1Universitaires et journalistes partagent la même définition de la profession : « un certain prestige par son caractère intellectuel ou artistique, par la position sociale de ceux qui l’exercent, par exemple, la profession d’avocat, de médecin, de critique, de professeur, de journaliste » (Dubar, 1991).
2Un point essentiel les sépare : les universitaires, une fois recrutés, sont des fonctionnaires, et bénéficient à la fois d’une stabilité de l’emploi et d’une grande liberté, ce qui n’est pas sans conséquence, comme nous allons le voir, sur leurs investissements.
3Mais de nombreux points sont comparables dans l’évolution récente de ces deux professions : une définition de plus en plus floue des différents « métiers » qui composent cette profession, des activités de plus en plus disparates, une perte de prestige…
Une identité incertaine
4Quand un étudiant parle de son « prof de fac », tout le monde comprend, mais il s’agit d’une représentation très éloignée de la réalité actuelle : il y a de fortes chances pour que son enseignant n’ait pas le statut de professeur, et les « facultés » ont officiellement disparu depuis la loi Edgar Faure de 1968… Depuis cette date, le terme officiel est « enseignant-chercheur » pour désigner professeurs, maîtres de conférences et assistants. Mais dans la pratique, c’est le terme « universitaire » qui est le plus utilisé.
5Ces différents termes révèlent une des dimensions fortes de ce double métier d’enseignant et de chercheur, le morcellement entre des priorités diverses : dans une enquête réalisée auprès de plus d’un millier d’enseignants-chercheurs, 69 % disent qu’ils sont « tiraillés entre l’enseignement et la recherche », mais 93 % d’entre eux affirment : « à l’université, il faut être à la fois enseignants et chercheurs » (Fave-Bonnet, 1992).
6Il faut noter que la spécificité française d’organisation de l’enseignement supérieur et de la recherche renforce cette double identité : il existe hors de l’université un nombre important de chercheurs à temps plein (38 000 en 1998) dans des organismes de recherche (CNRS, INSERM, CEA, etc.), et des Grandes écoles où exercent d’autres enseignants du supérieur.
Une multiplicité de statuts
7Jusque dans les années 1960, l’université se structurait autour de professeurs, titulaires d’une chaire, et de leurs assistants (Bourdieu, 1984). Les deux vagues d’augmentation du nombre d’étudiants, dans les années 1960 et 1990 ont entraîné des recrutements massifs d’enseignants : on est passé de 10 000 enseignants en 1960, à 40 000 en 1980 et à plus de 80 000 aujourd’hui. Cette période a vu l’émergence d’un autre statut de titulaires, les maîtres de conférences, ce qui a probablement entamé le pouvoir des professeurs. Mais le corps enseignant continue à être morcelé en de multiples statuts souvent précaires. En 2000, sur les 81 000 enseignants dans le supérieur, les professeurs ne représentent que 23 % de l’ensemble, les maîtres de conférences 40 %, et les assistants 2 % (ils ne sont plus recrutés depuis 1984). Il faut en effet compter 5 % de chefs de clinique et autres praticiens hospitalo-universitaires, 13 % d’attachés et moniteurs, et surtout 17 % d’autres statuts (enseignants du second degré détachés, lecteurs, etc.). Donc seuls 6 enseignants sur 10 ont un véritable statut universitaire, ce qui ne contribue pas à constituer une identité commune.
8Sur les dix dernières années, le corps enseignant a doublé, ce qui a accentué la féminisation parmi les universitaires, mais dans des statuts inférieurs ou précaires, et dans les disciplines les moins valorisées : le pourcentage de femmes professeurs n’est passé, dans la même période, que de 10 à 14 %…
Une identité morcelée
9En dehors des statuts, la profession est structurée en disciplines, en différents « métiers » : historien, physicien, philosophe… Il s’agit du fondement historique de l’université et de ses facultés.
10La socialisation professionnelle au métier passe exclusivement par une initiation à la recherche, pendant l’élaboration de la thèse, dans une discipline donnée, et même dans une « spécialité » de cette discipline. Or, cette formation à la recherche s’est renforcée au cours des dernières décennies, en particulier par l’instauration du DEA puis des écoles doctorales. Cette formation à la recherche met en place, comme dans toute initiation professionnelle, un certain nombre de valeurs propres à chaque discipline : rapport au travail, au temps, relations à l’enseignement, à la recherche, aux tâches collectives, au pouvoir politique, à l’argent personnel, etc. La place de la mission d’enseignement est souvent occultée dans cette socialisation disciplinaire, même si, dans les faits, ce mode de transmission du « métier » touche à la fois la recherche, mais également l’enseignement, par la reproduction des pratiques observées et par tradition orale.
