1Si l’espace n’est plus terra incognita, la réalité des activités spatiales reste encore largement étrangère à beaucoup. Le résultat est que dans la plupart des pays — les États-Unis ne représentant en l’occurrence qu’une exception finalement limitée — l’analyse des conditions de développement des politiques spatiales reste peu pratiquée. Il existe, certes, bien d’autres domaines d’activité à forte composante technique peu couverts par les chercheurs en sciences humaines et sociales, mais l’occupation de l’espace offre un condensé remarquable d’interactions de natures diverses souvent largement ignorées par les acteurs et les experts spatiaux. Pour comprendre en profondeur les logiques qui président à l’occupation de l’espace et à sa géographie [1], il faut recourir à différentes approches disciplinaires : philosophique, sociologique, d’histoire des sciences et techniques mais aussi des relations internationales, de sciences politiques, juridiques... Deux objectifs ont guidé l’élaboration de ce numéro : faire découvrir à un public, en général étranger à ce domaine et à la littérature spécialisée qui en traite, les enjeux de l’espace et tenter de mettre en œuvre des approches multi-disciplinaires pour donner une nouvelle grille de lecture des activités spatiales et de leurs ressorts.
L’espace imaginé
2La conquête et la mise en valeur de l’espace ont été largement nourries par l’imagination, la science-fiction prenant le relais des mythes. La première partie de ce numéro rappelle le contexte imaginaire et imaginé qui a prédéterminé les réalisations humaines dans l’espace. Elle s’ouvre par une mise en perspective des différentes perceptions du cosmos chez l’homme occidental, en s’interrogeant sur les effets de l’intrusion du discours de la science dans le nouvel imaginaire de l’espace et l’éventuel changement de représentation que la conquête de l’espace peut générer [2]. Selon une perspective un peu différente, une réflexion sur la place que tient l’espace dans l’élaboration d’une représentation géostratégique sous l’effet de relations miroirs entre la pensée de l’espace et celle du territoire, est ensuite menée [3]. Enfin, quelques exemples d’approches imaginées de la maîtrise de l’espace par les technologies humaines fournissent un premier éventail des références inconscientes d’un large public. La foi dans la technologie est le grand point commun, ce qui ne va pas sans risque de désillusion ultérieure lors de la confrontation aux réalités. Les moyens décrits par les héros-explorateurs antérieurs à la conquête de l’espace sont de nature diverse et assez largement fantaisistes, mais l’existence d’étonnantes coïncidences, comme le choix du site de départ du voyage vers la Lune chez Jules Verne, très proche de Cap Canaveral, a pu contribuer à mêler imaginaire et réalités [4]. À l’époque du voyage lunaire, Stanley Kubrick exploite, lui, les technologies spatiales comme support à une quête métaphysique qui transcende les réalisations en cours. Il rejoint ainsi l’idée d’un dépassement de l’homme dès lors qu’il est confronté à ce nouveau milieu et cette autre dimension qu’est l’espace [5]. Bien que plus prosaïque, le cinéma d’action américain tend à véhiculer, à sa façon, l’idée de la toute-puissance de l’homme — et éventuellement de l’Amérique — grâce à l’espace, les satellites se pliant à tous les besoins dans une superbe ignorance des lois de Kepler et de l’optique réunies [6].
3Pour finir, les visions livresques de l’exploration spatiale et la traduction cinématographique ou télévisuelle, en particulier aux États-Unis, ont construit des images de l’espace avec lesquelles la réalité a du mal à rivaliser [7]. De plus, le poids de l’appareil technique utilisé dans la littérature spatiale au sens large renforce encore le caractère « technologique » du sujet. La communauté des passionnés de l’exploration de l’espace est souvent perçue comme très spécifique, et a priori fermée, alors que les ambitions affichées sont bien de sensibiliser hommes politiques et opinion publique à l’ampleur des enjeux de la conquête de l’espace. Cette dernière représente, selon eux, le devenir même de l’humanité, mais leurs préoccupations et leurs approches s’avèrent difficiles à faire partager quels que soient leurs efforts de communication. La sensibilisation et l’adhésion d’un large public, qui se retrouvent ponctuellement sur quelques grands projets, sont finalement le fruit d’un contexte plus vaste et d’une conjonction particulière de facteurs d’ordres divers : images de la technique et du progrès, Guerre froide, volonté de reconnaissance des États à des fins de renforcement de l’identité nationale et d’influence internationale ou régionale.
