Introduction
1De nos jours, les programmes spatiaux russes ont perdu leur caractère prioritaire, en particulier dans le domaine de la sécurité nationale, et sont souvent de ce fait sous-financés. Avec la fin de la course à la domination militaire de l’espace, les activités spatiales apparaissent à des décideurs politiques à court d’argent plus comme un luxe que comme une nécessité. Pour remédier à cette absence de financement, deux solutions ont été proposées : la commercialisation et la coopération internationale. La commercialisation présente l’avantage de réduire le financement étatique en faisant intervenir des fonds privés. Les supporters de cette approche donnent l’exemple d’accords commerciaux très rentables. La croissance durable de la demande en biens et services spatiaux devrait aussi attirer les investisseurs privés. Toutefois, l’analyse montre que la commercialisation est possible soit dans des domaines où l’espace joue un rôle complémentaire sur un marché déjà existant (comme dans les télécommunications), soit lorsque les technologies sont développées sur fonds publics et ensuite transférées au secteur privé (cas des lanceurs, de l’observation de la Terre ou de la navigation). Les entreprises spatiales de grande envergure sont soit subventionnées, telle la Société européenne de satellites Astra, ou directement contrôlées par les gouvernements (Intelsat, Inmarsat...). Les tentatives pour créer des entreprises privées indépendantes responsables d’un segment spatial de taille importante se sont à ce jour toutes soldées par des échecs. L’absence d’une législation claire pour encadrer les activités commerciales, que ce soit au niveau national ou international, rend l’investissement privé spatial hautement risqué et donc peu attractif. Les risques sont aussi accrus par la grande sensibilité des programmes spatiaux à leur environnement politique.
2Dans cette situation, la coopération spatiale internationale apparaît moins risquée en termes d’investissements financiers et technologiques. La participation à des projets en coopération peut réduire les coûts, promouvoir les échanges de savoir-faire et d’expertise, augmenter l’efficacité des programmes spatiaux en éliminant les duplications inutiles et libérer des ressources ou agréger des fonds pour de grands projets. La coopération dans l’espace permet aussi de servir des objectifs de politique étrangère comme dans l’exemple de la Station Spatiale Internationale.
3Un autre élément favorable à la coopération est l’importance croissante des problèmes mondiaux (la paix et le désarmement, la croissance durable, les ressources énergétiques et minières, la démographie, la faim et les épidémies…) qui ne peuvent effectivement être résolus sans coopération entre les États ou au moins sans prise en considération des intérêts respectifs. La plupart de ces problèmes peuvent effectivement bénéficier des outils spatiaux dans la mesure où ils donnent une vision de l’ampleur de la question. La diffusion des technologies duales, dérivées des activités de recherche et de développement militaires puis transférées au secteur civil, est étroitement liée à ces thématiques.
4Mais l’élaboration de projets spatiaux communs n’est pas chose facile à réaliser. La coopération internationale dans l’espace nécessite une compréhension mutuelle entre les participants. Cette compréhension suppose que tous les participants aient une idée claire de leurs buts et objectifs propres et qu’il n’y ait pas de méfiance réciproque quant à la réalité de leurs ambitions.
Le programme spatial : un nouvel objet d’analyse scientifique
5De nos jours, les activités spatiales sont l’objet d’un examen attentif de l’opinion publique et les hommes politiques sont obligés d’exprimer leurs vues sur les questions spatiales. Ainsi, toutes les puissances spatiales publient différents documents illustrant leur politique nationale. Ces documents qui rendent compte du « Programme spatial » sont l’objet d’analyses approfondies de la part des partenaires éventuels. Les résultats de cet examen déterminent la décision de participer ou non à un projet commun.
