1Fernando Henrique Cardoso a été le président de la République au Brésil de 1994 à 2002. Professeur universitaire, intellectuel prestigieux, ancien sénateur et ministre (des Affaires Étrangères et de l’Économie), FHC, leader fondateur du PSDB (Parti de la Social-démocratie brésilienne) achève son mandat sans vouloir trop influencer sur le choix de son successeur. Dans le spectacle de l’État brésilien actuel, il joue le rôle du père (ou du grand-père) de la nation. N’ayant pas pu ou voulu laisser un héritier incontestable dans son propre parti, le président quitte son poste en bonne position pour se représenter dans quatre ans.
2Dès ses premiers discours, totalement reproduits par les médias, FHC dessine un Brésil inédit. Sa définition du pays diffuse une image de la société différente de celle proposée par les militaires ou de celle entretenue par Fernando Collor, son prédécesseur destitué par le Congrès sous l’accusation de corruption.
3Parce que nommer c’est toujours d’une certaine façon construire ou reconstruire le réel, le paysage politique ainsi dessiné devient quasi présent. Cet effet de théorie, propre au caractère performatif des discours politiques, dépend moins des propos énoncés que de la légitimité du porte-parole du président élu. Ici, une partie des médias a contribué fortement à la construction de cette reconnaissance. Une fois entretenue la légitimité du mandataire, les objectifs de campagne, énoncés avec éclat, semblent, non seulement poursuivis, mais déjà atteints.
4L’effet performatif d’action sur le monde implique une action sur la représentation que les agents sociaux se font de ce monde. Ainsi, les médias brésiliens ont été particulièrement à même pour donner un cadre formel au discours performatif. La rupture hérétique, avec un ordre politique établi par les militaires et avec les représentations d’un Brésil idéal, qui lui servait de fondement suppose la rencontre entre le discours critique de rupture proposé par FHC et une crise objective ou perçue comme objective par les Brésiliens.
5Or, les médias pouvaient, mieux que n’importe quelle autre instance de diffusion idéologique, « présenter » FHC et montrer « objectivement »la crise dont il parlait en permanence, c’est-à-dire faire méconnaître la lutte symbolique dont la réalité politique est objet. La règle déontologique qui préconise l’objectivité de l’information journalistique – perçue, dans les meilleurs des cas, par des professionnels et par les consommateurs de ses produits comme un but idéal à poursuivre – est la meilleure garantie de la conformité apparente entre la représentation proposée de la réalité et la réalité elle-même.
6Ainsi, sous prétexte de décrire le Brésil « qu’il fallait oublier », l’effet performatif des discours politiques montrés par les médias lui confèrent une dimension prescriptive. Après les illusions de la « Nouvelle République » (appellation proposée par le président Tancredo Neves et son groupe immédiatement après le régime militaire – 1984) par rapport à la « Vieille République », du « Brésil nouveau » (projet soutenu par le président Fernando Collor, premier président élu directement par le peuple après le régime militaire) par rapport à un Brésil vieilli « dont on doit avoir honte », FHC nous invitait – par les médias et en partie avec son soutien – à entrer dans une nouvelle période : « o Brasil do Real – le mot Real indique aussi bien « réel » que la nouvelle monnaie, symbole de la stabilité financière et de la fin d’une longue période d’inflation ».
7Pour pouvoir mieux annoncer cette rupture, la production éditoriale politique des journaux a obéi, d’un côté, à une logique propre au champ journalistique en tant qu’espace de lutte sociale et de concurrence pour la définition plus légitime de ce qu’est le journalisme et de ce que doivent être ses règles déontologiques ; d’un autre côté, ce champ n’est pas absolument isolé des autres champs sociaux malgré ses tendances à l’autonomisation relative. De cette façon, le champ politique aura plus ou moins d’influence sur les prises de position proprement éditoriales selon le niveau de structuration de l’espace social propre aux journalistes.
8Suivant cette double tendance, la relation des médias avec FHC est majoritairement présentée comme une adhésion inconditionnée de la première aux prises de position présidentielles (I). Néanmoins, certains analystes signalent l’existence de positions très critiques à l’égard du président, qui obéissent à une logique de concurrence à l’intérieur du champ proprement journalistique (II).
