1 La profession vit dans le malaise. Cet état collectif doit être rapporté à la tension entre l’incertitude de l’avenir et la fragilité d’une profession qui, dans les trois dernières décennies, a plus changé que pendant les deux siècles précédents. Pour brève qu’elle soit, au regard de la longue histoire de la profession, cette période a été dominée par le développement du barreau d’affaires et une croissance démographique accélérée. Là se situe l’originalité. Comment expliquer que ce véritable renouveau puisse s’accompagner depuis quelques années, d’un sentiment de crise globale ?
2 Jusque dans les années 1950-1960, les pratiques des avocats participent largement de la « profession classique », qui est apparue au xviii e, s’est fortifiée au xix e siècle, a atteint son apogée sous la iii e République pour décliner par la suite. Elle se distingue par une histoire marquée par la primauté du politique, l’engagement dans les luttes libérales, le refus explicite du marché des affaires, la transformation, sous la iii e République, d’une partie de l’élite professionnelle en élite dirigeante du pays et le déclin politico-économique après la Seconde Guerre mondiale. Ce modèle d’organisation était à la fois cohérent et doté d’une forte valeur symbolique. Les pratiques des avocats étaient relativement homogènes – tout tournait autour du tribunal – l’inégalité des revenus était modérée, la sociabilité interne intense, le pouvoir professionnel, ancien et démocratique, recueillait un large consentement et l’identité collective s’enracinait dans le politique et se fortifiait d’un passé glorieux. La profession classique formait un monde qui va se désagréger.
3 On pourrait rapprocher cette évolution de celle qu’ont connu d’autres professions puisqu’elles ont partagé le double mouvement de croissance des services et de renforcement des qualifications, mais en même temps, les particularités existent : le poids de l’histoire, l’accroissement numérique rapide et parfaitement inattendu, l’étonnante stabilité de l’autogouvernement de la profession etc. On pourrait mettre à l’épreuve une interprétation plus générale qui expliquerait la formation, en une génération, d’une configuration nouvelle de la profession, par la dynamique du marché qui produirait inévitablement, ici comme ailleurs, ses effets directs et indirects.
4 Avant de prendre la mesure de ces interprétations, il faut examiner au plus près, les transformations de la relation au marché et les changements de l’organisation sociale.
Le nouveau rapport au marché
5 Le marché est devenu la réalité omniprésente de la profession. Par là, on désigne le plus souvent le seul marché des affaires, mais il faut traiter aussi bien du marché des particuliers que du marché des entreprises, deux désignations d’ailleurs parfaitement ambiguës. En effet, la distribution des types de clientèle permet d’identifier trois catégories d’avocats : aux deux pôles opposés, les avocats d’affaires et les avocats des particuliers et, dans l’intermédiaire, les avocats qui se définissent par la composition variable des deux types de clientèle et dont on sait que sur la plupart des dimensions, ils se situent entre les deux extrêmes. Malheureusement, il n’existe aucune donnée fiable pour fixer les proportions respectives ; il faut donc se contenter d’estimations. Et encore, celles-ci ne permettent pas de séparer le groupe intermédiaire des autres avocats.
– Le barreau d’affaires concentre en 2000, les 3/4 du chiffre d’affaires global de la profession**.
– Le barreau d’affaires est parisien : il concentre plus de 90 % du chiffre d’affaires du barreau d’affaires français.
– Les 10 premiers cabinets d’affaires sont composés, en 2000, de 3 cabinets franco-français, des 5 Big Five et de 2 cabinets anglo-saxons ; ils concentrent environ la moitié du chiffre d’affaires du barreau d’affaires **.
– Le barreau des particuliers regroupe environ 75 % des effectifs de la profession en France et reçoit 25 % du chiffre d’affaires global*.
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* Statistiques 2001, Observatoire du Barreau de Paris.
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Barszcz, C.,
La Radiographie 2000 des cabinets d’avocats d’affaires, Juristes Associés, 2000.
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Karpik, L.,
Les Avocats. Entre l’État, le public et le marché, xiii
e
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xx
e siècle, Paris, Gallimard, 1995.