6Le « Programme spatial » comprend tous les documents, publications scientifiques, etc. liés d’une manière ou d’une autre aux sujets spatiaux. La compréhension du programme spatial d’un pays suppose de faire l’analyse de tous ces documents. Il devient ainsi possible de cerner les objectifs et les buts cachés des activités spatiales du pays considéré. On peut, pour faciliter cette analyse, classer ces « textes spatiaux » en trois grandes catégories :
7La doctrine spatiale. Il s’agit des textes qui portent sur les aspects méthodologiques des activités spatiales. Ils comprennent, en premier lieu, les travaux philosophiques qui traitent de la nécessité de l’exploration spatiale et des vecteurs prospectifs des activités spatiales. Les travaux d’un pionnier comme K. E. Tsiolkovski en sont un bon exemple. La compréhension de ces travaux demande une bonne maîtrise de la philosophie, une qualité rare chez les décideurs modernes de politique spatiale. Pour autant, ces travaux ne doivent pas être négligés car les concepts développés par les pionniers de l’espace affectent encore les activités spatiales.
8La stratégie spatiale. Il s’agit des textes qui couvrent les aspects politiques, économiques et de technique générale des activités spatiales. Dans cette catégorie figurent les plans stratégiques des différentes agences spatiales, les analyses prospectives réalisées par les centres et institutions scientifiques. Ces textes sont nombreux et faciles à comprendre.
9Les projets spatiaux. Il s’agit des textes qui correspondent aux descriptions des projets spatiaux particuliers. La plus grande partie de ces documents est encore classifiée même si l’on doit admettre que de nos jours un bien plus grand nombre d’informations est disponible. La compréhension de ces textes demande une compétence spécialisée sur les sujets techniques.
10Ainsi, la bonne compréhension des textes spatiaux nécessite une approche interdisciplinaire pour en faire l’analyse et très peu d’experts, si même il y en a, ont une vision globale des questions spatiales.
Les programmes spatiaux : un phénomène culturel
11En dépit de l’existence de nombreux documents sur l’espace, il n’est pas évident qu’une lecture attentive fournisse une véritable compréhension des plans prospectifs du partenaire. L’incapacité à comprendre correctement les buts et les objectifs que les autres pays poursuivent dans l’espace réveille immédiatement les stéréotypes ethniques négatifs, l’héritage dangereux de plusieurs siècles de guerre et de confrontation.
12Pourquoi est-il si difficile de comprendre le programme spatial de l’autre ? Au début de l’ère spatiale, les activités nationales étaient isolées et conduites selon différentes directions. Les activités spatiales représentaient une nouvelle ontologie et les premiers concepts spatiaux reflétaient l’histoire et les traditions nationales. De ce fait, les activités spatiales nationales se trouvaient culturellement spécifiques.
13Il faut souligner que les personnes traitant des questions spatiales sont dans la plupart des cas peu au courant des caractéristiques culturelles spécifiques d’un programme spatial national. De plus, même si certains admettent que les activités spatiales sont spécifiques culturellement, ils sont persuadés que ce caractère culturel n’intervient pas au-delà des documents gouvernementaux et des stratégies spatiales nationales.
14Une analyse attentive montre cependant que la technologie spatiale se développe à l’intérieur d’un cadre conceptuel reposant sur les idées des pionniers spatiaux. En Russie, par exemple, ces idées reposent sur l’expérience de l’exploration de la Sibérie. Les colons de Sibérie se déplaçaient vers l’Est. Il est possible de retrouver des traces de ce mouvement dans les noms des vaisseaux russes habités : Vostok (l’Est), Voskhod (Aurore) et le plus récent exemple Zarya (l’Aube) [1].
Avant les vols spatiaux : les pionniers de l’espace et les écrivains de science-fiction
15La compréhension d’un programme spatial ne se limite pas à la simple traduction de documents dans une autre langue. La compréhension suppose aussi une perception des concepts sous-jacents. Ces concepts cependant ne sont pas faciles à identifier. Dans le cas de la Russie, il y a aussi la barrière de la langue russe et, jusqu’à un certain point, de la mentalité. Pour comprendre les idées qui modèlent l’espace russe aujourd’hui, il faut revenir au xixe siècle. Au xixe siècle, l’espace [2] faisait en Russie l’objet d’un intérêt public. Les nombreuses crises économiques, l’inefficacité des réformes, les guerres, les émeutes rendaient la vie difficile en Russie. Quelques centaines d’années plus tôt, les Russes rêvaient à la liberté et à l’absence d’oppression dans les vastes territoires de Sibérie. Au xixe siècle, la Sibérie était complètement colonisée et ne pouvait plus apparaître comme un paradis sûr. En quête d’une vie meilleure, les Russes se sont alors tournés vers l’espace. Les planètes lointaines semblaient très attirantes et le seul obstacle était de dépasser la gravité terrestre [3].
