CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’espace fascine beaucoup de gens. C’est un des sujets les plus populaires à la télévision et dans les autres médias ouvrant l’imagination du public à l’immensité et la puissance de l’univers. À l’aube du xxie siècle, en particulier, le thème majeur des médias était « Voilà 2001 : une odyssée spatiale devient-elle une histoire vraie ? » Bien qu’il y ait eu plusieurs rapports sur les échecs du lanceur H-2 et de quelques satellites, le public se montre encore fasciné par l’espace. Les activités de l’homme sont particulièrement suivies comme la mission de construction de la Station Spatiale Internationale et la performance du spécialiste de mission japonais, Koichi Wakata, qui a joué un rôle majeur dans le vol STS-92 de la Navette spatiale.

2Cependant, le développement spatial japonais n’a pas été motivé seulement par la fascination pour l’espace. Il répondait à un objectif national cohérent et indiscutable : se mettre à niveau de la technologie spatiale européenne et américaine. Il était principalement défendu par les ingénieurs, obligés à la fin des années 1960 d’accepter l’intervention américaine dans leur développement technologique, mais ce seul ressentiment n’aurait pas suffi à convaincre les contribuables. Pour ces ingénieurs, la chose la plus importante était de créer une justification capable de fournir un financement solide leur permettant d’atteindre leurs objectifs : développer une capacité technologique comparable à celle des États-Unis et de l’Europe, en cultivant l’image de l’espace liée « au rêve de l’espèce humaine ».

3De quelle façon, le public japonais perçoit-il les activités spatiales et comment ces perceptions influencent-elles le processus de décision du spatial japonais ? La première partie examine les discours tenus par les journaux avec une approche qualitative et quantitative pour analyser la couverture des questions spatiales et la manière dont elles sont présentées au public. La deuxième partie étudie la façon dont le public reçoit les images de l’espace produites par la NASDA (NAtional Space Development Agency) et le gouvernement au travers des mass medias[1].

La NASDA, les médias et l’espace

La faiblesse structurelle des médias publics japonais

4Avant d’étudier le rôle des médias publics, il convient d’examiner la structure du pouvoir des médias japonais. Depuis l’apparition des journaux, la responsabilité immédiate des médias est de critiquer le processus de décision politique effectué hors de tout regard. Dans de nombreux cas, les médias sont perçus comme un quatrième pouvoir ou le chien de garde des pouvoirs administratif, politique et judiciaire. Les médias publics japonais, en particulier ceux qui ont une large distribution nationale, se voient eux-mêmes comme investis de la mission de critiquer et d’influencer les pouvoirs de l’État.

5Cependant, quand on en vient à la politique spatiale, les médias japonais tendent à perdre leur pouvoir de critique pour se faire les messagers du discours gouvernemental. Une des raisons tient au fait que les programmes spatiaux sont traités par des journalistes qui appartiennent au département Science. Ces derniers ont tendance à considérer la technologie spatiale comme un moyen de développer la connaissance scientifique et de transformer leurs rêves en réalités. En ignorant les effets économiques, sociaux et politiques des programmes spatiaux, ainsi que les aspects de compétition et coopération, leurs reportages ont tendance à montrer sous un jour enchanteur les réalisations techniques et les progrès des hommes. Cette attitude contraste fortement avec les rapports sur les programmes d’énergie nucléaire. Le Japon étant le seul pays à avoir fait l’expérience d’un holocauste nucléaire à Hiroshima et Nagasaki, les médias japonais, et en particulier les journaux libéraux comme Asahi et Mainichi, sont très critiques envers les programmes nucléaires gouvernementaux. Ils expriment en général les réactions du public sur la politique nucléaire, mais pas la logique du Gouvernement dans la poursuite de ces programmes. La tendance éditoriale donne au public une image du type « l’espace est bon, le nucléaire est mauvais ».

