CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le 27 octobre 2002, c’est déjà un jour dans l’histoire du Brésil : le jour où le pays a décidé de changer. Luiz Inácio da Silva, connu tout simplement comme Lula, 57 ans, fêtés justement ce 27 octobre, a été élu président de la République, avec 61,3 % des votes, c’est-à-dire presque 53 millions des suffrages. Il s’agit d’un fait extraordinaire étant donné que Lula, comme il sera toujours appelé pour les Brésiliens, y compris par les médias, est un ancien ouvrier métallurgiste qui, enfant, a fui la sécheresse et la faim, abandonnant sa petite ville de Garanhuns, au nord-est du Brésil, pour chercher, avec sa famille, la survie à São Paulo. Ils ont voyagé pendant 13 jours à l’arrière d’un camion rempli de monde avant d’arriver au nouveau destin.

2Drôle de pays, le Brésil : après cinq siècles de construction d’une nation métissée, pour la première fois un homme du peuple va diriger le pays. Luiz Inácio Lula da Silva a été élu au deuxième tour, écrasant l’ancien ministre de la Santé, José Serra, candidat du président sortant Fernando Henrique Cardoso. Il s’agit aussi d’un fait historique sans précédent parce que Lula, pour y arriver, a été le candidat du Parti des Travailleurs (PT) quatre fois de suite (1989, 1994, 1998 et 2002). La quatrième fois était la bonne. Mais pour y arriver, il a aussi bien changé, acceptant une alliance avec le Parti Libéral (PL) et comme vice-président un richissime homme d’affaires, José de Alencar (PL). Lula est devenu social-démocrate, allégeant son discours de gauche traditionnelle, pour se faire élire président de tous les Brésiliens.

3La vie de Lula est un feuilleton, précisément comme les feuilletons de télévision que les Brésiliens adorent. Enfant pauvre arrivé à l’état de São Paulo, sa mère est morte illettrée. Son père a toujours été un ouvrier, qui a abandonné sa famille, a pris une autre femme, est mort alcoolique et a été enterré comme indigent. Lula a trois enfants avec son épouse Marisa, une autre fille d’une relation hors mariage et il a donné son nom au fils du premier mariage de sa femme. C’est un homme de famille. Il n’a aucun diplôme universitaire et cela dérange beaucoup de monde, ceux qui le jugent incapable de gérer un pays tellement grand. Il n’a même pas fait le lycée. Mais Lula est une sorte de docteur honoris causa en problèmes brésiliens. Il a tout vu, il a parlé avec tous les grands de la vie nationale, il a les intellectuels les plus sophistiqués de son côté et il a tellement voyagé qu’il connaît le Brésil comme sa poche. C’est vraiment un homme de terrain. Pendant cette campagne électorale, il a fait 61 127 kilomètres de parcours pour exposer son projet.

4De son temps d’ouvrier métallurgiste, il garde, en plus de son apprentissage politique, un triste souvenir : le manque du petit doigt de la main gauche, arraché par une machine. Lula, l’enfant pauvre, était né pour l’échec. Lula, le président élu du Brésil, représente une victoire personnelle sur son milieu, sa culture, sa vie. Il a éliminé tous les obstacles sur son chemin. Euclides da Cunha, l’auteur de Os Sertões, l’un des livres les plus importants de la littérature et de l’histoire sociale du Brésil, avait dit que « le nordestin [celui qui est né au nord-est brésilien] est avant tout un dur ». Lula est là pour le prouver. Pour la petite histoire, il faut rappeler que Euclides da Cunha était un déterministe qui croyait à l’influence du milieu sur la culture. D’une certaine façon Lula est là pour lui donner raison et aussi pour le faire mentir. Il a la force du milieu qu’il a surpassé.

5Lula a vraiment découvert la politique à l’âge de 25 ans, influencé par son frère, qui était communiste. Il est devenu militant syndicaliste à São Bernardo, ville industrielle de la banlieue de São Paulo, dominée par l’industrie automobile. Vite il est devenu une référence. Il a conduit les grèves ouvrières qui ont sonné le glas de la dictature militaire à la fin des années 1970. Il a été emprisonné, pendant 31 jours, en 1980 pour soutenir une grève considérée comme illégale par les militaires. Il est sorti connu et décidé à aller jusqu’au bout.