Les politiques spatiales et la communication politique
4Cette question de la communication est un élément essentiel dans la mise en œuvre de la conquête spatiale et la deuxième partie décline cette thématique en la replaçant dans les différentes composantes nationales. Le premier niveau de communication a porté sur la vision des pères fondateurs, qu’ils soient d’ailleurs ingénieurs, auteurs ou artistes. Le deuxième tient à l’utilisation de l’espace comme élément d’un message politique plus général. L’adéquation entre ces visions et les ambitions politiques générales ou particulières à chaque pays détermine le degré d’investissement dans la conquête spatiale. Les deux premières puissances, États-Unis et Union soviétique, ont développé leurs activités spatiales sur un substrat original dans lequel les deux se sont naturellement combinées. Les membres ultérieurs du club spatial ont également joué avec ces deux ordres de facteurs, mais en les adaptant à des ressources nationales plus limitées dans un contexte international différent.
5La lecture des politiques spatiales nationales est aussi passionnante que complexe car il s’agit toujours d’une combinaison entre des éléments nationaux particuliers, liés à la culture et à la situation historique de chaque État, et des thématiques plus globales : culture scientifique et technique, gestion de grands projets, processus d’innovation, qui sont elles-mêmes marquées par les spécificités nationales. Cette deuxième partie du numéro montre différents types d’agencement selon les pays et donne à voir la diversité des facettes qui constituent les politiques spatiales.
6Dans le cas de la Russie, l’espace sert de recours à l’utopie depuis la fin du xixe siècle et sa valeur symbolique lui a permis de dépasser les idéologies des régimes politiques auxquels il a survécu [8]. Il apparaît en revanche fortement tributaire de la force du pouvoir politique et de sa capacité à définir un nouvel intérêt national. La période Eltsine a ainsi été génératrice de confusion et de perte de repère, non seulement du fait de la chute brutale des financements et de la désorganisation du secteur [9], mais aussi de la perception-même de la place de l’espace dans l’affirmation de la souveraineté nationale. Les orientations récentes du président Poutine appelant à un renouveau de l’activité renouent avec la tradition d’intégration de l’espace dans les objectifs nationaux prioritaires.
7Cependant le coût des programmes, bien que très inférieur à celui de ses équivalents américains du fait d’un choix d’approches techniques et de modes de gestion beaucoup moins complexes, reste un frein au regard de ressources financières limitées. L’approche actuelle est originale. Elle recherche un équilibre difficile entre une coopération, indispensable pour des raisons financières mais qui peut aussi présenter des bénéfices politiques intéressants du point de vue de la politique extérieure russe et de son souci de promotion de la multi-polarité face à l’hégémonie américaine, et le maintien d’une capacité nationale propre significative qui contient une dimension inévitable de compétition.
8Dans le cas des États-Unis, si l’espace a très largement bénéficié d’une sensibilisation du public via les « fans » et les médias, son accomplissement le plus marquant, la marche sur la Lune, est surtout le résultat d’une opération de communication politique conçue comme telle à des fins de rétablissement d’une image sur l’opinion publique américaine et internationale [10]. La suite des programmes d’exploration humaine, les vicissitudes de la Navette puis aujourd’hui de la Station Spatiale Internationale (ISS), montre les limites d’une approche visant à l’efficacité politique immédiate ainsi que l’épuisement de certains thèmes culturels, d’ailleurs réels ou imaginés comme la notion de frontière [11]. En revanche, le financement important des programmes militaires et le soutien aux industriels prouvent qu’espace et leadership restent liés sous une forme sans doute plus pragmatique que visionnaire qui perdure d’ailleurs depuis le début de l’intérêt politique américain pour l’espace [12].