7 À partir du milieu des années 1970, la France, comme l’ensemble des pays occidentaux, est marquée par le « boom » des services juridiques aux entreprises et par le renforcement de la concurrence étrangère : les avocats découvrent simultanément l’extension des opportunités et l’intensification de la lutte pour se les approprier. D’un côté, l’internationalisation des échanges et la dérégulation au sein de l’Hexagone favorisent, bien plus, imposent, le recours généralisé au contrat, et à des contrats de plus en plus complexes et de plus en plus « sur mesure » puisque dans des situations de grande incertitude, la multiplication des clauses devient un moyen de réduire les risques de l’échange, tandis que la soumission aux règles du droit communautaire représente désormais, pour les entreprises, une contrainte inévitable de l’action économique et que, de plus, les opérations de Bourse, les fusions et acquisitions, les nationalisations et dénationalisations font appel, de façon répétée, à des compétences juridico-financières très spécialisées. Tout favorise la demande de services juridico-judiciaires pour les entreprises, plus souvent juridiques que judiciaires, et en tout cas fortement individualisées.
8 Devenu une industrie de la croissance, le droit des affaires, qui est associé à des honoraires élevés, suscite dès lors la convoitise et le redoublement de la lutte concurrentielle qui met aux prises les avocats, les experts-comptables, les grands cabinets américains qui se sont installés à Paris dès les années 1970, les grandes multinationales de l’audit – les Big Eight devenus aujourd’hui les Big Four – et les grands cabinets anglais. Deux ou trois décennies plus tard, quel est l’état du barreau d’affaires ? Avec prudence, il est possible d’indiquer que le barreau d’affaires rassemble entre 20 et 25 % des avocats en France et autour de 45 % des avocats parisiens.
9 Alors que le barreau américain a connu deux vagues de concentration, la première qui a donné naissance aux « Wall Street Firms » [1] et la seconde, dans les années 1980-1990, aux méga-firmes juridiques [2], alors que le barreau anglais, par une histoire différente, connaît depuis longtemps une forte concentration [3], alors enfin, que les multinationales de l’audit concentrent des ressources humaines, financières et relationnelles imposantes, les taux de concentration atteints par une profession qui était encore, dans la France des années 1950-1960, très largement artisanale, sont restés modestes. D’une part, si l’on prend comme mesure de la concentration, le nombre d’associés rapporté à l’ensemble des avocats, on constate que le taux moyen qui était faible dans les années 1980 – autour de 3 – a diminué passant aujourd’hui à 2 [4], mais cette évolution indique seulement que le nombre d’associés a augmenté moins rapidement que le nombre total des avocats. D’autre part, les classements des cabinets d’avocats montrent que la taille absolue des grands cabinets a augmenté ainsi que la concentration relative si bien que les 10 premiers dont les effectifs de « productifs » (associés, collaborateurs, administrateurs) varient entre 100 et plus de 1000, concentrent désormais plus de la moitié du chiffre d’affaires du barreau d’affaires.
10 La présence de quelques très grands cabinets d’avocats, la multiplication de cabinets moyens signalent que la profession a partiellement basculé sur le marché des affaires. Mais ce processus dans les pays anglo-saxons a commencé depuis plus d’un siècle si bien que le marché du droit des affaires parisien est dominé par une lutte concurrentielle intense alors que les Big Four et les cabinets anglo-saxons concentrent déjà plus de la moitié des effectifs et du chiffre d’affaires du barreau des affaires.
11 Le marché des particuliers a connu, lui aussi, une profonde transformation. Celle du nombre d’abord, sous la double influence de la pénétration du droit dans la vie économique et sociale et, depuis 1991, de l’accroissement de l’aide juridictionnelle. Là encore, on ne peut s’appuyer que sur des éléments indirects : en deux décennies, l’évolution officielle du nombre de procédures introduites au fond devant les juridictions civiles et commerciales, et tout particulièrement devant les Tribunaux de Grande Instance (TGI) et les Cours d’appel devant lesquels la représentation par avocat est obligatoire, a été multipliée par trois [5]. Ce marché a été aussi marqué par une certaine différenciation, avec le développement d’anciens et nouveaux domaines du droit : divorce, contrats, consommation, environnement. Enfin, avec la crise économique dans le pays, la paupérisation d’une partie des familles de condition modeste a suscité le recours croissant à une aide juridictionnelle qui ne propose aux avocats que des rémunérations particulièrement faibles. Dans le même temps, les jeunes entrants, de plus en plus nombreux, tendent à se concentrer, au moins provisoirement, sur un petit nombre de domaines de particuliers comme les affaires familiales ou le petit pénal, et suscitent, là aussi, une intensification de la concurrence.