Le manque d’autonomie du champ journalistique brésilien : l’hypothèse de l’adhésion inconditionnée à FHC
9L’analyse sur la relation entre les médias et le président FHC se borne, en grande partie, à constater une adhésion, un soutien sans critique des premiers aux décisions et actions politiques présidentielles. Cette réflexion, dominante non seulement dans la production universitaire mais également au sein des commentaires publiés dans les journaux est fondée sur de très nombreux exemples parmi lesquels nous avons choisi l’extrait suivant d’un éditorial du journal O Estado de S. Paulo : « Le gouvernement a essayé de restreindre la crise fiscale par le biais de certaines mesures importantes avec l’appui politique dont il disposait au congrès. S’il n’a pas atteint complètement son but c’est grâce à l’action des partis d’opposition, comme le PT (parti des travailleurs) et grâce aux stratégies de leaders comme Lula. Ce sont eux les responsables par la vulnérabilité de l’économie brésilienne. »
10La production de l’information et la manifestation plus ou moins explicite de l’opinion sur le gouvernement FHC auraient permis la constatation d’une réduction de l’autonomie du champ journalistique brésilien par rapport au champ politique. Cette réduction, nommée par Luhmann comme une « diminution de l’autoréférence », tient aux interférences conjoncturelles entre les logiques de fonctionnement de ces deux univers sociaux pendant les huit ans du gouvernement FHC, leurs définitions légitimes et pragmatiques. Elles sont conjoncturelles en ce sens notamment qu’elles ne s’objectivent pas en des institutions structurant durablement l’espace social.
11La réduction de l’autonomie du champ journalistique tient, par ailleurs, à la succession de crises politiques, entamée au coup d’État militaire de 1964 et renforcée par le mouvement pour les élections directes en 1984 et l’impeachment du président Fernando Collor en 1992.
12Un premier effet immédiat de cette perte d’autonomie relative s’objective dans un relâchement du lien qui, dans les conjonctures routinières, s’établit entre certains espaces de lutte et des enjeux qui sont propres aux confrontations s’y déroulant. La soi-disant représentation homogène de FHC indique un tel relâchement dans la lutte propre au champ de la production de l’information journalistique et ses sous-champs. Ainsi, le fait que les journaux (O Estado de S. Paulo, Folha de S. Paulo, O Globo e Jornal do Brasil) et les revues hebdomadaires (Veja, IstoÉ e Época) offrent du président une image fort comparable est assez inouie dans cet espace de concurrence.
13De cette façon, les journalistes brésiliens, situés dans un champ dont l’autonomie relative a été réduite par rapport au champ politique – c’est-à-dire appartenant à un espace social de production d’information affecté par des stratégies obéissant à des logiques multisectorielles – tendent à faire prévaloir dans leurs calculs pratiques un univers de référence qui va au-delà des frontières proprement journalistiques, largement externes à la logique sociale spécifique à ce champ. Le capital proprement journalistique s’accumule selon une logique tout à fait particulière, mais pendant la période FHC fut disputé non seulement à l’intérieur de son champ spécifique mais aussi dans d’autres espaces sociaux, notamment dans le champ politique.
14En faisant l’économie de cette analyse proprement sociologique de la production journalistique, selon laquelle les médias sont considérés comme un espace social, certains intellectuels médiatiques, qui – selon la célèbre formule de Bourdieu – ont un pied dans la science et un pied dans l’objet de la science, ont produit un ensemble de commentaires – idéologiquement très marqués – descriptifs des choix éditoriaux de certains collègues. Pour cela, ils ont présenté les médias de façon réifiée, comme des choses, ayant une intention, des intérêts, des volontés et de la mauvaise foi.
15Ainsi, pour certains comme Arbex, Carta, Cony, le respect journalistique exagéré aux décisions de FHC se doit à une révérence au capital accumulé par le président dans le champ académique, univers social dont les circuits de légitimation sont fort reconnus par les journalistes. Pour d’autres (Kucinski, Biondi, Halimi et Unger), la souplesse des rares critiques au gouvernement tient à une coïncidence idéologique entre les tendances libérales du président et les représentations du monde des propriétaires des médias.
16La réduction de l’autonomie du champ journalistique par rapport au champ politique a été en partie engendrée par les crises qui ont sécoué, pendant trois décennies, le scénario politique national. Ces crises ont bouleversé les logiques de fonctionnement de ces champs en générant, après une longue période de dictature, un système d’interdépendance forcé. La fin de la censure n’a pas mis fin à un habitus de production journalistique fort marqué par l’« officialisme » et le respect aux règles et aux circuits de légitimation qui lui sont exogènes.