9L’espace européen est intéressant d’un double point de vue. Bien qu’également marqués par une réflexion ancienne sur l’espace, et l’influence de Jules Verne reste une des plus universelles dans le monde de l’espace, les pays européens ne se trouvaient plus en position de conquérants à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale. De plus, le faible degré de la construction européenne à cette époque montre bien les difficultés d’élaboration d’une politique spatiale dès lors qu’il n’y a pas d’identification immédiate possible avec des enjeux nationaux. Conçue à l’origine par des scientifiques pour bénéficier de la synergie des ressources européennes et contribuer à la reconnaissance de l’Europe en tant que telle, l’activité spatiale européenne est en fait fortement restée intégrée dans les objectifs nationaux y compris dans leurs approches particulières de la construction européenne [13]. Surtout faute de se trouver dans un véritable contexte communautaire, qu’ils ne pouvaient à eux seuls générer, les projets spatiaux n’ont pas pu exploiter leur potentiel symbolique [14].
10Il est à cet égard caractéristique de noter combien la fusée européenne Ariane, présentée dès le début comme le symbole de la présence de l’Europe dans l’espace à côté des deux Grands, n’a donné lieu qu’à une lente appropriation par les médias et donc par le public. Décidée au moment où les États-Unis s’engageaient dans le programme de Navette, qui affichait un saut technologique impressionnant, et effectuant son premier tir commercial alors que la Navette réussissait son retour sur Terre, elle reste encore pour beaucoup le symbole de la conception française de l’approche communautaire qu’il s’agisse des thèmes initiaux — souveraineté, indépendance ouvertement affichée — comme de la méthode de gestion de grands programmes à vocation technologique avec une forte implication des ressources de l’État, ou d’un affichage de rentabilité économique surtout destiné à emporter la décision. Après des succès largement célébrés, et liés à un contexte international favorable de faible disponibilité de moyens de lancements alors que le nombre des satellites à lancer augmente, la réalisation d’Ariane-5 montre une plus grande adhésion des pays-membres, le lanceur européen ayant désormais qualité de symbole. Le Royaume-Uni décide in extremis d’une contribution minimale qui lui permet d’afficher son drapeau sur le corps central du lanceur et le souci d’être présent dans un programme de hautes technologies pour bénéficier de ses retombées industrielles voire publicitaires, a aussi joué pour de nombreux pays européens. En 2002, la poursuite de la ligne de développement d’Ariane — alors les perspectives commerciales baissent pour cause de renversement de conjoncture — montre que le processus d’appropriation a finalement joué, même si le spatial doit trouver sa place dans la construction européenne [15].
11Désormais, le pouvoir politique communautaire a atteint un stade de développement suffisant pour soutenir spontanément l’activité spatiale dont il peut identifier immédiatement les enjeux. Le programme de navigation par satellites Galileo, finalement décidé en mars 2002 après de multiples péripéties liées entre autres aux pressions américaines très hostiles au projet, en est un bon exemple puisqu’on a vu la Commission développer spontanément un argumentaire volontariste sur des thèmes récurrents dans le spatial comme l’indépendance « stratégique », alors que les États-membres avaient visiblement du mal à s’investir dans le projet.