Une unité menacée ?
12 Dans quelle mesure, la dynamique économique a-t-elle transformé la profession relativement homogène des années 1950-1960, fondamentalement artisanale, orientée vers le judiciaire, socialement et culturellement intégrée ? L’évolution des formes et des degrés de la différenciation professionnelle ne peut être séparée du renouveau démographique et du processus de féminisation.
- Entre 1970 et 2001, le nombre d’avocats parisiens s’est élevé de 3 430 à 14 900* et entre 1970 et 1999 le nombre d’avocats français est passé de 7 482 à 35 300***.
- Le % de femmes à Paris, en 2000, et en France en 1999, s’élève à 46 % des avocats et à 64 % pour les avocats des 25-30 ans*.
- Dans les 130 premiers cabinets d’affaires, le pourcentage des femmes associés s’élève à 22 %**.
- En 2000, le pourcentage des diplômés du troisième cycle et de doctorats s’élève à 95 % des candidats à la profession*.
- Les collaborateurs, avocats individuels et avocats associés regroupent respectivement 24 %, 39 %, 37 % des effectifs à Paris* et 23 %, 43 %, 34 % des effectifs en France.
- Le revenu médian des avocats en France est passé entre 1979 et 1998 de 200 000 F à 226 900 F (en francs constants)****.
- À Paris, en 2000, le bénéfice médian des collaborateurs, des avocats individuels et des avocats associés s’élève respectivement à 174 138, 253 195 et 702 780 F*.
- À Paris, en 1998, 25 % des avocats ont un revenu inférieur à 135 000 F et reçoivent 4 % du revenu global de la profession tandis que 25 % ont un revenu supérieur à 463 628 et concentrent 46 % du revenu****.
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Statistiques 2001, Observatoire du Barreau de Paris.
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Barszcz, C.,
La radiographie 2000 des cabinets d’avocats d’affaires, Juristes Associés, 2000.
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Annuaire statistique de la Justice, 2000, Documentation française, 2000.
**** CNBF (Caisse Nationale des Barreaux Français).
14 Dans les années 1960, la profession était une collectivité dont les effectifs étaient stables depuis longtemps, composée très majoritairement d’hommes dont l’âge moyen était relativement élevé : sans grandes perspectives de développement, la profession n’attirait plus guère les jeunes. En trois décennies, cette situation a complètement changé. Pour se limiter au barreau parisien (mais l’évolution est la même pour l’ensemble de la France), elle peut être résumée par trois constatations : les effectifs d’avocats qui n’avaient pratiquement pas bougé depuis la fin du xix e siècle, ont été multipliés par 4, la profession ne cesse de rajeunir dans la mesure où le nombre d’entrants continue de rester élevé (entre 700 et 1 000 chaque année à Paris) et le taux de féminisation est passé de 30 % en 1970 à 46 % en 2000, étant entendu que ce taux est d’autant plus élevé que les catégories d’avocats sont plus jeunes et se définissent plus fortement par la clientèle de particuliers. Bien que nombre d’avocats s’en plaignent, ce « boom » démographique qui, il est vrai, suscite à court terme de nombreuses difficultés, représente la source centrale du dynamisme de la profession et cela d’autant plus que les nouvelles générations ont reçu, en moyenne, une formation juridique nettement supérieure à celle de leurs aînés.
15 Pendant la même période, la profession a reconduit, avec quelques changements, la hiérarchie statutaire. Elle était autrefois organisée autour de la relation du « patron » et des collaborateurs, elle contient, en plus, désormais, la position d’associé. Les effets de cette structure sur les écarts de revenu sont, pour les bénéfices moyens, 1,45 fois plus élevé pour les patrons par rapport aux collaborateurs, 2,8 plus élevé pour les associés par rapport aux patrons et 4 fois plus élevées pour les associés par rapport aux collaborateurs.
16 La profession s’est surtout réorganisée autour d’une nouvelle hiérarchie, celle des spécialités qui est devenue, pour tous, la plus significative. Fondée sur les appartenances aux domaines du droit, elle exprime directement la diversité des types de clientèle. Dans les années 1990, sur la base de 14 spécialisations, elle se caractérisait par une forte corrélation de la hiérarchie de la compétence (évaluée par les avocats eux-mêmes), de la hiérarchie du prestige et de la hiérarchie du revenu avec, au sommet, les avocats de la Fiscalité, du Pénal financier, de l’International ou de la Propriété intellectuelle et, à la base, les avocats du droit des Personnes, du Travail, des Accidents et du Pénal [6].