17De cette façon, comme a souligné Pierre Bourdieu, les crises politiques ont pour effet de synchroniser les rythmes, les temporalités ou, dans la terminologie de l’auteur, les « durées structurales » propres aux différents champs sociaux des sociétés affectées par ces crises. Mais, dans des périodes perçues comme « hors crise » la singularité de la logique de fonctionnement de chaque champ tend à faire marquer ses frontières symboliques, à objectiver ses limites.
L’autonomie relative du champ journalistique brésilien : l’hypothèse de la critique indépendante à FHC
18La thèse de l’adhésion inconditionnée à FHC limitait l’explication des décisions journalistiques à des causes de nature politique, c’est-à-dire des faits pertinents au champ des agents proprement politiques. Cette thèse a toujours été incapable de répondre à une importante question : si les données proprement politiques n’ont pas été bouleversées de manière significative, pourquoi les critiques à FHC se faisaient-elles sentir de plus en plus fréquemment ?
19Il a fallu concevoir un nouveau cadre conceptuel où le traitement journalistique des décisions du gouvernement devient en partie soumis à une logique propre au champ journalistique, relativement autonome par rapport au champ politique. Selon cette seconde grille d’explications, les intérêts qui sont à l’origine des décisions éditoriales sont de plus en plus propres à un espace singulier de jeu. Dans cet espace sont en jeu des questions propres aux journalistes. En fonction de la diversité réflexive qui est propre aux prises de position de n’importe quel champ, les représentations de FHC proposées par les journaux sont – perçues comme – moins homogènes qu’on ne le croit [1].
20Comme souligne Kucinski, « il y a eu des journalistes qui ont exercé l’esprit critique et il y a eu même des épisodes de journalisme investigatif, notamment à propos du cas de l’achat des voix et des « grampos » au BNDES. Le journal Folha de S. Paulo est sans doute celui qui a le plus fréquemment attaqué le gouvernement ».
21De même, non seulement les entreprises de communication adoptent de multiples solutions pour présenter le président, mais au sein de chacune de ces entreprises, en tant qu’espaces de diversité et de conflit, les solutions éditoriales ayant pour objet l’image [2] du président sont objet de lutte. Ainsi, cette image ne doit pas être expliquée par la logique monolithique d’appareil mais selon une perspective de réflexivité dans le champ.
22Parfois, le capital proprement journalistique accumulé par certains professionnels leur permet, dans un rapport de forces interne aux rédactions, de soutenir des opinions en désaccord avec les tendances de la politique éditoriale. L’exemple présenté par Machado da Silva est révélateur : « le journal Zéro Hora, pro-FHC, permet dans ses pages les attaques permanentes de Luis Fernando Veríssimo au président de la République ».
23De cette façon, le degré d’autonomie du champ dépendra d’une illusion et d’un rythme spécifiques à cet espace. D’abord une illusion que les luttes, les normes qui réglementent ses coups et ses trophées sont le fruit d’une délibération du sujet et ne sont pas définis dans l’intersubjectivité des relations sociales ou apprises et intériorisées grâce à une socialisation spécifique. L’existence d’un espace de lutte ayant pour enjeu la définition de ce que doit être le « bon journalisme » et disposant de règles spécifiques et de stratégies qui lui sont propres est incontestable.
24L’appartenance à cet univers se produit selon des niveaux très hétérogènes d’engagement. Ainsi, les éditeurs et rédacteurs concernés dans la production quotidienne des journaux de la presse écrite et télévisés, les articulistes, qui se manifestent tous les jours mais qui ne sont pas obligés d’être dans les rédactions, ceux dont la production est hebdomadaire, d’autres qui n’ont même pas une régularité, des free-lancers, des spécialistes, des sources régulièrement consultées sur un sujet spécifique, celles consultées par une circonstance exceptionnelle etc. L’affaiblissement de cette appartenance est directement lié à la participation simultanée à d’autres champs.
25Suivant cette analyse, on constate que la critique du gouvernement s’est montrée plus fréquente dans la mesure où le niveau d’engagement de son auteur dans l’espace proprement journalistique décroissait. On retrouvera dans les espaces d’opinion explicite signés par des personnalités qui ne font pas exclusivement partie du champ de la production des journaux les critiques les plus ouvertes au président. Dans le journal Folha de S. Paulo, FHC a été fortement critiqué par Clóvis Rossi, Eliane Cantanhede et surtout par les invités – sans aucun lien de travail avec le journal [3] – qui ont leurs articles publiés (Tendances et débats, p. 3). Ces critiques sont néanmoins introuvables aux éditoriaux.