12Dans une typologie des puissances spatiales, l’espace européen se présente aussi comme une charnière entre les grands types d’approches qui se retrouvent sous différentes combinaisons chez tous les membres du club. Élément constitutif de la souveraineté nationale, l’espace peut s’intégrer dans plusieurs ordres de démonstration et la notion de « stratégique », qui lui est communément associée, peut s’entendre dans plusieurs sens allant de la perception militaire à l’approche économique [16]. Le degré de compétence technologique requis est aussi une composante forte de l’image de la puissance spatiale, aux yeux du public national et sur la scène internationale. Pour les puissances spatiales autres que les États-Unis et la Russie, la justification des entreprises spatiales ne pouvait s’inscrire dans le registre de la super-puissance, ni de la confrontation militaire. Néanmoins, il apparaît que des États comme la France, la Chine, Israël ou, dans un mode mineur, la Corée du Nord, l’Iran, voire l’Irak manifestent leur intérêt à la fois pour l’espace et pour le nucléaire comme éléments de leur politique de puissance. Plus que la filiation de base entre missiles et lanceurs, car les technologies de propulsion diffèrent très vite dès lors que l’on prétend au développement de fusée efficace en particulier pour le lancement de satellites géostationnaires, il s’agit plutôt d’un souci politique de maîtrise des deux grandes technologies à des fins d’image et d’influence sur la scène internationale et surtout régionale. C’est, au contraire, un caractère exclusivement civil qui est fortement affiché en Europe, au Japon, en Inde ou au Canada comme principe de développement des activités spatiales.
13Le Japon, à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, ne pouvait envisager d’activités spatiales que dans un cadre excluant toute image de puissance et fortement marqué par la coopération obligée avec les États-Unis. Dans ces conditions, l’investissement politique direct ne pouvait rester que marginal, et l’organisation du secteur spatial comme la prise de décision des programmes sont fortement marquées par des logiques plus bureaucratiques que politiques. Les perceptions de l’espace par l’opinion publique japonaise reflètent ces conditions particulières de développement mais en montrent aussi les limites [17]. L’adhésion des médias est relativement facile sur des thématiques politiquement correctes, mais le choix d’un discours sur l’excellence technologique ne peut suffire à structurer le soutien constant, voire croissant, qui permettrait de franchir de nouvelles étapes car il s’avère à terme trop vulnérable aux échecs et peu porteur, comparé à d’autres technologies de pointe qui offrent aujourd’hui des perspectives plus riches que les technologies spatiales [18].
14On comprend bien, dans ces conditions, pourquoi le spatial japonais est l’objet depuis deux ans, à l’occasion de difficultés techniques et de la réforme administrative, d’une réflexion globale sur la redéfinition des objectifs de la politique spatiale. Un volet militaire nouveau a été décidé dans ce contexte, mais le programme de reconnaissance IGS (Information Gathering Satellite) reste étranger dans sa conception et sa finalité à la communauté spatiale existante. Le spatial japonais apparaît aujourd’hui à un tournant de son histoire. L’implication plus directe du politique ne remet pas en cause l’idée-force de l’espace comme lieu d’excellence de la compétence technologique mais intègre désormais d’autres ordres de priorité [19].
15L’espace en Chine offre un autre exemple d’adaptation puisqu’il s’agit cette fois du mouvement contraire, la réflexion sur la modernisation de l’État entraînant celle du statut des activités spatiales [20]. Régulièrement cités comme les premiers inventeurs des fusées à poudre tirées sur les champs de bataille au xe siècle, les Chinois ne sont réapparus que tardivement sur le devant de la scène spatiale avec, en 1985, l’offre internationale de lancements commerciaux et, depuis 2001, les premiers essais du vaisseau inhabité Shenzhou destiné à abriter un homme dans l’espace en 2003. La politique spatiale chinoise se caractérise aujourd’hui par un étrange remake : programme habité de prestige avec l’annonce d’une exploration de la Lune en 2010 et un effort d’intégration nationale autour des réalisations spatiales en même temps qu’un affichage appuyé à l’égard de la communauté internationale, d’ailleurs en panne d’ambition officielle en matière d’occupation humaine de l’espace [21].