16L’idée du salut dans l’espace était si populaire qu’elle a donné lieu à un courant nouveau de la philosophie russe relié de différentes manières à l’espace. Ce courant a été appelé le « cosmisme russe ». Il est représenté par de nombreux disciples qui ont une influence inégale sur le programme spatial russe. La plupart d’entre eux étaient des philosophes religieux et mystiques si bien que leurs idées ont fait long feu après la Révolution d’Octobre puisque le pouvoir soviétique russe était plutôt hostile à quiconque n’était pas un adepte fervent des idées de K. Marx. De ce fait, la plupart de ces philosophes sont aujourd’hui seulement connus des experts.
17Il y a des exceptions et l’une d’entre elles est K. E. Tsiolkovski. Instituteur, il réalisa de tels progrès dans l’étude des problèmes des vols spatiaux, que depuis le xxe siècle il est considéré en Russie comme une sorte de gourou de l’espace. Après 1917, K. E. Tsiolkovski reçut une pension du gouvernement soviétique et put publier certains de ces travaux. Quiconque travaille dans l’industrie spatiale a lu ses livres.
18Un lecteur moderne sera assez surpris en découvrant les idées de Tsiolkovski. Tsiolkovski a beaucoup écrit sur la façon de voler dans l’espace. Les vaisseaux actuels ont été construits selon ses calculs. L’architecture même reprend les dessins de Tsiolkovski [4]. Il y a cependant une grande différence entre les activités d’aujourd’hui et les projets de Tsiolkovski. Tsiolkovski était en effet un adepte des idées eugéniques qui soutenaient une amélioration de l’espèce humaine [5]. Pour Tsiolkovski, les vols spatiaux étaient le moyen de quitter une Terre imparfaite à la recherche des esprits suprêmes. Le vaisseau spatial dessiné par Tsiolkovski est destiné à protéger la vie des cosmonautes dans l’espace avant qu’ils ne se transforment en radiations, ce qui selon Tsiolkovski, était le stade final de l’espèce humaine, le nirvana [6]. Cette controverse a conduit à un intéressant paradoxe : les travaux où Tsiolkovski discute des questions techniques ont été publiés plusieurs fois tandis que la plupart des travaux philosophiques n’ont pas été publiés du tout.
19Cherchant à résoudre les défis techniques des vols interplanétaires, Tsiolkovski s’est inspiré de la colonisation russe de la Sibérie [7]. Une colonisation efficace passe par un bon système de transport. Pour coloniser la Sibérie, les Russes ont installé un système de transport qui reposait sur plusieurs stations situées à égale distance le long des routes. Chaque station pouvait accueillir quelques voyageurs avec un relatif niveau de confort pendant une période relativement longue. Pour aller dans les zones inexplorées, les explorateurs russes utilisaient la dernière halte comme base de départ. Tsiolkovski a repris le même concept en développant l’architecture d’un vaisseau et d’une station et en préparant le scénario de vol spatial.
20La Révolution d’Octobre en Russie a fait décliner l’intérêt pour l’exploration spatiale. Les changements politiques apportaient l’espoir d’une vie meilleure et il n’y avait plus de nécessité à trouver un paradis sûr dans l’espace. Cependant, il était difficile de renoncer à un rêve et la « poursuite » de l’espace s’est ranimée tandis que les buts de l’exploration spatiale évoluaient. Désormais les visionnaires envisageaient une révolution sociale dans l’Univers. En 1922, l’écrivain de nouvelles A. N. Tolstoï publiait Aelita, un livre qui décrivait l’exportation de la Révolution russe sur Mars. Bien qu’appartenant à la classe exclue de la noblesse héréditaire, A. N. Tolstoï est devenu un écrivain très populaire sous Staline, jouissant de droits inimaginables pour la plupart des Russes (il était surnommé le comte soviétique) et il survécut à tous les hauts et bas de la turbulente histoire soviétique [8].