6De plus, la structure particulière du journalisme japonais encourage les journaux et les journalistes à dépendre de l’information publique fournie par la NASDA. Depuis le début de l’ère Meiji, les journalistes japonais forment des « Clubs de presse » qui excluent la compétition dans l’accès à l’information délivrée par les porte-parole des ministères et des agences. Les journalistes des principales agences ont leur siège réservé dans le « Club de presse » et participent aux conférences de presse quotidiennes. Il s’agit d’un confortable « salon [2] » particulier permettant d’établir des relations directes avec les porte-parole et de recevoir l’information au moindre effort. Bien sûr, ce type de club existe dans d’autres pays mais dans le cas du Japon, les « Clubs de presse » sont au cœur du réseau social des journalistes et contribuent à renforcer leur propre statut. Cela tient en partie au fait que les agences publiques japonaises n’ont pas de mécanisme adapté à une libre diffusion de l’information et que ces journalistes ont ainsi un accès privilégié. L’utilisation de ces clubs produit une grande similitude dans la couverture des nouvelles puisque l’information fournie est identique et que les journalistes ne poussent pas plus loin leurs investigations. Dans la mesure où le Club de presse a été établi pour limiter la compétition et accroître l’efficacité de la collecte d’information, ce n’est pas une grande surprise.

7Depuis le milieu des années 1990, néanmoins, l’information sur l’espace glisse progressivement vers la critique, du fait des échecs des lancements et des dysfonctionnements des satellites. Les principaux journaux ont considéré ces échecs comme un gaspillage de l’argent des contribuables et ont fait valoir que le Japon n’avait pas besoin de ses propres lanceurs si leur fiabilité était trop incertaine. En liaison avec la critique générale de l’inefficacité de la bureaucratie et de l’administration publique, la NASDA a été présentée comme une de ces agences gaspilleuses telle que l’agence « des autoroutes japonaises », construisant des routes dans des zones rurales à faible demande, ou la corporation gouvernementale de prêts pour le logement, qui réalise de fortes pertes et réclame un fort soutien financier public. Cependant, comme nous le verrons, ces critiques n’apparaissent que très brièvement et la couverture continue majoritairement à mettre en valeur le côté captivant du développement spatial.

La présentation dans les journaux des questions relatives à l’espace

8Cette partie étudie les articles de seize journaux japonais. Cinq d’entre eux — Asahi Yomiuri, Mainichi, Sankei et Nikkei — sont des journaux nationaux à très large diffusion [3] dotés d’une forte capacité d’influence sur l’élaboration de l’opinion. Trois d’entre eux — Nikkan Kogyo (Le quotidien de l’Industrie), Nikkei Sangyo (L’économie et l’industrie japonaises) et Nihon Kogyo (L’industrie japonaise) — sont des publications spécialisées. Leur diffusion est moindre mais leur influence est réelle dans l’industrie spatiale. Les huit autres journaux – Hokkaido, Kahodu, Tokyo, Chunichi, Kyoto, Kobe, Nishinihon, Chugoku – sont des journaux régionaux à diffusion limitée. Dans la mesure où ces journaux régionaux n’ont pas un personnel important, leur couverture des questions spatiales dépend fortement des agences de presse telles que Kyodo Press, Jiji Press, Associated Press et l’Agence France-Presse.

9L’analyse quantitative de la couverture des informations sur l’espace dans ces seize journaux a été faite à partir d’une base de données recensant les articles publiés entre mars 2000 et juin 2001. Les articles ont été classés en dix-huit catégories en fonction de leur contenu [4] et chaque article a été crédité d’un nombre particulier de points selon son contenu et sa longueur [5].

10Si l’on totalise les points pour chaque catégorie, on constate une nette prééminence de l’« espace habité ». On comprend facilement que l’homme dans l’espace soit un sujet attractif et qu’il y ait un fort intérêt des lecteurs pour le suivi détaillé des activités des astronautes japonais. Toutefois, cela n’explique pas une telle sur-représentation qui conduit le public à associer l’image de l’espace à la présence humaine. L’explication tient à la façon dont les journaux sont informés par la NASDA qui utilise les vols habités et les astronautes japonais comme têtes d’affiche pour attirer l’attention des politiques et du public. Bien que la NASDA ne dispose pas de moyens propres pour emmener des hommes dans l’espace, elle considère que la mise en valeur des activités humaines justifiera les dépenses importantes consacrées au module Kibo [6] et peut-être au futur système de transport spatial HOPE. De fait, presque tous les articles soutiennent la présence de Japonais dans l’espace et en font l’éloge, et l’on ne trouve virtuellement aucune critique du coût de ces activités ou de la dépendance japonaise par rapport aux moyens américains. Cela tient à la stratégie médiatique de la NASDA et du Club de presse qui conduit les journalistes à rendre compte de leurs vues et exclut toute possibilité de critique.