16En même temps, l’organisation du secteur spatial, très dépendante à l’origine du pouvoir du Parti et de l’Armée, est appelée à évoluer sous l’effet de circonstances extérieures, telle que l’entrée de la Chine dans l’Organisation Mondiale du Commerce, et de réformes internes comme la modernisation de l’appareil d’État. Le discours et les décisions en matière spatiale offrent donc un tableau contrasté très révélateur de l’ambiguïté du statut de l’espace, comme constituant de la légitimité politique et de l’exemplarité du modèle socialiste, mais aussi comme outil de développement économique et industriel. La répartition des compétences entre pouvoir civil et militaire est inéluctablement en cours, mais les arbitrages qui conditionneront les nouveaux programmes dépendent encore des équilibres politiques que le prochain congrès du Parti doit contribuer à trancher à l’automne 2002.
17Dans la pratique, il est intéressant de constater que les différentes options de départ, à savoir une politique spatiale qui va de pair avec un souci de puissance militaire ou une vision de l’espace comme facteur de développement, tendent à se rejoindre lorsque le secteur spatial a atteint sa taille critique. Ce rapprochement s’explique à la fois par le potentiel dual des applications spatiales, dont un grand nombre (observation, télécommunications, navigation…) sont facilement utilisables à des fins aussi bien civiles que militaires, et par le souci logique du pouvoir politique de maximiser son investissement dans un sens comme dans l’autre [22].
18Hors des pays-membres à part entière du club spatial, car dotés des moyens d’accès à l’espace ou de construction de satellites, l’espace intéresse aussi depuis une quinzaine d’années un nombre croissant de pays utilisateurs qui entreprennent de se doter de leurs propres satellites. Quelles sont les raisons qui les ont conduit à réaliser des investissements coûteux et dans quelles perspectives ? S’agit-il ou non d’une première étape vers l’élaboration d’une politique spatiale ? Dans ce cas, voit-on de nouveaux mécanismes se mettre en œuvre ou assiste-t-on à une adaptation des démarches des années 1970-1980 ? L’étude de la politique égyptienne avec la réalisation du programme Nilesat, et le financement de deux satellites lancés en 1998 et 2000, offre de ce point de vue de nouvelles pistes de réflexion [23]. Elle montre qu’à partir de préoccupations initiales hors du champ de l’espace, en l’occurrence le renforcement du secteur audiovisuel égyptien, le recours à la technologie spatiale participe d’une image permanente de la modernité et de la puissance sur la scène régionale qui induit à son tour une nouvelle logique de développement.
19Ce dernier cas d’analyse de politique spatiale montre que parallèlement à la construction de l’espace comme objet politique dans les différents pays, 45 ans de développement spatial ont conduit à une maturité des activités spatiales et de ses utilisations [24]. La multiplication des engins automatiques intervenant dans différents domaines comme les télécommunications, le suivi des risques naturels, la cartographie de la Terre ou la prévision météorologique renvoient non plus à la conquête de l’espace mais directement à la vie sur Terre, objet de la troisième partie de ce numéro.
L’espace banalisé et investi par les préoccupations terrestres
20Devenus outils et éléments de l’activité terrestre, les satellites perdent largement leur statut d’objet imaginaire. Le résultat est une relative banalisation des moyens spatiaux sans véritable prise de conscience des enjeux et du potentiel qu’ils recèlent, ce que montre bien un exemple aussi simple que la place et l’usage des techniques spatiales dans l’enseignement secondaire. Le satellite devient dès lors un outil à l’identité autonome dont l’utilisateur croit avoir la maîtrise alors qu’il ignore, la plupart du temps, ses principes de fonctionnement et surtout ses capacités réelles et ses limites [25]. Dans un registre différent, le traitement à la télévision des vols habités souligne la facilité avec laquelle le caractère extraordinaire de l’entreprise s’estompe dès lors que la dimension d’image nationale n’est plus en cause [26]. Devenue un objet parmi d’autres d’émissions scientifiques et techniques, la présence de l’homme dans l’espace passe du registre du rêve et de l’exploration à celui de l’expérimentation, la perspective étant désormais celle de la connaissance de la physiologie humaine (au moins à titre d’alibi) plus que le voyage vers Mars.