17 L’évolution globale de l’inégalité pendant les deux dernières décennies, qui mêle l’influence des deux formes de hiérarchie, conduit à constater que les 25 % des avocats qui reçoivent les revenus les plus faibles se partagent 4 % du revenu global de la profession et les 25 % qui reçoivent les revenus les plus élevés se partagent 46 % du revenu global étant entendu que les associés des cabinets d’affaires sont au sommet et les collaborateurs des cabinets de particuliers, parfois aussi certains jeunes artisans, sont à la base.
18 L’inégalité économique n’est pas seulement un fait : elle distingue aussi les pratiques professionnelles. Une comparaison ideal-typique permet de confronter les deux pôles opposés. D’un côté, l’artisan s’inscrit fondamentalement dans le judiciaire, pratique le procès, revendique la plaidoirie, ne cesse de se déplacer (entre son bureau, les expertises, les tribunaux, les prisons etc), s’inscrit dans des réseaux denses de confrères, participe volontiers aux associations du Palais, se considère souvent comme le porteur de la tradition et fait le lien entre sa fonction et le public. De l’autre côté, l’avocat d’affaires de la grande firme ignore bien souvent le Palais, le tribunal et la plaidoirie, pratique des constructions juridiques complexes et se déplace entre son bureau et les réunions de négociation qui le mêlent aux industriels, banquiers, financiers, experts ; il revendique volontiers la logique du marché. Entre les deux, on discerne de multiples configurations professionnelles. L’inégalité que creusent de plus en plus les écarts économiques, sépare les pratiques, favorise la diversification des visées et des intérêts, et ordonne l’ordre symbolique qui la consacre. Dès lors tout semble conspirer, au moins dans les faits, à la mise en cause de l’unité de la collectivité.
19 Pourquoi la profession échapperait-elle au dualisme [7] ? Cette issue semble d’autant plus inévitable que le mécanisme le plus efficace de la protection de l’unité de la profession est en voie d’affaiblissement. Dans la « profession classique », la sociabilité, l’inscription dans des réseaux de relations interpersonnelles entre les avocats, façonnait une structure sociale invisible et résistante qui assurait la circulation de l’information, favorisait l’orthodoxie, renforçait et protégeait la conscience d’appartenance à la collectivité. Cette structure sociale rendait vivantes toutes les formes d’incarnation du collectif. Avec la participation nettement plus faible des avocats d’affaires à la vie judiciaire et la dispersion des tribunaux devenus trop nombreux pour se concentrer au Palais de Justice, la sociabilité recule pour ne subsister, sous cette forme, que parmi les avocats des particuliers. Désormais, de plus en plus, le nombre aidant, la relation impersonnelle tend à remplacer la relation personnelle.
20 Une cause permet d’expliquer le maintien de l’unité de la collectivité : la présence d’un barreau intermédiaire. Situé entre le barreau d’affaires et le barreau des particuliers, il se définit par une clientèle mixte, par des pratiques judiciaires et juridiques, par la combinaison de la logique du public et de la logique du marché. Il exerce, de fait, une fonction cruciale de stabilisation et de compromis, entre les deux fractions extrêmes. Et, en même temps, il représente un espace de mobilité individuelle qui autorise de nombreuses réussites professionnelles. Malheureusement, depuis les années 1980, à part quelques données fort partielles, on ne connaît plus son évolution numérique alors que l’enjeu pour la profession est central.
21 La différenciation fait son œuvre : elle provoque l’hétérogénéité croissante des connaissances, des pratiques, des intérêts, des idéologies et des visées. Est-ce que la séparation ne serait pas nécessairement inscrite dans cette évolution ? Il faut remarquer qu’une évolution similaire de la société globale ne semblerait pas devoir produire mécaniquement cette conséquence.