11La catégorie « science » vient juste après celle de l’espace habité. Les articles sur la science planétaire apparaissent fréquemment et parfois en première page des journaux nationaux. Cela tient à l’existence de nombreux passionnés de l’espace, des astronomes amateurs et des chasseurs de comètes intéressés par les nouveaux développements de l’astronomie [7], mais aussi au fait que les nouvelles spatiales sont couvertes par le département Science dans la plupart des journaux. Leur tâche principale est de suivre le développement de la science et de la technologie et la publication de photos attrayantes du télescope spatial Hubble ou du télescope Subaru [8] répond à leurs propres centres d’intérêt.

12Au bilan, 40 % de la couverture spatiale est consacrée aux vols habités et à la science. Si l’on inclut d’autres catégories spectaculaires, telles que les lanceurs, la navette spatiale, Mars et Mir, on arrive à 67 % d’informations sur le « côté brillant et attirant ». Cela suggère que le public japonais est appelé à recevoir une image de l’espace excitante, mystérieuse, magnifique, futuriste, de progrès et de fantastique qui laisse peu de place à la critique des politiques de la NASDA et du gouvernement.

13La situation est la même avec les journaux régionaux qui partagent les mêmes sources d’information et disposent de moyens humains et financiers moindres. De toute façon, il est clair que les journaux apprécient, comme leur source la NASDA, de créer une image de l’espace spectaculaire et brillante. De leur côté, les journaux industriels sont plus enclins à traiter des questions politiques, technologiques et industrielles. De fait, le nombre de commentaires critiques est relativement élevé, alors qu’ils sont rares dans les autres journaux. Cependant, compte tenu de la faible diffusion des journaux industriels, ce type de couverture touche les lecteurs impliqués dans l’activité spatiale et industrielle tandis que le public dans son ensemble reste peu informé des applications et des questions de politique spatiale.

14De même, les journaux nationaux et régionaux ont largement couvert l’épisode de la fin de la station Mir, mais les journaux industriels s’en sont presque désintéressés. La désorbitation de Mir pouvait représenter une menace pour le Japon et le risque de chute sur le territoire japonais de Mir, ou d’un de ses modules, a suscité des préoccupations croissantes. Une telle insistance sur l’affaire Mir a aussi révélé la méfiance des médias japonais à l’égard de la technologie et des déclarations du gouvernement russe [9]. Cependant, ces réactions hystériques ont été très limitées dans le temps. L’épisode Mir a été couvert en mars-avril 2001 et oublié aussitôt passé.

15La concentration sur certains sujets particuliers s’explique par la nature-même de l’information, comme en septembre-octobre 2000, la couverture du vol de l’astronaute Wakata participant à la construction de la station spatiale. Bien que le vol ait duré moins de deux semaines, l’ampleur de l’information fournie par la NASDA, et retransmise par les journaux, en avait fait à la fin une icône du développement de l’espace.

16Les différentes catégories sont donc inégalement représentées. Les traits symboliques de l’exploration sont systématiquement privilégiés avec le souci de souligner que les rêves deviennent réalité. Alors que le processus de décision est très transparent au Japon et que les réunions du Comité de pilotage de l’espace (SAC) sont ouvertes, la presse japonaise ne voit pas l’intérêt d’en rendre compte. En d’autres mots, les journaux et les moyens de communication de masse sont incompétents pour critiquer la politique spatiale japonaise et ne semblent pas avoir conscience du fait que les programmes spatiaux sont financés par l’argent des contribuables.