21Si les enjeux terrestres des systèmes spatiaux automatiques sont sans aucun doute a priori moins séduisants, ils n’en sont pas moins importants. Encore faut-il qu’ils soient connus et le défaut de communication dans ce contexte particulier est patent. La mise en valeur de l’espace passe par une ré-appropriation des moyens et des objectifs souvent perçue à contresens pour des raisons diverses, très révélatrices de la plupart des incompréhensions générales générées par l’espace auprès de l’opinion publique.
22Dans le domaine particulier de l’espace militaire, le public, peu au fait des réalités concrètes de l’observation, craint pour ses libertés individuelles, voire pour sa sécurité, alors que la contribution des satellites a été un élément décisif du contrôle du désarmement au cours des années 1970-1980 [27]. Plus largement, les applications spatiales se présentent comme un terrain original pour étudier les grandes questions politiques du moment : privatisation, mondialisation, rôle des États.
23L’analyse précise de certains domaines, comme la météorologie ou les télécommunications, est à cet égard particulièrement instructive. Certes, le caractère planétaire des systèmes spatiaux renvoie spontanément au registre de la mondialisation mais le contrôle de l’information contribue à relever des préoccupations régaliennes. Ainsi, la météorologie spatiale qui s’inscrit dans un cadre ancien de coopération scientifique et pratique a contribué à son évolution, y compris dans la définition de sa dimension commerciale [28]. À finalité plus économique et plus directement liées au secteur privé, les télécommunications spatiales apparaissent désormais comme un lieu privé d’interactions entre acteurs privés et publics. L’analyse de l’adaptation des systèmes spatiaux au mouvement de dérégulation voulue par les États-Unis montre ainsi, de façon originale, l’adaptation du rôle des États plus que leur effacement [29].
24La nécessité de financements relativement importants suppose, nous l’avons vu, l’identification d’enjeux politiques, économiques et culturels justifiant l’investissement demandé. Toutefois, la durée de développement des programmes spatiaux, souvent de l’ordre de la décennie voire nettement plus, crée un décalage inévitable entre le contexte de la décision et celui de la disponibilité du système. Les réalisations spatiales se trouvent alors souvent confrontées à des paramètres extérieurs propres à mettre leur logique initiale en porte-à-faux. Au fil du temps, le seul poids de l’évolution historique conduit inéluctablement à une remise en cause des fondements initiaux de l’activité spatiale et donc à une adaptation des structures du secteur aux nouvelles contraintes politiques et économiques. Le spatial américain est particulièrement touché du fait de sa dimension exceptionnelle. Le désarroi des acteurs, qui analysent la situation en terme de crise, est révélateur de l’ampleur des bouleversements en cours et de la difficulté à définir un nouveau discours et de nouvelles stratégies dès lors que quelques décennies de pratique ont transformé l’exploit technologique en outil [30].
25Ainsi, l’occupation de l’espace est le reflet de hiatus multiples. Ils tiennent aux différences de culture entre les ingénieurs, promoteurs de concepts élaborés en fonction des richesses et des spécificités de l’outil spatial, et les décideurs politiques appelés à trouver une place aux programmes spatiaux dans leur projet politique global. Ils tiennent aussi aux changements parfois radicaux de contexte national et international durant le temps de réalisation de programmes et aux ajustements difficiles pour chaque type d’acteurs qui en découlent. La combinaison de ces phénomènes explique bien des incohérences apparentes que certains acteurs ont du mal à admettre car pour eux l’essentiel, à savoir l’exploration humaine et la colonisation de l’espace, reste à faire. En revanche, l’accélération des changements et l’expérience des utilisations de l’espace offrent un terrain d’analyse nouveau et passionnant à bien des chercheurs.