21Dans son livre, deux cosmonautes : Losev, un ingénieur et Gusev, un soldat révolutionnaire, volent vers Mars, survivent à un crash (encore un atterrissage brutal !) et entreprennent de convertir la planète au socialisme. Les circonstances obligent les cosmonautes à quitter la planète en laissant derrière eux l’amour martien de Losev, Aelita. Depuis 1922, le livre a connu une grande popularité et a été filmé et représenté plusieurs fois avec un grand succès [9].
22Toutefois, les idées de vols spatiaux n’ont pas fait partie de l’idéologie officielle des années 1930. Des objectifs beaucoup plus accessibles les remplaçaient, les Russes s’employant à l’exploration de l’Arctique et à la conquête du Pôle Nord. Cette situation s’est poursuivie jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale.
Les conséquences de la guerre : de l’alliance à la rivalité
23Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis et l’Union soviétique avaient combattu ensemble les puissances de l’Axe. À la fin de la guerre, cette difficile relation de coopération dégénéra progressivement jusqu’à ce que les deux anciens alliés se mettent à rivaliser ouvertement pour étendre leur influence dans le monde, favorisant les alliances qui leur permettaient de projeter et protéger leur puissance. Il y avait clairement deux grandes puissances avec deux idéologies diamétralement opposées et un monde polarisé autour d’elles.
24Avec des puissances européennes occupées à panser les blessures de la guerre, les États-Unis ont progressivement évolué d’un isolationnisme largement dominant à une image de sauveur du monde appuyée sur la plus grande économie mondiale. De son côté, l’Union soviétique représentait une masse continentale sans rival et était le leader d’un bloc sino-soviétique massif prêchant la révolution mondiale.
25En dépit d’une forte montée de la confrontation et des tensions américano-russes, aucun des deux acteurs ne voulait s’engager dans une guerre directe. Un nouveau type de guerre émergea alors, une guerre d’images, d’idéologies. La Guerre froide naissait. Les deux super-puissances tentaient de gagner le cœur et l’esprit du Tiers Monde en démontrant sa supériorité technique et par conséquent idéologique. Dans cette situation, l’exploration spatiale devenait une des activités technologiques cruciales qui pouvaient montrer au monde la supériorité de la super-puissance qui en avait la maîtrise.
26Les raisons de s’engager dans la compétition spatiale étaient diverses. D’un côté, l’exploration spatiale apparaissait comme le luxe d’un pays avancé dont la vitalité permettait de repousser les frontières de la science. D’un autre côté, les premières activités spatiales illustraient les retombées des programmes de missiles nucléaires. Le premier vol du Spoutnik [10] cherchait aussi à démontrer la capacité de l’Union soviétique à atteindre des cibles situées sur le territoire américain [11].
27Les considérations militaires n’étaient cependant pas une justification idéale pour des budgets spatiaux imposants et les deux super-puissances durent mettre au point un programme spatial cohérent et fixer des objectifs stimulants. À nouveau, les Russes se tournèrent vers les projets presque oubliés de vols spatiaux proposés par Tsiolkovski. Avec un enthousiasme révolutionnaire, les Russes commencèrent à développer une technologie spatiale qui suivait le plan du système de transport terrestre. Les principales caractéristiques étaient les suivantes : stations habitables capables d’abriter un nombre élevé de voyageurs, vaisseaux peu coûteux et solides offrant un niveau minimal de confort et permettant une production de masse [12].
28Il était assez naturel que le leadership soviétique doive abandonner la philosophie de Tsiolkovski qui ne pouvait pas satisfaire l’idéologie soviétique. Bien qu’aucun document fixant précisément les buts de l’exploration humaine n’ait été officiellement publié, il existe un livre qui révèle les idées sous-jacentes du programme spatial soviétique de l’époque et montre l’héritage de Tsiolkovski dans les projets spatiaux.
29À la fin des années 1950, un livre intitulé L’étoile KET a été publié par un auteur russe de science-fiction Alexandre Beliaev [13]. Le titre de l’ouvrage — l’abréviation de KET pour Konstantin Eduardovich Tsiolkovski — reliait directement les idées de Tsiolkovsli et les plans spatiaux soviétiques. Le livre décrivait une exploration à grande échelle du système solaire, le développement de moyens de transport interplanétaires et — ce qui était le plus important — le début d’une industrialisation de l’espace [14].