Le discours des journaux

17Comment les nouvelles sont-elles présentées dans les journaux ? Nous prendrons comme exemple les éditoriaux des principaux journaux nationaux et régionaux au moment du succès de la fusée H-IIA, à la fin d’août 2001. Le choix des éditoriaux tient à plusieurs raisons. Les lecteurs et les hommes politiques eux-mêmes portent davantage d’attention à ce type de commentaires, souvent assortis de belles photos, et même les lecteurs peu intéressés les voient. De plus, ces papiers sont censés être originaux pour chaque journal même si les descriptions détaillées sont semblables.

18Commençons par la comparaison des titres. Le plus optimiste est celui de Sankei[10], mais la plupart des autres titres laissent entrevoir un doute quant à la fiabilité et la compétitivité de H-II dans le futur. Ils encouragent plus ou moins les efforts de la NASDA et de l’industrie mais Asahi[11], par exemple, n’est pas convaincu du caractère compétitif du lanceur sur un marché déjà saturé.

19Si l’on analyse le contenu des éditoriaux, un certain nombre d’entre eux suggère que le futur du H-II n’est pas encore très brillant, que le développement spatial japonais manque de stratégie d’ensemble et évoque la fusion des trois agences responsables de l’espace [12]. Seul Yomiuri souligne l’absence de structure administrative adéquate pour l’élaboration d’une stratégie cohérente de l’espace et Nikkei prône la nécessité d’analyser le marché de lancement. Sankei représente l’exception en dessinant une peinture optimiste du futur du H-IIA, sans évoquer le caractère sévèrement concurrentiel du marché des services de lancement.

20L’analyse des discours montre que la compréhension précise des difficultés du marché des lancements, de la réalité de la compétition et de la nécessité d’une stratégie d’ensemble fait défaut. Les journaux identifient mal les enjeux extérieurs comme d’ailleurs le SAC et la NASDA. Ainsi que Mainichi le souligne, le spatial japonais a été conduit selon le concept de « rattrapage » et, de fait, le SAC et la NASDA se sont appliqués à développer des technologies de classe internationale [13]. Cette idée du rattrapage a été si influente que les journaux ont été conduits à penser qu’il fallait être compétitif à l’échelle internationale dans tous les domaines, science incluse. Il n’y a d’ailleurs guère de discussion pour savoir quelle activité doit être prioritaire. En d’autres mots, le paradigme élaboré par le SAC et la NASDA est reproduit et renforcé par les journaux et les lecteurs. Un paradigme aussi bien implanté est difficile à changer et le succès du H-IIA renforce sa pérennité.

Le service des relations publiques de la NASDA

21En plus des journaux et des agences, la NASDA dispose de ses propres canaux de communication. La plus grande importance est ainsi donnée à l’accès Internet. La NASDA fournit des informations très complètes et détaillées sur les programmes, le personnel et l’organisation de la NASDA [14]. À partir de la page d’accueil, les utilisateurs peuvent avoir les dernières nouvelles, des clips sur les lancements et les satellites, des images de télédétection et de nombreuses informations sur les projets. Les pages des autres agences nationales ou européennes fournissent aussi des informations de ce type mais la plus grande différence est que la NASDA privilégie l’accès des jeunes générations plutôt que celui des professionnels. Les pages d’accueil du CNES, de l’ESA, de la DLR ou du BNCS sont construites selon les sujets et les projets. La plupart de ces sites mettent en avant les nouvelles alors que la NASDA se veut plus colorée et conviviale pour les jeunes générations. Elle fournit aussi une information pour enfants appelée « centre d’information spatiale » qui décrit l’histoire et les technologies du développement spatial, le public visé étant celui des enseignants et des élèves.

22Cette orientation vers les enfants des écoles se retrouve dans d’autres activités. La NASDA sponsorise et anime différents programmes d’approfondissement : le « Collège cosmique » pour les jeunes adolescents, le « camp de la science » pour les élèves de lycées, les écoles d’été pour les bacheliers, « l’école de l’espace ». La NASDA envoie également des représentants dans les écoles ainsi que dans les conférences publiques. De nombreux matériaux vidéo, comme les photos, les dessins sur ordinateurs, les enregistrements vidéo et les CD-ROM expliquent les satellites et les activités de la NASDA de manière très colorée afin de retenir l’attention des enfants.