Notes
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[1]
Fernand Verger (dir.), L’Espace, nouveau territoire : atlas des satellites et des politiques spatiales, Paris, Belin, 2002, 384 p.
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[2]
Cf. article d’André Akoun dans ce numéro.
-
[3]
Cf. article d’Emmanuel Lempert dans ce numéro.
-
[4]
Cf. article de Fernand Verger dans ce numéro.
-
[5]
Cf. article de Yannick Dehée dans ce numéro.
-
[6]
Cf. article d’Olivier Chopin dans ce numéro.
-
[7]
Howard E. McCurdy, Space and the American Imagination, Washington, Smithsonian Institution, 1997, 294 p.
-
[8]
Cf. article d’Alexander Tarasov dans ce numéro.
-
[9]
Isabelle Sourbès -Verger, « Le Secteur spatial russe », Le courrier des pays de l’Est, n° 414, La Documentation française, novembre 1996.
-
[10]
Cf. article de John Logsdon dans ce numéro.
-
[11]
Voir note 3, chapitre 3, The cold war ; chapitre 6, The extraterrestral frontier ; chapitre 9, Life on Earth.
-
[12]
Xavier Pasco, La Politique des États-Unis 1958-1995 : technologie, intérêt national et débat public, Paris, L’Harmattan, 1997, 300 p.
-
[13]
John Krige, Arturo Russo, Europe in Space 1960-1973, ESA Publications Division, 1994, 142 p.
-
[14]
Cf. article de Florence Gaillard dans ce numéro.
-
[15]
La mise en œuvre d’« une stratégie cohérente pour l’espace », du nom du document de référence, a été décidée en 2002 par l’Agence spatiale européenne et la Commission.
-
[16]
Anne-Marie Malavialle, Xavier Pasco, Isabelle Sourbès -Verger, Espace et puissance, Paris, Ellipses, 1999, 205 p.
-
[17]
Cf. article de Kazuto Suzuki dans ce numéro.
-
[18]
Les techniques d’accès à l’espace en particulier représentent aujourd’hui un véritable verrou technologique en grevant largement par leur coût la totalité de la chaîne d’innovations.
-
[19]
L’évocation officielle par le Japon d’acquisition d’une capacité nucléaire dans un contexte de tensions asiatiques contribuera sans doute à renforcer cette tendance.
-
[20]
Cf. article de Stéphanie Balme et Isabelle Sourbès-Verger dans ce numéro.
-
[21]
La remise en cause actuelle du programme ISS aux États-Unis, du fait de ses surcoûts financiers remet également en question les programmes des partenaires internationaux, l’Europe ou le Japon, dans la mesure où leurs propres modules, conçus pour utiliser les ressources de vie (électriques, d’oxygène, de recyclage…) du module central construit par les Russes mais financé et entretenu par les Américains, doivent théoriquement rejoindre la station en 2003-2004, ce qui suppose que la pérennité du service soit assurée.
-
[22]
Xavier Pasco, Le Désordre international comme cadre d’action politique, « Désordre(s) », Paris, CURAPP, CNRS, PUF, 1997, p. 344-361.
-
[23]
Cf. article de Dina El Khawaga dans ce numéro.
-
[24]
« Géoéconomie de l’espace », Géoéconomie, n° 20, Paris, IEG, hiver 2001-2002, 269 p.
-
[25]
Cf. article d’Ariane Giannoni-Pasco dans ce numéro.
-
[26]
Cf. article de Jacqueline Chervin dans ce numéro.
-
[27]
Cf. article d’Isabelle Sourbès-Verger dans ce numéro.
-
[28]
Cf. article d’André Lebeau dans ce numéro.
-
[29]
Cf. article d’Anne-Marie Malavialle dans ce numéro.
-
[30]
Cf. article de Xavier Pasco dans ce numéro.