6Puis il a fondé, le 10 février 1980, avec l’appui des secteurs les plus à gauche de l’église Catholique et des quelques intellectuels, le Parti des Travailleurs. En 22 ans d’existence le PT a construit un véritable patrimoine politique et symbolique, prenant par le vote la mairie de São Paulo, celle de Porto Alegre, où le PT obtient son quatrième mandant consécutif, et même quelques-uns des 27 états de la fédération brésilienne, parmi lesquels le Rio Grande du Sud, l’état le plus méridional du pays et l’un des plus riches. Avec le PT, Porto Alegre, la capitale du Rio Grande du Sud, est connue mondialement comme la ville du Forum Social Mondial. Mais Lula a toujours la même obsession : la lutte contre la faim. Il a déjà annoncé la création d’un Secrétariat Spécial de Combat de la Faim. Il sait de quoi il parle. Il reste attaché à son peuple.

7Le programme de Lula, en 2002, est bien loin de celui de 1989, quand il a été battu par Fernando Collor de Mello, qui a été écarté de pouvoir en 1992, accusé de corruption. En 1989, Lula prônait un moratoire de la dette extérieure brésilienne, le socialisme, la lutte de classes et la fin de tout dialogue avec le FMI. Peu à peu, à chaque élection et à chaque défaite, ces positions se sont modifiées. Aujourd’hui Lula ne parle plus d’annulation du paiement de la dette extérieure, prône le dialogue en toutes situations et se présente lui-même comme « Lula, paix et amour ». Les temps ont bien changé. Le rêve fait des miracles.

8Il est vrai que les résultats de l’élection du 27 octobre ont établi un tableau très contradictoire. Si José Serra (PSDB), le candidat du président Cardoso, a été battu sans appel, dans une claire et nette manifestation de refus aux huit ans d’administration du Parti de la Social-Démocratie Brésilienne (PSDB), il est vrai aussi que ce même PSDB a fait sept gouverneurs sur 27, y compris ceux de São Paulo et Minas Gérais, deux des locomotives économiques du Brésil, c’est-à-dire que c’est le parti avec le plus grand nombre des gouverneurs. Le PT, de Lula, grand vainqueur de la présidentielle, a fait juste trois gouverneurs, dans trois états sans aucune importance politique ou économique : Piauí (Nord-Est), Acre (Nord) et Mato Grosso du Sud (Centre-Ouest). En plus, le PT a perdu son plus important bastion, le Rio Grande du Sud, récupéré par une alliance de centre-droite conduite par le Parti du Mouvement Démocratique Brésilien (PMDB), allié du PSDB du président Cardoso et ouvertement anti-PT.

9Fernando Henrique Cardoso, le président sociologue, homme cultivé et polyglotte, dont la plus grande réussite a été le fait de contrôler l’inflation qui rongeait depuis des décennies le Brésil, a vu petit à petit son gouvernement s’engouffrer dans l’apathie. Pour arriver au pouvoir il avait passé des alliances avec les secteurs les plus conservateurs des anciennes oligarchies brésiliennes. Le prix à payer a été lourd : une gestion de plus en plus au service de la spéculation financière et coupée du social. José Serra, ami et candidat à la succession de Cardoso, prétendait justement reprendre le social en main.

10Trop tard. La crise économique actuelle, aggravée par les problèmes de l’Argentine et aussi par la récession aux États-Unis d’Amérique, a relancé la montée du dollar, qui a sauté, en trois mois, de 2,3 réels à 4 réels. Pour empêcher la débâcle, le gouvernement a augmenté le taux d’intérêt de 18 % à 21 %, quelque chose d’inimaginable dans un pays d’économie équilibrée. Cela représente un lourd poids pour l’industrie nationale. Ce qui explique aussi le fait qu’une bonne partie des industriels brésiliens ont finalement accepté et même adhéré à la candidature de Lula. En fin de course, Lula a obtenu des appuis impensables quelques années auparavant, comme celui de l’ancien président José Sarney, le très conservateur « roi » du Maranhão, l’un des états les plus pauvres de la nation, où sa famille domine toute la vie politique et économique, à coup de scandales de corruption et de népotisme.

11Pour gouverner, dans le présidentialisme brésilien, où tous les projets d’un président doivent être votés par le Congrès National, formé par un Sénat (81 sénateurs, représentants des états ; trois sénateurs par état, sans aucune considération pour la taille de la population de chaque unité de la fédération) et une chambre des députés (513 députés, partagés selon le nombre d’électeurs de chaque état), il faut composer avec d’autres partis. Pour faire approuver des projets ordinaires, il faut la majorité simple des élus (la moitié plus un). Pour réformer la Constitution il faut avoir 3/5 des sénateurs et des députés. Or le PT, avec 14 sénateurs et 91 députés, n’aura pas cette majorité. Donc, pour avancer, le Parti des Travailleurs sera obligé de négocier, négocier et négocier, même et principalement avec son adversaire du 27 octobre, le PSDB, parti de centre-gauche, ainsi qu’avec le PMDB, qui pourront lui donner le soutien nécessaire pour faire passer quelques-unes des réformes les plus attendues pour la population brésilienne. Il faut aller vite.