23De plus, les centres de la NASDA à Tsukuba, Tanegashima, Hatoyama (pour l’observation de la Terre) et Kakuta (pour les moteurs de fusée) permettent des visites du public presque tous les jours et invitent le public à découvrir les réalisations spatiales pendant les vacances de printemps ou d’été ainsi que pendant un week-end de septembre. À ces occasions, qui attirent près de 3 000 habitants locaux, ces centres proposent de nombreuses activités comme des rallyes (des questions sur le développement spatial japonais sont affichées sur les murs de buildings et les enfants qui répondent correctement gagnent un prix), la fabrication de fusées à eau (les enfants découvrent comment les fusées volent en utilisant des bouteilles de plastique vides) ou des conférences par des astronautes japonais. Les centres de la NASDA semblent se transformer en parcs d’attractions mais l’ambition est d’enseigner aux enfants en les amusant.

24Parallèlement, la NASDA fournit différentes informations aux professionnels, c’est-à-dire aux ingénieurs et aux commerciaux. Les communiqués de presse de la NASDA, publiés en moyenne tous les 3 jours, fournissent des informations mises à jour sur les projets, les décisions administratives et tous les événements sponsorisés par la NASDA. Certes, toutes les agences produisent des revues de presse mais leur fréquence, leur degré d’approfondissement et leur nombre sont très différents. Ainsi, en 2000, l’ESA, le CNES et la DLR ont respectivement sorti 78, 52 et 51 numéros tandis que la NASDA en publiait 250. Un tel volume d’information peut faire penser que la NASDA recherche la transparence et le soutien des professionnels bien que l’information aille toujours plus ou moins du sommet vers la base.

25L’autre service de la NASDA est un espace appelé « NASDAi ». Il est destiné à augmenter la transparence des activités de la NASDA et à fournir des ressources variées pour les besoins de la recherche et des médias. Situé dans le site principal de la NASDA, il est ouvert à tous pour la consultation de livres et informations sur les satellites ainsi que du matériel audiovisuel. Il permet aussi de communiquer avec les responsables de relations publiques. Les éditeurs, directeurs de publication, journalistes, producteurs télé, dessinateurs peuvent librement utiliser des photos, des images et des films de satellites ou de lanceurs. Un tel service n’existe nulle part ailleurs au Japon et peu d’agences spatiales en fournissent l’équivalent.

26Bien que ces services de relations publiques ne visent pas une audience de masse, ils ont certainement une influence directe sur les passionnés. L’objectif de la NASDA est d’augmenter le soutien du public et d’influencer le pouvoir de décision afin de garantir le niveau de financement. Les services de relations publiques visent particulièrement les générations les plus jeunes. La stratégie poursuivie est de donner de l’espace une image « brillante et séduisante » et de montrer que les développements spatiaux réalisent les rêves. D’un autre côté, cela renforce la tendance à identifier les réalisations spatiales à un défi technologique ce qui masque l’importance des utilisations spatiales et la complexité du processus de décision. En d’autres mots, il s’agit de reproduire et de renforcer la politique technologique de la NASDA au détriment d’une stratégie spatiale plus globale incluant les utilisations et la commercialisation de l’espace. Bien évidemment, la NASDA, en tant qu’agence de recherche et de développement, n’a pas vocation à enseigner la réflexion stratégique aux jeunes générations mais dans la mesure où l’image fournie par la NASDA est trop présente, il sera plus difficile, pour les jeunes générations comme pour les plus vieilles, de penser l’espace comme un lieu d’activité stratégique et politique.

L’opinion publique et l’espace

Les réactions et l’intérêt du public

27Comment le public japonais reçoit-il cette information et comment réagit-il à cette publicité de la NASDA et des médias ? Pour le savoir, nous avons utilisé les sondages d’opinion financés par la Fondation japonaise pour l’Espace. Dans la mesure toutefois où les sondages sont effectués par une agence indépendante [15], nous pouvons considérer ces données comme fiables [16].

