1La dernière élection présidentielle a révélé l’abîme qui sépare l’état d’esprit réel de l’opinion publique et la perception qu’en a la « classe politique ». La manière dont les médias rendent compte de la vie politique, comme si celle-ci se déroulait en vase clos, indépendamment de la réalité vécue par les citoyens, n’est pas étrangère à cette déconnexion. Plus globalement, elle est symptomatique des travers dont souffre en permanence la couverture journalistique de l’actualité politique, ou plutôt de ce que l’on a baptisé péjorativement « la politique politicienne », expression bizarre recouvrant les rapports byzantins internes à la classe politique. Une information correcte étant l’une des bases de la responsabilité citoyenne, donc de la démocratie, cette faille est préoccupante. Un fonctionnement normal du système d’information aurait dû empêcher, par exemple, que l’électorat, dans son ensemble, soit surpris, pris à contre-pied par le résultat du premier tour, l’empêchant d’effectuer le choix annoncé et attendu pour le second. La présence d’un candidat d’extrême droite à ce second tour pouvait être le choix conscient des citoyens. Mais c’est en connaissance de cause qu’il aurait dû être fait le 21 avril. Cela n’a pas été le cas. Le système d’information a, au mieux, mal informé les citoyens ; au pis, il les a désinformés. Cette désinformation n’a pas été volontaire, ce qui aurait été éminemment répréhensible mais aisément détectable. Plus pernicieusement, c’est le résultat d’un défaut de fonctionnement dont les médias sont en même temps coupables et victimes.
Présidentielle : les dysfonctionnements
2Trois aspects, parmi d’autres, de la couverture de la campagne pour le premier tour illustrent ce dysfonctionnement :
3– L’utilisation abusive et maladroite des sondages. Ceux-ci ont constitué, quasiment quotidiennement et pour la première fois jusqu’à l’avant-veille du scrutin, la base de la vie politique.
4Ils ont été traités non comme un thermomètre mesurant l’effet des événements (programmes, débats, interviews,…) mais comme des événements en eux-mêmes. Ils ne rythmaient pas la campagne ; ils étaient la campagne. Ils n’éclairaient pas ; ils aveuglaient. Ce constat de sur-exploitation des sondages aurait d’ailleurs été aussi valable s’ils ne s’étaient pas trompés. Mais au moins, dans ce cas, n’auraient-ils pas faussé le jugement des citoyens. Phénomène aggravant, mais hélas ! récurrent : les sondages ne sont pas traités par les médias avec la prudence que devrait imposer leur marge d’erreur (surtout lorsqu’il y a seize candidats). Comme ils coûtent cher, leurs commanditaires veulent en avoir pour leur argent. Non seulement, il ne faut donc pas relativiser leur fiabilité, mais en plus chaque livraison, pour justifier son prix, doit créer l’événement. Les variations les plus marginales, incluses dans la marge d’erreur, sont donc volontiers présentées non seulement comme des certitudes mais aussi comme des évolutions significatives de l’opinion.
5– La « markétisation » de la politique. Rarement les vrais enjeux, idéologiques ou programmatiques, ont été à ce point négligés, au bénéfice du spectacle, des attitudes, des « petites phrases », des gadgets électoraux, des simagrées, bref de la sacro-sainte communication. Ce que tu es parle si fort que je n’entends plus ce que tu dis ! L’apparition des conjoints de candidats montre que la loi du people s’applique désormais à la vie politique. Même les plus réticents ont dû cette fois s’y plier. La personnalisation de la vie politique est totale. Les journaux ont embrayé, les uns avec délectation, les autres avec mauvaise conscience, tous privilégiant le médium, négligeant le message. Pour justifier cette dérive commercialement efficace, les médias ont mis en avant le peu d’intérêt du débat. Le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’ont pas tenté de le susciter ou de le réveiller. Mais était-ce leur rôle ?
6– La règle de l’égalité, imposée aux radios et télévisions par le Conseil supérieur de l’audiovisuel, a eu, enfin, un effet pervers imprévu, sinon imprévisible : devant le casse-tête d’une comptabilité épicière des temps de parole de seize candidats, les médias audiovisuels ont choisi de faire le service minimum, contribuant ainsi à maintenir une atonie générale. L’amplifiant même puisqu’ils se devaient de la souligner constamment, pour justifier leur faible implication.
