populaire : l’amour, les comportements sexuels et sociaux, les crimes et les faits divers.

35Lula (PT) part favori pour gagner sa quatrième tentative présidentielle. Le Parti de la Social-démocratie Brésilienne, du président sortant, tente d’inverser cette logique, mais, en tout cas, la télévision brésilienne ne pourra pas être mise en cause (sauf révélation de dernière heure) de façon conséquente. Si la population reste attachée aux feuilletons, et maintenant aux « reality shows », la gauche monte. Même si elle ne gagne pas ces élections, son influence dans la politique brésilienne est de plus en plus grande. Si l’Europe tourne à droite, le Brésil fait des clins d’œil à la gauche.

36Pendant longtemps la télévision brésilienne a fait de la politique une fiction. Aujourd’hui, certains hommes politiques et certains sociologues font de la fiction une politique. Il faut revenir à Dominique Wolton : « Le dernier argument en faveur de la télévision généraliste est d’ordre politique, et n’a pas changé depuis les débuts de la télévision : c’est le lien entre télévision et démocratie de masse. D’une certaine manière, on peut dire que la télévision de masse a les mêmes avantages et les mêmes inconvénients que la démocratie de masse : une égalité toujours factice et un suffrage universel dont il est impossible d’affirmer qu’il soit utilisé rationnellement. Cependant, on peut résumer les trois aspects démocratiques de la télévision de masse, l’acte même de la communication, la polysémie de l’image, l’incertitude quant aux conditions de réception et d’interprétation, le rôle déterminant du contexte dans la réception, élargissant les possibilités d’interprétation et étant donc un facteur de liberté » (Wolton, 1990, p. 115). Le cas brésilien est en la preuve.

Notes

  • [1]
    Laclau, E., « A Política e os Limites da Modernidade », in Hollanda, Heloísa Buarque de, Pós-Modernismo e Política, Rio de Janeiro, Rocco, 1991, p. 132.
  • [2]
    Adorno, T. W., Horkheimer, M., La Dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 19.
  • [3]
    Id., p. 41.
  • [4]
    Filho, A., « Telenovelas Empobrecem o País », Veja, São Paulo, 11 mars 1992, p. 86.
  • [5]
    Braga, G., « Les Feuilletons à la Pelle » (propos recueilli par Annick Peigne-Giuly), Libération, Paris, 10 novembre 1992, p. 42.
  • [6]
    Adorno, T. W., Horkheimer, M., La Dialectique de la Raison, op. cit., p. 151. Selon cette perspective, l’amusement servirait simplement à cacher la réalité de l’exploitation capitaliste.
  • [7]
    Adorno, T. W., Horkheimer, M., La Dialectique de la Raison, op. cit., p. 153.

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Juremir Machado da Silva
Juremir Machado da Silva, docteur en Sociologie, journaliste et professeur à l’université pontificale catholique de Porto Alegre, Brésil.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/09/2014
https://doi.org/10.4267/2042/9346
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