28L’enquête demandait d’abord le type de domaine spatial considéré comme le plus intéressant [17]. Les résultats mettent en valeur plusieurs éléments. Le nombre de personnes intéressées par les lanceurs, la station spatiale et le développement des activités japonaises n’est pas celui que la NASDA souhaiterait. De plus, le développement des activités dans le monde est considéré comme plus intéressant que celui du Japon. Enfin, les élèves des écoles primaires et secondaires, qui représentent la principale cible des activités de sensibilisation de la NASDA, ont un intérêt nettement moindre pour le développement spatial et les activités « brillantes et attirantes ». Parallèlement, le public japonais considère en général que l’astronomie et la science planétaire sont particulièrement intéressantes ce qui laisserait penser à un renforcement du soutien à l’ISAS (Institute for Space and Astronautical Science).

29La deuxième question portait sur le degré de sensibilisation et de connaissance des institutions et activités spatiales japonaises. Si l’on note les réponses de 1 à 5, il apparaît que l’espace habité est le mieux connu, alors que le lanceur H-II et la station spatiale internationale ont des résultats moindres que le développement des satellites ou l’observation de la Terre. Le public semble ainsi relativement peu marqué par la couverture médiatique qui privilégie plutôt H-II et l’ISS par rapport aux applications. L’autre point notable est l’absence de lisibilité de l’ISAS. Bien que le public soit intéressé par l’astronomie et les sciences planétaires, il semble tenir en peu d’intérêt l’institution qui en a la responsabilité. Le sondage montre aussi l’absence de sensibilisation des plus jeunes par rapport aux enseignants.

30La troisième question considère la façon dont le public accède aux informations sur les activités spatiales. Les réponses multiples autorisées font apparaître une influence limitée des médias. Le public utilise différents autres canaux parmi lesquels les livres et les musées jouent un rôle important. Une des raisons expliquant l’importance des livres, pour les jeunes comme les adultes, tient à la popularité des « comics » ou Manga [18] dont un grand nombre, ainsi que des programmes d’animation TV, se concentrent sur l’espace. Ainsi le « Passeport Bleu », qui est actuellement publié dans un magazine hebdomadaire Manga, raconte l’histoire d’un garçon qui veut devenir astronaute, confronté à de multiples difficultés et parvenant finalement à son but. Ce Manga décrit de nombreux aspects de l’exploration spatiale, du monde des astronautes et des réalisations spatiales et il connaît un grand succès au sein d’un marché concurrentiel. La NASDA aide l’auteur de « Passeport Bleu » en lui fournissant de nombreuses informations très détaillées sur l’entraînement des cosmonautes, les satellites et les activités de la NASDA de telle sorte que l’histoire semble réelle.

31Cependant, d’un autre côté, il apparaît que les activités propres de relations publiques de la NASDA ont une portée limitée sur ceux qui en sont l’objet : les jeunes générations. Il y a peut-être cependant un effet de synergie entre les Manga, fournissant l’information du grand public, et l’intensification des efforts de relations publiques de la NASDA si l’on en croit l’augmentation du nombre des visiteurs des centres en croissance tous les ans [19] ainsi que l’augmentation rapide des membres de « NASDAi » depuis son inauguration en novembre 2000.

32Le sondage donne aussi une image intéressante de ce que peuvent être les activités spatiales japonaises dans un proche avenir. De nombreuses personnes, parmi lesquelles les professeurs et le public en général, soutiennent l’idée que le développement spatial japonais doit se concentrer sur les satellites utiles à la société et à la vie quotidienne. Plusieurs, particulièrement chez les élèves de l’élémentaire, considèrent que le budget de l’espace doit être limité afin de pouvoir financer d’autres activités. On note aussi la faiblesse relative du soutien en faveur des vols habités et de la compétition industrielle et technologique. Le public ne semble pas apprécier la stratégie vers laquelle la NASDA et les industriels s’orientent actuellement. De même à la question sur les risques à prendre, les jeunes considèrent qu’il faut les limiter alors que la majorité des adultes considère qu’ils sont acceptables jusqu’à un certain point.