Conclusion
22 En trois décennies, la profession a connu un véritable renouveau mais aujourd’hui, tout semble conspirer à la désorganisation de la collectivité : le barreau d’affaires après un brillant développement est désormais soumis à une concurrence internationale qui met en cause le maintien aux premières positions des cabinets franco-français sur le marché du droit des affaires, la différenciation des spécialités associée aux types de clientèle provoque un renforcement spectaculaire de l’inégalité économique et symbolique, la multiplication du nombre de jeunes entrants concentrée sur une courte période rend difficile le démarrage du métier, les intérêts collectifs sont de plus en plus contradictoires, l’efficacité des mécanismes d’intégration est désormais limitée tandis que s’efface progressivement l’ancienne identité collective dominée par le politique. Tout semble favoriser, comme aux États-Unis, la séparation du barreau d’affaires et du barreau des particuliers. L’explication avancée par les acteurs pour rendre compte de ce mouvement apparemment irrésistible, tient à la dynamique du marché. C’est elle qui, dans le même mouvement, approfondirait les écarts économiques, sociaux et symboliques et ferait disparaître les mécanismes d’intégration qui préservaient l’unité de la collectivité. Pour vraisemblable qu’il puisse paraître l’argument ne semble pas décisif.
23 Un autre point de vue sur cette évolution met en avant les traits nouveaux partagés avec d’autres professions : impersonnalité croissante des relations entre les avocats qui varie cependant selon les barreaux, féminisation, augmentation du niveau de formation des candidats à la profession, accroissement de la distance économique, sociale et politique, difficultés matérielles de la « base ». Une telle évolution devrait être rattaché au double mouvement d’accroissement rapide et massif des services [8] et aux exigences de qualification de plus en plus sévères. Là encore, mais sous une forme plus générale, le principal principe de transformation serait le marché. Cependant, quelques traits de l’évolution des avocats semblent s’écarter de ces deux perspectives : le renouveau économique de la profession se confond largement avec le développement du barreau d’affaires, le sommet de la profession est occupé par deux élites, l’une s’enracine dans les grands cabinets d’affaires et l’autre, « politique », se définit par l’exercice du pouvoir professionnel, les jeunes entrants pourvu qu’ils disposent des diplômes adéquats peuvent aussi faire des carrières brillantes et rapides, les avocats ont certes perdu une identité véritablement commune, mais chacun des deux barreaux a reconstitué une identité particulariste.
24 Quelles que soient les configurations de traits nouveaux sur lesquels on insiste, le rattachement au marché est indispensable mais cette constatation ne vaut pas interprétation. Avant de formuler celle-là, il faut prendre la mesure d’une spécificité des avocats (qu’ils partagent avec quelques autres professions) : par délégation de l’État, la profession dispose d’une capacité d’auto-gouvernement. Accepter la thèse de la toute puissance du marché c’est accepter qu’aucune action collective ne puisse la canaliser et qu’en somme le pouvoir professionnel serait condamné à l’impuissance. Là se situe l’origine du malaise des avocats : dans la conscience d’un écart apparemment insurmontable entre les nouveaux défis et les ressources collectives disponibles. Est-ce que ce sentiment collectif est justifié ?
25 La profession se trouve confrontée à un ensemble d’interrogations cruciales : comment affronter la concurrence internationale de plus en plus intense alors que les cabinets d’affaires français – à quelques rares exceptions près – ne disposent pas, apparemment, de ressources comparables à celles de leurs concurrents étrangers ? Comment « construire » de nouveaux marchés en utilisant éventuellement des techniques comme le marketing et la publicité ? Comment favoriser une meilleure répartition géographique des avocats ? Comment éviter la répétition des scissions qui entravent le développement des cabinets français ? Comment favoriser la création de nouvelles formes d’organisation et de production de services juridico-judiciaires pour les particuliers qui permettraient d’obtenir une rentabilité tout en élargissant l’accès au droit ? Comment rendre visibles les différences de qualité entre les services des avocats ? Comment refonder une confraternité sans laquelle la vie professionnelle quotidienne devient intenable ? Comment instaurer des débats internes qui permettent aux avocats de retrouver une (ou des) perspectives générales sur leur profession, sur la justice, sur les changements de relation entre le droit et la société ? Comment renouer un lien significatif avec la société ?
26 Les difficultés que rencontre la profession sont nombreuses ; elles le sont d’autant plus que le gouvernement de l’Ordre refuse avec obstination de s’engager dans une fonction stratégique ou « politique ». Cantonné dans l’exercice de la fonction gestionnaire, il refuse, de façon parfaitement cohérente, de mobiliser les ressources et les alliances qui le conduiraient à redéfinir la forme d’utilité du pouvoir professionnel. Sous cette condition, les évolutions, les difficultés et les crises, le marché lui-même d’ailleurs, prennent une forme quasi-naturelle et s’imposent donc de façon irrésistible. Mais la dynamique du marché ne tire sa toute-puissance que de l’absence du politique.