11Le fait que les disciplines gèrent essentiellement, en France, les recrutements, ne met pas les universitaires devant le même marché (Musselin, 1996). Dans certaines disciplines, il y a pénurie de candidats, et un poste d’enseignant-chercheur à l’université est un second choix par rapport à une carrière en entreprise. Dans d’autres, il peut y avoir augmentation des recrutements à cause de l’augmentation du nombre d’étudiants, des départs en retraite, ou pour augmenter le potentiel des universités nouvelles. Dans les trois niveaux de décision de recrutement qui caractérise la France (Commission Nationale par discipline – CNU –, commission disciplinaire locale, établissement), c’est la discipline qui domine, ce qui n’est pas le cas d’autres pays européens où l’établissement a une place prépondérante (Fave-Bonnet et coll., 1999). L’accès à la profession est donc soumis, en France, à la position et aux critères de la discipline.
12Pendant toute la carrière, les pratiques de recherche des disciplines vont aussi différencier fortement les activités : « les archives, les fouilles, le terrain, la paillasse, la Bibliothèque nationale, la manip, les relevés cliniques » (Berthelot, Ponthieux, 1992). Elles entraînent aussi des pratiques sociales diverses : travail d’équipe au sein d’un laboratoire pour les sciences, recherches plus solitaires chez les juristes et les historiens, etc.
13La possibilité d’exercer une profession libérale (avocats, médecins, consultants, etc.) contribue à obscurcir la situation, et à opérer un déplacement dans l’ancrage professionnel, au point que l’activité libérale devient parfois le pôle professionnel principal, et le poste à l’université une activité secondaire.
14Christophe Charle (1994, p. 469) constate ainsi l’existence, depuis des décennies, de modèles de référence antinomiques dans les groupes de disciplines : « celui du champ intellectuel en général dans les matières littéraires, celui d’une pratique professionnelle quasi privée chez les juristes et les médecins, celui d’une communauté tribale de laboratoire chez les scientifiques ».
15Notons enfin que la place de la recherche, par rapport à l’enseignement, a considérablement augmenté depuis les années 1970 : non seulement elle détermine le recrutement et les promotions, mais elle s’inscrit aujourd’hui dans un système élargi, voire mondial, qui n’a plus rien à voir avec la notoriété locale d’antan. Pour certains universitaires, la participation à des réseaux, à des colloques, à des revues au niveau international a entraîné des recompositions professionnelles et identitaires importantes.
Des fonctions professionnelles peu définies, sources d’engagement et de distanciation
16L’extrême diversité des carrières que nous venons d’apercevoir s’explique par un cadre juridique exceptionnel. Il faut partir du cadre formel de la loi de 1984 pour comprendre la position professionnelle très spécifique des enseignants-chercheurs au sein de la fonction publique. Trois obligations fondamentales seulement règlent la profession : l’obligation de résidence (susceptible de dérogation), la soumission, dans les obligations de service, aux règles générales de la fonction publique, et un service en présence d’étudiants de 192 heures « d’équivalent TD » d’enseignement par an [1].
17Si l’on examine, dans un premier temps, les conséquences de ce cadre fonctionnel peu contraignant, on constate, en l’absence de données sur la réalité des dérogations à l’obligation de résidence, un nombre important de « turbo-profs » qui n’habitent pas dans leur Académie et ne viennent dans leurs universités que deux ou trois jours par semaine pour enseigner. On mesure la différence de pratiques professionnelles qu’entraîne l’absence de définition d’un temps de présence à l’université quand on sait que les universitaires norvégiens, par exemple, doivent être présents 37 heures trente par semaine pour faire de l’enseignement et de la recherche (Evalue, 1998).
18Les universitaires sont peut-être, de toute la fonction publique en France, ceux qui gèrent le plus librement leurs temps : en dehors de cette obligation de service, il n’existe aucune autre réglementation concernant la présence, l’emploi du temps, le mode et le contenu d’enseignement, les obligations de recherche, etc. Il s’agit d’un exercice quasi libéral des activités.