33L’enquête étudie aussi les buts et objectifs du spatial japonais. La réponse la plus populaire est que la NASDA doit développer la technologie spatiale afin de créer une société meilleure et développer la connaissance sur l’espace. D’un autre côté, assez peu de gens considèrent que la technologie spatiale japonaise doit être orientée vers le développement de technologies autonomes ce qui est, en réalité, le but de la stratégie à long terme de la NASDA. Le public japonais ne semble pas spécialement soutenir l’idée de devenir une super-puissance technologique, pas plus que d’entrer en compétition avec les États-Unis pour échapper à leur monopole. Le public japonais ne perçoit pas l’activité spatiale comme stratégique mais plutôt comme domestique et académique. Ce résultat semble coïncider avec l’analyse du contenu des journaux qui tendent à influencer la perception par le public de l’espace en tant que lieu d’activité scientifique et académique.

34Pour finir, le sondage interroge sur le niveau souhaitable de financement public de l’espace. La majorité des adultes considère que le niveau actuel est adéquat mais de nombreux jeunes pensent que le budget spatial doit être réduit, voire supprimé, et le nombre des indifférents, toutes catégories confondues, est élevé. Ainsi en dépit des efforts de la NASDA, les jeunes générations ne soutiennent pas un développement spatial ambitieux et il est donc logique de leur point de vue de considérer sa réduction.

35Les résultats d’enquête montrent que la stratégie de la NASDA pour présenter l’image de l’espace comme un rêve n’est pas aussi couronnée de succès qu’il aurait pu le sembler à la lecture des journaux. Le public japonais considère que le développement spatial ne doit pas être trop risqué, trop ambitieux, ni trop tourné vers la technologie. À la place, il voit l’espace comme un moyen d’améliorer la qualité de la vie et de la société. Les jeunes générations sont peu influencées par la vision des médias et les relations publiques de la NASDA, et ont une perception très réaliste de l’espace. La succession d’échecs (H-II et ETS-VII en 1999 et M-V en avril 2000) qui est apparue choquante a pu contribuer aux résultats de cette étude conduite à l’été 2000. Le phénomène est toutefois plus vaste et l’absence d’enthousiasme des jeunes générations peut devenir un souci sérieux pour la NASDA et le Gouvernement ce qui expliquerait l’orientation jeunesse des activités de sensibilisation de la NASDA.

Conclusion

36La perception sociale dépend de la compréhension subjective des gens ordinaires et pas seulement des médias et des services de relations publiques. La stratégie médiatique de la NASDA et du gouvernement japonais vise à créer une image de l’espace qui enthousiasme les jeunes générations. Mais la réponse du public japonais, et en particulier des jeunes, reste froide. L’ambition de la NASDA pour atteindre un niveau technologique international, acquérir une technologie autonome et être compétitive sur le marché international, est fortement ébranlée par l’attitude du public qui marque sa préférence pour une utilisation des technologies spatiales plutôt tournée vers l’amélioration de la qualité de la vie.

37Ce fossé entre intention politique et perception du public rejaillit sur la question de la réforme administrative en cours. La NASDA doit fusionner avec l’ISAS et le NAL pour améliorer les synergies et l’efficacité globale. Il est important de remarquer que cette orientation a été voulue par un Premier ministre qui prête une grande attention à l’opinion publique. En d’autres mots, l’intégration des trois agences répond au souhait du public japonais et la NASDA ne peut pas continuer à ignorer les aspects sociétaux de l’espace. Il n’est pas encore certain que la politique spatiale japonaise s’orientera vers une approche plus tournée vers les applications et la société, mais la pression existe en ce sens. Pour le public, ce n’est plus le temps de vouloir rattraper les premiers ou de développer une technologie autonome mais bien de considérer les moyens d’utiliser la technologie spatiale pour rendre aux contribuables leur argent.