12Dans son premier discours en tant que président élu Lula a tout fait pour tranquilliser les « marchés », annonçant que son gouvernement va respecter les contrats en vigueur. Lula ne peut pas se mettre le FMI sur son dos. Il aura besoin des nouveaux crédits. On attend de lui un salaire minimum national décent (qui est aujourd’hui de 200 réels, c’est-à-dire 50 dollars). Mais le PT a déjà averti qu’il faudra être prudent, donc il ne faut pas s’attendre à des miracles. On projette de doubler le salaire minimum au long des prochains quatre ans. Pour 2003 l’augmentation ne devra pas dépasser 30 réels (autour de sept dollars).

13Pour faire passer son projet Lula a accepté d’avoir son image transformée par Duda Mendonça, un spécialiste du marketing politique. Il est devenu plus élégant, portant des costumes Armani, plus souriant, avec des cheveux bien coupés. Il a perdu son air agressif et a pris une allure d’homme d’état. Il a été même critiqué pour avoir fêté la victoire d’un débat avec une bouteille de Romanée-Conti offerte par son publicitaire. Tout cela fait grincer les dents des secteurs les plus à gauche du PT, ceux qu’on appelle au Brésil les « xiites » ou les « radicaux du PT ». Ceux-ci rêvent encore du socialisme pur et dur et trouvent que Lula a donné les doigts avec les anneaux pour gagner son pari. L’opposition donc ne viendra pas seulement de la droite. Gouverner ne sera pas du tout facile.

14Pour comprendre le Brésil il faut penser toute notre culture, nos rapports avec les médias, notre façon de faire du cinéma, nos rapports avec la religion, etc. On continue à se poser les mêmes questions : qui sommes-nous ? Où va-t-on ? Quelle est notre identité ? Qu’est-ce qui fait du Brésil le Brésil ? – selon la formule heureuse de l’anthropologue Roberto Da Matta. En 2002, le pays est passé à nouveau aux urnes pour se donner un président de la République. Cela devait être banal, mais c’est toujours une nouveauté. Fernando Henrique Cardoso, le président sortant, est le premier élu, en plus de 40 ans, à avoir fini son mandat et même à en avoir accompli un deuxième.

15Pour comprendre le Brésil politique il faut se pencher sur le Brésil culturel – pays du métissage –, social, économique, religieux et médiatique. Tel est le propos de ce dossier : une cartographie du Brésil en quête d’un avenir meilleur.

16Des spécialistes de domaines divers présentent des rapports de recherches sur le vrai visage brésilien. Du métissage racial, qui a mélangé Indiens, Africains, Portugais, puis Italiens, Allemands, Polonais, Russes, Japonais, etc., au métissage culturel, passant par l’influence des médias – avec les feuilletons de la télévision – dans la formation de l’imaginaire national, tout y est. Si le Brésil a décidé de changer politiquement, le 27 octobre 2002, il l’a fait avec toute sa culture, un mélange d’horizons qui a finalement osé affronter ses propres préjugés pour élire l’un des siens à une place réservée aux élites. Le peuple va au « paradis », on dirait.

17À la lecture de ce dossier, on découvre un Brésil qui va du prémoderne au postindustriel, faisant cohabiter l’archaïque et la technologie de pointe, la tradition et le vertige de la modernité, les bidonvilles et les mégalopoles effrayantes. Tout cela au rythme d’une culture typique et irréductible, toujours à la recherche d’un avenir radieux et de la conservation d’un passé arraché aux tropiques sur la base de la diversité. Le Brésil reste le pays de l’équilibre des antagonismes, mais on en prend conscience.

18Ce Brésil multiculturel et pervers, capable d’avancer à grands pas vers le futur, laissant sur le chemin des millions d’exclus reste un mystère : pourquoi le Brésil ne réussit-il pas ? Qu’est-ce qui manque à ce pays si riche par sa nature pour qu’il s’impose dans le concert des grands ? Est-ce que c’est la faute des Portugais qui l’ont colonisé, des hommes politiques qui l’ont dirigé depuis toujours au nom des élites, des médias qui se sont emparés de l’imaginaire national, des partis politiques qui n’ont pas eu des vrais projets pour une transformation efficace et radicale ?

