1L’année 2002 marque pour le Brésil deux événements majeurs : l’élection à la présidence de la république de Luiz Inacio Lula da Silva, leader du Parti des Travailleurs, et, quelques mois plus tôt, la victoire au Mundial. Pourquoi rapprocher des victoires (politique/sportive) aussi dissemblables dans l’échelle des rubriques communicationnelles ? Parce que, au Brésil plus que partout ailleurs, la communication médiatique s’enlace, s’intrique avec le champ politique. Oserions-nous suggérer que la victoire sportive aida, d’un échelon, l’ouvrier métallurgiste à monter vers la magistrature suprême, après plusieurs échecs ? En quête d’un avenir meilleur, les Brésiliens se sont senti portés par une première grande vague d’euphorie.
2Pour comprendre le Brésil politique, il faut se pencher, certes, sur les médias, mais plus essentiellement sur la culture d’un pays tellement métissé qu’il en perd son identité, qu’il ne connaît plus son visage ; les États fédérés au sein d’un sous-continent qui va de régions tempérées jusqu’au-delà des tropiques, abritent des populations toujours à la recherche d’un avenir radieux mais avec des cultures irréductibles ; « le Brésil demeure le pays de l’équilibre des antagonismes » constate Machado da Silva.
3Si tous les textes proposés n’ont pu être reproduits, l’agencement repose sur cette conviction : la politique ne se comprend qu’éclairée par les formes de cultures qui en fondent le substrat, qui « dérèglent » le fonctionnement à l’occidentale du système médiatique. Hermès, dans ce numéro, assume pleinement son sous-titre de « communication et politique », d’abord en présentant deux fonctionnements journalistiques si différents, mais plus encore en permettant au lecteur de s’aventurer dans le dédale des ambiguïtés de positions politiques au sein d’une même publication, d’une même chaîne télévisuelle. La campagne présidentielle se joue aussi (surtout ?) dans les œuvres de fiction, s’alimente copieusement dans l’imaginaire social. Le dernier texte : « après les élections brésiliennes » note bien la contradiction entre démocratie et volonté républicaine : lorsque le parti de Cardoso (PSDP) traite les grands mouvements sociaux d’agitation corporatiste, il démobilise et décourage les concitoyens. Mais par ailleurs, aucun État important n’a été conquis par la gauche ; la ville, symbole de la lutte contre la mondialisation, Porto Alegre n’a pas empêché le PT de perdre l’État de Rio Grande do Sul. D’une manière générale, nous dit-on, le parti (PSDP) qui réunit les principales oligarchies régionales, c’est-à-dire certains États beaucoup plus puissants économiquement et politiquement que d’autres, s’il demeure en force au Congrès, n’en a pas moins perdu sa base sociale.
4Ambiguïté encore dans le jeu des émissions de fiction de la télévision brésilienne à qui on accorde tous les droits sauf celui d’expliquer le monde, rôle dévolu à l’information. À en croire l’auteur étudiant les rapports entre fiction et politique, les intellectuels de gauche continuent de voir dans les feuilletons (telenovelas) l’avènement d’une nouvelle ère d’irrationalité, persistent à voir en la télévision une source permanente d’aliénation et de manipulations, responsable de la crise économique politique et culturelle dont pâtit le Brésil tout entier. J. Machado da Silva ironise à l’encontre de ces disciples attardés d’Adorno et d’Horkheimer, montre à l’aide de faits actuels les capacités de révolte et de stratégies de survie, quoique illicites, des plus pauvres, loin de toute passivité, en rupture avec le conformisme supposé des masses. Samba, carnaval et football n’empêchent pas les marginaux de saccager les plages résidentielles de Rio, par des actions concertées, parfaitement conscientes. Les analyses de réception télévisuelle abondent en bien des pays (Hermès, n° 13-14, « Espaces publics en images »), apportant des interprétations différentes de mêmes « textes fictionnels » et donc des capacités critiques des téléspectateurs. Citant longuement Dominique Wolton, cet article livre, hélas, une image archaïque des spécialistes de la critique des médias brésiliens… ; mais la bibliographie s’arrête à 1990 et ne permet pas de conclure sur l’éventuelle carence des chercheurs, même si l’auteur affirme que droite et gauche continuent de s’affronter sur un fond polémique croissant, par médias interposés, convaincues de la toute puissance des émissions.
5Dans la même lignée théorique critique et vigilante, une autre contribution largement étayée de faits et chiffres met en garde contre une forme insidieuse mais bien réelle de censure, alors que la dictature militaire s’est achevée en 1985. Outre le maintien des dispositifs mis en place par ce régime, une censure « intériorisée s’instaure du fait des patrons de concession. Ces derniers, à l’échelon régional, ont leurs intérêts électoraux spécifiques qui aboutissent à une forme de clientélisme lié au marché (contre la censure militaire précédente). On serait tenté d’évoquer la reproduction chère à P. Bourdieu, au point que les deux universitaires « regrettent » l’absence d’un collapsus du pouvoir militaire, empêchant tout processus de retour à un fonctionnement démocratique : 25 % des stations de radiodiffusion et de télévision appartiennent à des politiciens, généralement conservateurs.
6Le lecteur sera peut-être troublé par le texte de deux autres universitaires, intitulé « entre adhésion et autonomie ». On retrouve l’interrogation théorique précédente, cette fois à propos de la presse écrite. L’enjeu communicationnel est antagoniste ; pour certains chercheurs, la production journalistique pendant les deux mandats du Président Cardoso se lit comme une permanente et homogène stratégie de légitimation du pouvoir en place. Selon une autre hypothèse, l’existence d’un champ spécifiquement journalistique, avec des enjeux de monopole, de maintien du capital, considérations économiques « indépendantes » du contenu politique ne peut être ignorée. C’est par ce dualisme que s’expliqueraient des représentations hétérogènes du Président, observables surtout en période de crise. La critique du gouvernement est d’autant plus fréquente que son auteur n’appartient pas à l’espace institutionnel du journal considéré. Les deux chercheurs ne sont pas éloignés de soutenir une position « systémique » plutôt qu’idéologique, en soulignant par exemple la temporalité propre à l’espace journalistique, offrant une relative indépendance par rapport à l’agenda politique, induisant une autonomie relative de la presse écrite. Ils invitent à approfondir l’étude des modalités de ces jeux, parfois tendus, parfois relâchés avec des phases variables d’adhésion/ autonomie. Sans aucun doute, cet élément du dossier brésilien appelle à comparaison avec l’interrogation – Les Journalistes ont-ils encore du pouvoir ? (Hermès n° 35).
7Sur la question précise du fonctionnement démocratique des médias au Brésil, les contributions apportent des éclairages différents, appuyés sur un appareil conceptuel varié ; il rappelle (qu’on me permette cette remarque) les approches françaises des années 1970. Replaçons-nous, ici et maintenant, dans une posture contextuelle : crise économique majeure, famines durables… Le texte placé en ouverture de ce dossier rappelle le mouvement incessant de la société brésilienne, son incompatibilité avec les solutions définitives, sa composition moelleuse, ondulante, sa structure métisse et pour cause carnavalesque… Il faut, comme pour une œuvre musicale, pénétrer dans ce dossier avec cette invitation au métissage, se perdre dans des annotations liquides, fugaces, éphémères.
8Oui, la communication politique cherche (désespérément ?) à trouver l’équilibre entre des courants antagonistes. Ces cassures dans l’enchaînement des déterminismes n’engendrent-elles pas une prodigieuse inventivité ?