Notes

  • [1]
    Utilisation des sondages réalisés par la Fondation japonaise de l’Espace, filiale de la NASDA.
  • [2]
    En français dans le texte.
  • [3]
    Yomiuri distribue par exemple plus de 80 millions d’exemplaires.
  • [4]
    Ces catégories sont la science, l’espace habité, les lanceurs, l’administration, l’industrie, la station spatiale internationale, l’observation de la Terre, le positionnement (GPS), les applications (sauf GPS et observation), les satellites technologiques, les télécommunications, Mars, la Défense (information spatiale), la technologie, Mir, la Navette, l’espace chinois, divers.
  • [5]
    Les articles les plus importants comme les éditoriaux, les articles en première page et les articles d’une page ont reçu trois points. Les articles très courts (souvent des flashs d’information) ont reçu un point et tous les autres deux. De ce fait, les valeurs ne reflètent pas la fréquence de couverture mais la fréquence, l’importance et l’impact donné à l’information par chaque journal.
  • [6]
    Appelé aussi JEM pour Japanese Experiment Module et destiné à rejoindre la Station Spatiale Internationale (en anglais ISS).
  • [7]
    De nombreuses nouvelles comètes ont été découvertes par des astronomes amateurs japonais telles que Hyakutake et Ikeya-Seki.
  • [8]
    Le télescope Subaru est développé et utilisé par l’Observatoire Astronomique National du Japon avec le soutien du ministère de l’Éducation, la Culture, les Sports, la Science et la Technologie, mais il est situé à Hawaï aux États-Unis.
  • [9]
    Le niveau d’inquiétude contraste nettement avec l’épisode Cassini-Huygens où les gens craignaient aussi qu’un réacteur nucléaire ne tombe sur le Japon.
  • [10]
    « Applaudissements pour la technologie qui a surmonté les difficultés ».
  • [11]
    « Est-il possible d’attirer des contrats ? »
  • [12]
    Il s’agit de la NASDA responsable des satellites et des lanceurs, de l’ISAS qui est l’agence scientifique et du NAL, le laboratoire d’aéronautique.
  • [13]
    Cela s’applique à tous les domaines sauf peut-être le militaire.
  • [14]
  • [15]
    Il s’agit de l’Institut de l’Ingénierie Future.
  • [16]
    L’enquête a été menée sur 1716 interviewés divisés en 5 catégories : public général choisi dans 7 villes importantes et populations scolaire et étudiante répondant à des questionnaires par courrier. Le ratio de réponse montre un taux nettement plus faible pour le public général (41,9 %) contre 92,7 à 97,5 %.
  • [17]
    Les réponses multiples étaient acceptées.
  • [18]
    Sur la capacité d’influence des Manga, voir Schodt, 1983.
  • [19]
    1 500 personnes en 1999, 2 300 en 2000 et 3 200 en 2001 ont visité le centre de Tsukuba lors de la journée « portes ouvertes » de septembre.
Français

Ce papier cherche à fournir une analyse de la façon dont le public japonais perçoit les activités spatiales nationales et comment ces perceptions influencent le processus de décision pour le développement de l’espace au Japon. Il se concentre d’un côté sur les discours tenus dans les principaux outils de communication publics tels que les journaux. La conclusion est que la NASDA et le gouvernement japonais, en prenant avantage d’un intérêt faible des médias pour l’espace, utilisent souvent des éléments symboliques de l’espace comme les activités spatiales habitées et soulignent l’importance de faire du rêve une réalité. D’un autre côté, l’analyse se concentre sur la façon dont le public reçoit les images de l’espace qui sont produites par la NASDA et le gouvernement. Les sondages d’opinion montrent que la stratégie de la NASDA pour faire passer l’image de l’espace en tant que rêve est relativement couronnée de succès. De ce fait, cette perception favorable de l’espace peut-être considérée comme une des causes fondamentales de la grande stabilité de la politique spatiale japonaise.

Mots-clés

  • satellites
  • espace habité
  • opinion publique
  • NASDA
  • rêve
  • activités spatiales

Références bibliographiques

  • Amano, K. et al (eds.), Kiro ni tatsu nihon no journalism, « Japanese Journalism at Crossroads », Tokyo, Nihon Hyoronsya, 1996.
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Kazuto Suzuki
Kazuto Suzuki, professeur assistant, College of International Studies, université de Tsukuba, Japon.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/14445
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