19Pourtant, comme le montrent Berthelot et Ponthieux (1992, p. 136 à 140), cette situation aboutit à un paradoxe, celui d’un temps à la fois non contraint et surchargé. En effet, on assiste à une accumulation incontrôlable de tâches diverses. La conséquence est l’allongement de l’année universitaire qui réduit le temps consacré à la recherche, et déporte de ce fait celle-ci dans les périodes de vacances : « la recherche, pour beaucoup, devient une conquête permanente, gagnée de haute lutte contre soi-même et ses proches ». Ceci aboutit à un mélange, en particulier pour certaines disciplines, des sphères professionnelles et privées.
20Cette tension entre les différentes activités se décline différemment selon les disciplines qui se distinguent par leurs charges d’enseignement et leurs contraintes de recherche. « À de très rares exceptions près, et quel que soit le modèle dominant, l’activité est régie par un principe commun : la nécessaire et libre articulation, dans une même plage temporelle, d’activités de formes, de nature, voire de temporalités différentes. Cours, suivis de mémoires ou de thèses, construction de dossiers administratifs ou de recherche, préparation d’une communication à un colloque, réunions diverses constituant autant d’activités pouvant se combiner ou se succéder dans un espace temporel restreint, et impliquant à chaque fois de passer d’un registre à l’autre, d’un langage à l’autre, d’un système de références à l’autre, d’un déploiement temporel à l’autre… »
21Une autre conséquence de la quasi-absence de réglementation concerne les lieux d’exercice : les différentes activités peuvent s’exercer au même endroit, lorsqu’il y a coïncidence entre lieu de recherche et lieu d’enseignement, mais cette situation est rare. Une des spécificités françaises est en effet le recrutement dans un département d’enseignement, sur des critères de recherche, mais sans obligation de recherche liée au poste. De plus, les activités sont le plus souvent dispersées à cause des contraintes de recherche : « terrain », bibliothèques, milieux professionnels, archives, bureau personnel chez soi…
22La profession n’est donc pas définie par un cadre formel, mais par de multiples missions, détaillées à l’article 3 du décret de 1984. Il y a la participation aux différentes instances du département, de l’UFR et de l’université, la formation continue, les relations avec le milieu professionnel, la représentation de la discipline ou de son université dans des instances locales, régionales ou nationales, la vulgarisation de la recherche, etc.
23Il est clair que chacun s’investit de façon très inégale selon son tempérament, sa discipline, son statut, son sexe, son âge…
24On trouve ici l’un des mécanismes essentiels de la différenciation sexuée des carrières : beaucoup de femmes renoncent à devenir professeur ou à postuler pour des postes à responsabilité (Fave-Bonnet, 1996).
25On constate aussi, face à cette multiplicité de missions, un déclin certain des adhérents et des militants syndicaux. Cette désaffection touche même les élections dans les instances universitaires (conseils de l’université) ou nationales (Conseil National des Universités, par exemple) au point de mettre en question la représentativité des élus.
26Deux tendances, opposées, peuvent être dégagées : la fuite en avant et le retrait.
27Consciente ou non, légère ou massive, la fuite en avant vers des activités valorisantes, autres que les activités de recherche et d’enseignement, est une des solutions pour mener une autre carrière. Elle peut prendre des formes diverses : création et coordination de filières, direction d’UFR ou de services, présidence ou vice-présidence d’université, orientation des activités hors de l’université (syndicat, missions, expertises, détachement). Notons que cette fuite vers l’extérieur se produit souvent lorsque, localement, il devient difficile être reconnu, ou que la poursuite de la carrière incite à passer au niveau national ou international.
28Ces responsabilités étant subtilement hiérarchisées, les maîtres de conférences qui le désirent peuvent exercer des responsabilités variées, reconnues localement, car nécessaires à la bonne marche de l’université.
29Le retrait, à l’inverse, est aussi un moyen de s’extraire de la logique du système. Les cas de figures sont extrêmement divers.