19Tant de questions qui certainement n’auront pas toutes les réponses attendues. La gauche rêvait du pouvoir au nom d’une réforme profonde du quotidien des Brésiliens. La droite songeait à se maintenir en place pour arriver à bout de son projet de modernisation économique et sociale. Qui a raison ? Quelles sont les raisons de la politique brésilienne ? Quel est le vrai rôle des médias, de la religion et des élites dans la vie politique de ce géant jusqu’à maintenant toujours un peu endormi ? Comment la gauche va s’en sortir maintenant qu’elle devra passer le test de la gestion face à tellement d’expectatives ?

20Le Réseau Globo, principale chaîne de télévision brésilienne, toujours attaquée pour ses positions conservatrices, s’est plié. Maintenant c’est Lula. Bien sûr, Globo doit beaucoup d’argent aux banques de l’état et essaie déjà de s’accommoder à la nouvelle situation en son propre bénéfice. De son côté le PT aura besoin de temps pour imposer son programme. Donc il vaut mieux avoir les médias de son côté. Mais combien de temps l’effervescence va-t-elle tenir ? Lula sait qu’il n’a pas de marges de manœuvre. Il ne pourra pas faire d’erreurs. De toutes les promesses de campagne électorale, il y en a une essentielle à réaliser : en finir avec la faim au Brésil, ce qui est un énorme pari sur lequel on va lui demander des comptes. Il lui faudra aussi engager un dialogue avec Georges W. Bush, et chercher à savoir si l’Europe aidera le Brésil.

21On peut dire que Lula va se battre pour maintenir l’inflation jugulée, pour faire face aux compromis de la dette extérieure, pour assurer l’équilibre des finances publiques, pour régler le très difficile problème de la faillite de la Sécurité sociale, pour améliorer la balance commerciale, pour trouver l’argent pour investir dans le social, pour faire des réformes dans les lois électorales et principalement des réformes fiscale et tributaire. Il faudra aussi une nouvelle politique de combat de la criminalité, énormément de discussions pour arriver à une nouvelle législation du travail et, enfin, il faudra de l’argent et des conditions politiques pour arriver à commencer la déconcentration de la richesse nationale, étant donné qu’aujourd’hui, au-delà de plus de 10 millions de chômeurs déclarés dans les statistiques, le 1 % le plus riche gagne le même salaire que les 50 % les plus pauvres, ce qui fait plus de 40 millions de misérables.

22L’Amérique Latine vit un nouveau tournant. Après les dictatures militaires et la démocratisation ratée dans quelques pays, comme au Pérou de Fujimori (aujourd’hui présidé par Alejandro Toledo, lui aussi un homme venu du peuple, descendant d’indiens) et le Venezuela, ravagé par une crise politique, sous le contrôle de Hugo Chávez, un militaire populiste, il est bien temps de nouveaux changements. L’Argentine patauge dans la crise économique et politique. Le Mercosur (Marché commun des pays de l’Amérique du Sud) est coincé. Seul le Chili semble s’en sortir. Avec le PT le Brésil dira non à l’ALCA, le Marché commun pour la région idéalisé par les États-Unis et essayera de reprendre contact avec ses frères voisins.

23Voilà ce qu’on aimerait contempler, avec le portrait d’un Brésil, après les élections. On disait, avec Stefan Zweig : « Brésil, terre d’avenir ». Aujourd’hui on ne rêve que du présent, de l’immédiat, de l’ici et du maintenant. L’avenir c’est demain. Le futur commence le 1er janvier 2003. Lula est là, selon l’un des slogans des campagnes du Parti des Travailleurs. L’espoir est bien vivant. Le géant se réveille. Le monde regarde le Brésil. Est-ce que l’avenir va enfin commencer ? Est-ce que l’utopie sera maintenant un lieu bien connu, au sud de l’Équateur, avec 175 millions d’habitants et plus de huit millions de kilomètres carrés de superficie ? L’utopie ne serait-elle pas une île mais peut-être un continent ? Lula a lui-même dit qu’il ne faut pas trop rêver. Mais pour l’imaginaire brésilien, l’impossible est déjà là.

Juremir Machado da Silva
Juremir Machado da Silva, docteur en Sociologie, journaliste et professeur à l’université pontificale catholique de Porto Alegre, Brésil.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/09/2014
https://doi.org/10.4267/2042/9342
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