7La surprise du premier tour, ramenant brutalement les électeurs comme les médias dans le droit chemin, a évidemment tout modifié : pour le second, les sondages se sont fait rares et précautionneux ; les grands enjeux ont été mis en avant ; la règle de l’égalité n’a plus été respectée qu’en apparence, ce qui montre bien qu’elle avait été définie pour un environnement politique classique, et ne tolère les déviances que marginales. Les valeurs de la République ayant été mises en cause, la vie politique a retrouvé d’un coup dans les médias des couleurs vives. Les malaises des Français ont été auscultés, les programmes ont été décortiqués, et celui de l’intrus du second tour déchiqueté. La gravité du danger justifiait sans doute ce branle-bas de combat. L’importance de l’enjeu présidentiel aurait tout autant mérité, auparavant, une analyse approfondie des programmes de tous les candidats. Paradoxalement, l’information s’est faite pointue, détaillée, inquisitoriale, au moment où le choix des électeurs devenait rudimentaire : pour ou contre les valeurs républicaines. Il est vrai qu’il est plus aisé de démonter un programme caricatural et détestable que des projets plus nuancés et responsables, ce qui exige plus de compétence, de réflexion et de travail. Avec cet épisode, les citoyens auront sans doute appris que le vote était une affaire sérieuse, bien trop sérieuse pour accorder leur confiance aux organes d’information… Ceux-ci ont donc d’impérieuses raisons de se remettre en cause.
La connivence politico-médiatique
8Certaines particularités dommageables du journalisme français en matière politique sont connues de longue date. Elles ne sont d’ailleurs pas toutes propres au traitement de ce secteur d’actualité. La couverture de tout domaine d’activité implique la fréquentation assidue de ses acteurs. Des liens personnels se tissent ; des sympathies se forgent. Le manque de distanciation entraîne au mieux une forme de myopie ; au pis, une connivence ; parfois une complicité. Ce travers est plus accentué qu’ailleurs dans le champ politique. Par obligation, hommes et femmes politiques savent séduire. Les journalistes ne sont pas insensibles à cette séduction, d’autant que leur recrutement n’échappe pas à l’endogamie. Il y a une évidente consanguinité entre les politiques et ceux qui sont chargés de les observer. Ils sont fréquemment issus des mêmes milieux, et souvent des mêmes écoles. Ils partagent la même culture, les mêmes codes, les mêmes références. Par goût autant que par obligation, ils fréquentent les mêmes lieux. Souvent, hors des studios, ils se tutoient. Il peut même arriver que certains journalistes imaginent influencer le cours des événements et rêvent de jouer les éminences grises, passant alors de l’autre côté du miroir… Les effets pervers de cette grande proximité sont accrus par une tradition de déférence à l’égard de tous ceux qui occupent une fonction publique. Cette déférence a imprégné la société : l’expérience montre, à la télévision notamment, qu’un questionnement pointu, insistant, est considéré comme agressif, et se retourne contre « l’agresseur », blâmé non sur le fond mais sur la forme. La société républicaine est monarchique dans son comportement : le roi doit être respecté, les roitelets aussi.
9Le respect dépasse largement les limites des convenances. La règle du off en est une bonne illustration. On sait qu’elle consiste à ne pas rapporter entre guillemets les propos, ou à ne pas citer le nom de l’auteur d’un jugement, d’une information, d’une anecdote racontée en confidence. Cette technique de plus en plus répandue alimente les rubriques d’indiscrétions très prisées des lecteurs auxquels elles donnent le sentiment de pénétrer dans les coulisses de la politique. Les politiques ont appris à maîtriser cette forme subtile et hypocrite de communication, pour dévoiler ce qu’ils n’osent dire en public, tester sans risque une idée, prendre leurs distances à l’égard d’une décision qu’ils sont contraints d’assumer ou, plus banalement, pour nuire à leurs concurrents. On dirige ses confidences off contre ses propres amis politiques bien plus souvent que contre ses adversaires car, de ceux-ci, on peut dire du mal au grand jour… Soumis à la fois à l’offre grandissante des politiques et à la demande des lecteurs (fortement relayée par la pression des rédactions en chef), les journalistes politiques produisent donc du off à jet continu, sans trop se préoccuper de savoir à quelle manipulation ils se prêtent. Cette matière informative est commode puisque, par définition, invérifiable. De plus, elle aide à entretenir les bonnes relations.