27 Cette constatation ne met nullement en cause la bonne volonté de ceux qui se sont succédés au pouvoir : elle tire les conséquences d’une structure politique. Pour le dire en une phrase : un gouvernement collégial ordonné autour du moindre pouvoir est impuissant face aux problèmes et enjeux actuels. En somme, la figure classique du gouvernement de l’Ordre est devenue l’obstacle central au développement de la profession. Et du coup, la profession d’avocat a largement partagé le sort d’autres professions qui ne disposaient pas de cet atout fondamental. Elle a donné la préférence à l’impuissance sur la réforme.
28 L’action du pouvoir se cantonne dès lors aux tâches de gestion et le rapport au politique, qui fondait la relation globale à la société, se trouve désormais remplacé par le discours sur la valeur de la déontologie, qui a une longue histoire dans la profession et qui présente deux avantages éminents : d’une part, il est partagé par tous depuis peu de temps, il fonde un discours unitaire et il représente un mécanisme d’intégration générale, d’autre part, par rapport aux concurrents, il représenterait un trait différentiel qui devrait pouvoir être converti en atout concurrentiel sur le marché [9].
29 Dans les situations de grande incertitude, devant des problèmes d’une grande complexité, qui ont au surplus changé d’échelle, le gouvernement de l’Ordre ne dispose tout simplement pas, et ne peut disposer, de la volonté, du pouvoir et des ressources nécessaires pour imaginer et conduire, autant que faire se peut, le changement. La profession d’avocat manifeste donc la tension croissante entre l’efficacité et l’hyper-démocratie. Le refus de concevoir à temps une nouvelle figure du pouvoir pourrait bien lui faire perdre l’une et l’autre.
Notes
-
[1]
Smigel, E. O., « The Wall Street Lawyer : Professional Organization Man ? », Bloomington, Indiana University Press, 1964.
-
[2]
Galanter M., « Mega-Law and Mega-Lawyering » in the Contemporary United States in Dingwall, R., Lewis, P., ed., The Sociology of the Professions : Lawyers, Doctors and Others, Macmillan, 1983, p. 152-76 ; Galanter, M., Palay, T., « The Transformation of the Large Law Firm » in Nelson, R. L., Trubek, D. M., Solomon, R. L., ed., Lawyers’ Ideals and lawyers’ Practices : Transformation in the American Legal Profession, Cornell University Press, 1992, p. 52-116 ; Nelson, R. L., Partners with Power. Social Transformation of the large law firm, Berkeley, University of California Press, 1988.
-
[3]
Thomas, P., ed., Tomorrow’s Lawyers, Basil Blackwell, 1992.
-
[4]
Le chiffre est calculé pour Paris, mais le phénomène est général.
-
[5]
Coulon, J.-M., Réflexions et propositions sur la procédure civile, Rapport à Monsieur le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, 1996.
-
[6]
Karpik, L., ibid., p. 290-292.
-
[7]
Heinz, J. P., Laumann, E. O., Chicago Lawyers, Basic Books, New York, 1983. Cette étude montre que dès les années 1980, les avocats de Chicago, se rassemblaient dans deux « hémisphères » distincts et séparés, composés, d’une part, des avocats des grandes sociétés et, de l’autre, des avocats des particuliers et des petites entreprises.
-
[8]
Gadrey, J., « La Modernisation des services professionnels », Revue Française de Sociologie, 2, 1994, p. 163-95. En ligne
-
[9]
Ce qui n’était, au mieux, qu’une prédiction auto-créatrice devient plus réaliste depuis la disparition, au milieu d’un scandale mondial, du cabinet d’audit multinational Arthur Andersen qui disposait, en France, d’un important département d’avocats, « Andersen Legal », qui occupait les 4e ou 5e rangs, selon les critères employés, dans le classement des cabinets français. Il est encore trop tôt pour déterminer les effets de cet effondrement et en particulier les conséquences de la méfiance qui pèse désormais sur les autres cabinets d’audit : elles risquent cependant d’être importantes et plutôt favorables aux cabinets spécifiques d’avocats.