26L’autonomie relative des champs sociaux – au-delà des règles, des trophées et des agents spécifiques – dépend également de l’existence d’un rythme singulier, d’une temporalité qui lui est propre. Ces rythmes offrent un cadre temporel aux procédures, aux rites et aux logiques sociales spécifiques aux divers champs différenciés. « Ils acquièrent souvent, au moins dans les secteurs fortement institutionnalisés, tels que, par exemple, les secteurs politiques des sociétés complexes contemporaines, une forte visibilité sociale (et l’on peut d’ailleurs facilement constater que les acteurs sociaux s’en servent en tant qu’indices pratiques dans leurs évaluations et leurs calculs) ». De ce point de vue, nous devons conclure à l’existence d’une temporalité propre au champ journalistique car la production de l’agenda politique est indépendant, dans une large mesure, de l’occurrence des faits proprement politiques. C’est un signe privilégié de son autonomie relative.
27Dans cette temporalité propre, l’examen d’une partie du matériel de presse et de télévision recueilli nous permet de constater une double démarche : l’approximation des mesures du gouvernement de l’image personnelle de FHC quand celles-là sont jugées positives et inversement l’éloignement quand les mesures se montrent impopulaires. De cette façon, l’image du président à été épargnée de manière systématique par une partie des médias. Par contre, la performance du gouvernement a été jugée parfois très sévèrement par certains journaux. Cette double démarche n’est pas du tout homogène.
28L’analyse de la présence de FHC dans les médias journalistiques nous permet de comprendre que l’action d’un président de la République, objectivée par ses nombreuses prises de position, sont, en grande partie, perçues par les autres agents du champ politique – et par les profanes – en fonction de la production journalistique. De cette façon, le journaliste, quand il décide une politique éditoriale, quand il choisit une façon de présenter un homme politique parmi beaucoup d’autres, son action produit des effets sur des univers sociaux différents, entraîne des prises de position réflexives selon des logiques différentes et contribue à la redistribution des différents capitaux accumulés différemment.
29Ce double effet est comparable à la distinction proposée par Goffman entre « jeu tendu » et « jeu relâché ». De cette façon, premièrement, les coups directs du jeu tendu correspondent à des lignes d’action qui, par elles-mêmes, modifient la situation des agents d’un univers donné. C’est le cas d’une action journalistique et l’effet qu’elle produit sur le champ proprement journalistique.
30Deuxièmement, l’influence des prises de position du président de la République sur le champ politique est, en grande mesure, médiatisée. Ainsi, entre une décision donnée et ses conséquences s’interpose l’écran d’une « agence d’exécution » qui retraduit et reproduit, en fonction d’une logique qui lui est propre, cette décision à travers laquelle l’agent a essayé de modifier l’état du champ à son avantage.
31De cette façon, ni l’adhésion à FHC, révélatrice d’une homologie structurelle entre les deux champs, ni l’autonomie d’un champ journalistique en voie de structuration ne rendent compte de la manière dont le président de la République fut rendu visible par les médias dans les huit dernières années. Très probablement il y a eu pendant cette période plusieurs phases selon lesquelles autonomie et homologie se sont remplacées tendanciellement. Très certainement les chercheurs s’y consacreront au plus vite.
Notes
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[1]
D’après une enquête réalisée par l’institut de sondage CNT – Vox Populi et publiée par la revue Imprensa n° 142, 1999, p. 28-30, 32 % des interviewés considèrent la presse « impartiale » à l’égard du gouvernement. Ce chiffre est d’autant plus important que si on considère que dans la même enquête 33 % ont souligné que la presse « ment plus que dit la vérité » et que pour 11 % la presse ne fait que mentir.
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[2]
Isller, après une recherche exhaustive sur les choix photographiques opérés par le journal O Estado de S. Paulo, souligne que « le président FHC est soigneusement présenté en fonction de sa photogénie et la construction de la dignité de son image ». (Issler, B., « As máscaras de Barbie : um estudo dos conflitos simbólicos no fotojornalismo do Estadão », in Barros Filho, C., (org.), Comunicação na pólis : ensaios sobre mídia e política, Petrópolis, Vozes, 2002, p. 93.
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[3]
« Il a fallu un président de la République civil, qui ne soit pas un général mais un civil, pas un homme de la caserne mais un professeur universitaire, pour que notre pays arrive au plus médiocre niveau en matière de qualité pour un chef d’État » (Propos tenus par le professeur de droit constitutionnel et ex-sénateur Paulo Brossard, « A Reeleição é um insulto à nação », in Nery, S., A eleição da reeleição, São Paulo, Geração Editorial, 1999, p. 9).