10Sur le plan de la déférence, les dernières années ont cependant été marquées par une double évolution positive. D’une part, les liens de subordination des grands médias télévisuels par rapport au pouvoir politique se sont distendus, même dans le service public. La pression de l’audimat est infiniment plus forte – et plus pernicieuse – que ce qu’on appelait « les pressions » au temps de l’ORTF, quand la France télévisuelle s’apparentait aux républiques bananières. La télévision maîtrise son traitement de l’actualité politique. Si elle en rend désormais peu ou mal compte, la cause en est soit le dynamisme insuffisant de ses journalistes, soit la conviction, à tort ou à raison, que la politique n’attire plus l’audience. D’autre part, le développement dans la presse écrite de ce qu’on baptise le « journalisme d’investigation » a peu à peu gommé les effets néfastes de la connivence. Dans les rédactions, depuis une dizaine d’années, de véritables conflits ont éclaté entre les spécialistes de la politique et les « fouille poubelles », les enquêtes de ceux-ci sur les turpitudes de certains élus perturbant évidemment les relations cordiales de ceux-là. Peu à peu, les comportements des journalistes spécialisés changent, les solidarités affectives se distendent, les regards se font plus aigus. Cette saine modification du comportement journalistique n’évite pas l’excès, comme si les journaux avaient à faire oublier leur prudence passée par une combativité toute neuve. Pour certains, désormais, la vie politique se résume quasiment aux « affaires ». Cette évolution, positive au regard des exigences professionnelles, contribue donc à la détérioration de l’image de la politique. On peut néanmoins se demander si le surcroît de pugnacité des médias est le résultat d’une meilleure prise en compte des exigences éthiques par la profession ou, plus simplement, le reflet de la dépolitisation de la société. L’opinion ne jugeant plus la politique respectable, les journalistes suivraient le mouvement en ne la respectant plus autant qu’avant…
La déchéance du politique
11Plus profondément, l’évolution du panorama politique français lui a fait perdre une partie de son attrait journalistique. La stabilité institutionnelle et gouvernementale de la ve République a succédé aux jeux partisans, incessants et complexes, de la ive. L’alternance de 1981, dotant la gauche d’une culture de gouvernement, gommant peu à peu les clivages les plus épineux, a relégué au rayon des farces et attrapes l’épouvantail du « choix de société ». L’écroulement de l’empire soviétique a sonné la fin des grands affrontements idéologiques. Le libéralisme dominant a progressivement transféré vers l’entreprise et le marché les ficelles du pouvoir. Il a fallu l’émergence de l’extrême droite pour raviver la passion. Demain, peut-être, la remise en cause des conséquences de la mondialisation relancera-t-elle l’âpreté des débats.
12Les centres de formation agréés par la profession sont de bons baromètres des « secteurs porteurs » du journalisme. Jadis, le rêve de nombreux jeunes journalistes était de signer les critiques cinématographiques ou théâtrales des quotidiens élitistes ; naguère, la politique attira les étudiants, l’économie prenant le relais lorsqu’il s’avéra que le vrai pouvoir y résidait ; aujourd’hui, dans les écoles, on ne jure plus que par les « problèmes de société », les modes de vie. Le même constat peut être fait à propos des thèmes de couverture des newsmagazines : jadis, la politique, qui avait motivé la création de ces journaux, dominait sans partage ; aujourd’hui, elle a cédé la place au « sociétal » et à la gestion du patrimoine. La disparition des grandes émissions politiques des programmes des chaînes généralistes est un autre exemple de cette évolution. Là encore, la profession s’inscrit dans l’air du temps bien plus qu’elle ne le suscite. Mais, s’y adaptant, elle l’amplifie.
13Après le foisonnement, sympathique mais désordonné et déraisonnable, de la période 1945-1960, les entreprises de presse ont découvert qu’elles étaient, aussi, des entreprises et, à ce titre, soumises aux lois de l’économie. Aux directeurs journalistes ont souvent succédé des gestionnaires, et parfois des comptables. Les cimetières de journaux se sont remplis, les fusions se sont multipliées, la rentabilité a pris le pas sur la performance professionnelle, le conformisme sur l’originalité. Les journaux sont devenus des produits commerciaux, formatés. Et l’information elle-même est traitée comme une marchandise : on en retient de plus en plus non ce qui semble important, mais ce qui est séduisant pour attirer les lecteurs-auditeurs-téléspectateurs. L’information est moins tournée vers l’événement, et davantage vers les goûts et les attentes du public. Le traitement journalistique de l’actualité politique subit, du coup, la défaveur de la politique, reléguée au second plan de l’actualité puisqu’elle « ne fait plus vendre ».