30Certains estiment « qu’ils ont assez donné », et ne supportent plus de s’investir dans une université au fonctionnement bureaucratique. Il est difficile de mesurer si cette tendance devient plus importante aujourd’hui. Le nombre de professeurs qui demandent l’éméritat se raréfierait, et le nombre de ceux qui partent en retraite dès qu’ils le peuvent serait en augmentation. Ce que l’on constate, c’est que l’âge moyen des professeurs augmente : 49 ans en 1981, 53 ans en 1999. Le corps est vieillissant… De plus, le recrutement « en accordéon » des enseignants-chercheurs a plusieurs conséquences : d’une part, sur la relation pédagogique avec les étudiants, car l’écart d’âge se creuse entre les enseignants et les étudiants qui, eux, font toujours partie de la même génération ; d’autre part, dans les équipes souvent composées d’une majorité ayant dépassé la cinquantaine et de quelques jeunes collègues nouvellement nommés. Cette situation provoque aussi un blocage des promotions en fin de carrière qui a certainement un effet sur l’investissement professionnel. Or, cela ne fait que commencer. Les différents groupes de disciplines ne seront pas touchés ni au même rythme, ni avec la même force, mais les chiffres des départs à la retraite sont inéluctables : « en lettres, c’est à partir de 1995 et jusqu’en 2012. (…) ; en sciences, c’est à partir de l’an 2000 que commencera une véritable saignée qui, en l’espace de quinze ans verra le départ d’environ 70 % des effectifs ; en droit, les départs à la retraite deviendront préoccupants à partir de 2007, et en dix ans, 52 % des effectifs actuels devront être remplacés » (Comité National d’Évaluation, 1989).
31Les désinvestissements se traduisent par le refus de prendre des responsabilités administratives, par l’abandon des travaux de recherche, par des stratégies pour venir le moins possible à l’université. C’est probablement dans le domaine de l’enseignement que s’exerce le plus massivement le retrait : cela consiste à effectuer le moins de cours possibles, ou à répéter toujours le même enseignement, ou à choisir des groupes à effectif faible, ou, pour les professeurs, à se réfugier en 3e cycle. La défection des titulaires en 1er cycle fait partie de ces stratégies de retrait. Les rares enquêtes locales montrent l’importance du phénomène et l’extrême diversité des situations selon les disciplines et les universités (Fave-Bonnet, 1998).
Une profession en perte de prestige ?
32La perte de prestige des professions intellectuelles au détriment de celles qui sont liées à la sphère économique a certainement entamé le regard porté sur les universitaires.
33Le sentiment de méconnaissance sociale est très net dans l’enquête de Berthelot et Ponthieux (1992) : les universitaires ne sont plus qu’une minorité à croire encore au prestige social de la profession, et une poignée d’entre eux seulement parlent d’avantages matériels. Dans une autre enquête, 55 % disent qu’ils sont insatisfaits de l’image de la profession dans la société (Fave-Bonnet, 1992). Ce sentiment de dégradation se cristallise autour des salaires et des conditions matérielles, et pour certains professeurs, sur l’augmentation du temps de service d’enseignement (de 75 à 128 heures de cours par an) ce qui a aligné leur service d’enseignement sur celui des maîtres de conférences.
34Une identité professionnelle se construit par comparaison. Les universitaires vivent souvent leur situation comme une position de second choix : ils « savent » qu’il existe des chercheurs qui se consacrent uniquement à la recherche (au CNRS, à l’INSERM, etc.), et des institutions où l’on enseigne à de petits groupes d’étudiants triés sur le volet (les Grandes écoles)…
35Ils constatent, dans certaines disciplines (économie, informatique…), que leurs anciens étudiants, au bout de quelques années, ont un salaire supérieur aux leurs…
36Et quand ils rencontrent des collègues en Europe, ils s’aperçoivent que les salaires de fin de carrière sont moins élevés en France, parce qu’ailleurs, ils sont négociables…
37Le titre d’un article récent illustre bien ce sentiment de dégradation : « Les trois misères de l’universitaire ordinaire ». En l’occurrence, les trois misères sont la misère matérielle, la misère intellectuelle et la misère morale (Spitz, 2000).
38Les universitaires ont toujours eu le sens de la formule !
39Ce n’est peut-être pas la « misère », mais c’est sûrement un malaise…
Note
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[1]
Le temps de service d’enseignement peut se présenter sous la forme de 128 heures de cours dit « magistral », soit de 192 heures de travaux dirigés, soit de 288 heures de travaux pratiques, soit d’une combinaison des trois.