L’information, victime de la communication
14Suiviste, et même victime, le journalisme politique l’est encore par rapport aux exigences modernes de la communication. Et singulièrement de la contagion publicitaire. Pour être efficace, le message publicitaire doit être simple ; pour être simple, il doit être bref. La « petite phrase » qui fait mouche, ciselée, lapidaire, parfois vacharde, est la forme politique du slogan publicitaire. Elle fournit le titre de l’article, la citation sonore de vingt secondes dans un sujet de trois minutes au JT de 20 h. Évidemment, sa brièveté exclut l’argumentation, et davantage encore la nuance. Réduisant les opinions à leur plus simple expression, elle radicalise le débat. Et infantilise le citoyen. Les médias raffolent et abusent de cette forme, à la fois rudimentaire et sophistiquée, de la communication car elle répond à leur souci d’efficacité et de rapidité. La percussion du slogan est, pour eux, pain bénit face à la langue de bois, creuse et pâteuse. Le débat démocratique semble plus vivace, mais n’y gagne pas vraiment en intelligence.
15Média de masse, la télévision fait l’objet d’une attention particulière. Les candidats à toute élection savent bien qu’une apparition à l’écran leur permet de « toucher » plus d’électeurs que des centaines de meetings. Mais le traitement de l’actualité politique dans les journaux y est particulièrement délicat. La menace du zapping y impose plus qu’ailleurs la brièveté, donc le lapidaire. Les interviews doivent être hachées, les débats vifs et décousus, sous peine de lasser. De plus, la télévision, c’est de l’image, et la politique, contrairement aux faits divers, ne fournit que de l’image pauvre. Les « ballets de portières » des arrivées ministérielles dans la cour de l’Élysée, même agrémentées de quelques déclarations, ne permettent guère de retenir l’attention. Il ne faut jamais oublier qu’un grand événement sans image est un petit événement pour la télévision. Vecteur dominant, et parfois exclusif, de l’information des citoyens, elle ne peut répondre aux impératifs d’un débat démocratique de bon niveau.
16Tout comme les entreprises, naguère peu performantes en matière de relations publiques, les organisations politiques, les officines ministérielles et les écuries présidentielles ont appris à utiliser les méthodes les plus performantes de la communication. Leur savoir-faire est sans commune mesure avec ce qu’il était il y a deux ou trois décennies, au temps de la « propagande » simplette. La publicité politique étant interdite, les médias constituent le seul débouché de cette communication. D’où une instrumentalisation croissante du système d’information, illustrée là encore par la dernière présidentielle. On y a vu les états-majors tenter, avec succès, de contrôler de bout en bout dans les moindres détails l’image qu’ils entendaient donner de leur poulain, sélectionnant les journalistes accrédités, choisissant les sujets, les lieux, les thèmes des reportages, imposant leur calendrier, leurs angles. Face à cette professionnalisation de la communication politique, l’évolution du système d’information ne s’est pas faite au diapason. Les exigences de la productivité et de la rentabilité, l’accélération des techniques de fabrication, ajoutées aux coûteuses lourdeurs de l’impression et de la diffusion propres aux entreprises de presse écrite, privent les rédactions du temps, des moyens et des compétences nécessaires pour traiter comme il devrait l’être le déploiement de la communication. La « mise en examen » de la communication politique, pour la compléter, la corriger, la démentir ou la confirmer, devrait être un réflexe élémentaire. Or, c’est un luxe que peu de rédactions peuvent s’offrir. Tout journal se fabrique dans la précipitation et, désormais, à l’économie. Les « communicants » le savent, et utilisent avec habileté ce talon d’Achille. La place prise par les sondages dans les journaux est l’un des symptômes de cette faiblesse ; ils remplacent ce qui, sans eux, devrait faire l’objet d’enquêtes approfondies et de reportages originaux.
17L’évolution gestionnaire de la presse est irréversible. L’atténuation des enjeux et des clivages politiques l’est-elle aussi ? Leur revitalisation ne dépend pas, pour l’essentiel, des journalistes. Dans ce domaine, que peut-on attendre de la profession ? Qu’elle descende de son piédestal. Qu’elle ne se considère plus – et qu’on ne la considère plus comme le « quatrième pouvoir ». Ce concept, accentué par la fascination télévisuelle, lui a causé bien du tort, plaçant trop souvent les journalistes, éditorialistes prestigieux ou stars du petit écran, sur la scène de l’actualité, aux côtés des autres pouvoirs, leur faisant perdre leur statut d’observateurs et de médiateurs. L’information a du pouvoir ; elle n’est pas un pouvoir. Elle est – elle devrait être – par essence, par hygiène, contestataire du pouvoir. Elle est – elle devrait être – un contre-pouvoir, permanent, pas agressif mais exigeant. Ambitieux, mais modeste. Bref, à sa place, non pas dans, mais face à la politique.