30Le livre a été très populaire. Belaiev montre l’émergence d’un nouvel homme, l’explorateur spatial qui donne vie aux visions communistes. Quand commence la conquête de l’espace, des centaines de jeunes veulent devenir cosmonautes. Les départements d’astronomie des universités regorgeaient d’étudiants pleins de projets. L’enthousiasme des premières années de la conquête spatiale évoquait celui de l’époque de la Révolution, exactement comme cela était décrit dans le livre [15].
31Après leurs premiers succès dans l’espace, les Russes lancèrent un programme d’exploration spatiale à long terme supposant le développement d’un vaisseau, d’une station spatiale et d’un véhicule spatial interplanétaire [16]. L’échec de la course à la Lune n’a d’ailleurs pas arrêté les vols habités, les Russes s’intéressant désormais davantage aux stations spatiales assurant des séjours de longue durée.
32Les premières stations russes sont largement une réalisation des concepts de Tsiolkovski. La station Saliout [17] était conçue comme une « maison orbitale » et les cosmonautes volaient vers la station sans combinaison spatiale [18]. Pendant le vol de la première expédition Saliout, la télévision soviétique a filmé la vie quotidienne des cosmonautes se rasant, mangeant, faisant des exercices… Ces films rappellent ceux sur les expéditions dans l’Arctique et l’Antarctique dans les années 1930 [19].
33Les activités spatiales de l’Union soviétique étaient aussi marquées par une autre vieille tradition russe d’un autre siècle. Pendant son histoire, la Russie a été constamment — à l’exception de peu d’années — engagées dans différentes guerres. L’état permanent de guerre a marqué la mentalité des Russes. Une nation doit être unie pour repousser l’agression et chacun doit tenir sa place de son mieux sans mettre en doute la politique du gouvernement [20]. Cette tradition explique pourquoi depuis le début de l’ère spatiale il n’y a jamais eu de remise en cause de la nécessité de l’exploration spatiale. Les Russes considéraient les activités spatiales comme une fonction régalienne au même titre par exemple que l’éducation ou l’ordre public.
Karl Marx contre Konstantin E. Tsiolkovski : le programme spatial et la propagande soviétique
34Le pouvoir soviétique comprit clairement l’importance du programme spatial à des fins de propagande et de ce fait entreprit d’instiller l’idéologie marxiste-léniniste dans la doctrine spatiale. Cette idéologie est encore vivante dans les activités spatiales russes et semble même aujourd’hui être la pierre angulaire de la compétition américano-soviétique.
35Le premier vol du Spoutnik était de fait la première expérimentation en vol d’un missile intercontinental. En gagnant les Américains dans ce qui devait plus tard être connu comme la course dans l’espace, l’Union soviétique semblait menacer les fondements de la sécurité des États-Unis et de leurs alliés. De plus cette victoire technologique suggérait quelque chose d’encore plus fondamental. Les réalisations spatiales étaient le luxe d’un État à l’économie suffisamment avancée et vigoureuse pour aller dans l’espace. Le satellite était le produit d’une élite intellectuelle, scientifique et industrielle. En bref, un meilleur programme spatial reflétait la supériorité de la société. En lançant Spoutnik, l’Union soviétique proclamait qu’elle avait le meilleur système éducatif, les scientifiques les plus brillants, les travailleurs les plus qualifiés, les capacités d’organisation les plus efficaces et finalement le meilleur système de gouvernement. Le journal officiel, la Pravda, constatait que les vols spatiaux montreraient « comment le travail libre et consciencieux du peuple de la nouvelle société socialiste transformait en réalité les rêves les plus audacieux de l’humanité [21] ».
36La date du lancement de Spoutnik avait été soigneusement choisie. Elle s’inscrivait dans l’Année Géophysique Internationale de telle sorte que l’Union soviétique se proclamait comme le leader d’une exploration pacifique de l’espace pour le bénéfice de toute l’humanité. Une autre motivation qui avait joué dans le choix de la date était de souligner l’importance internationale d’une autre réalisation soviétique récente : l’essai réussi de la première bombe à hydrogène. La bombe associée à la maîtrise d’un missile intercontinental faisait de l’Union soviétique une super-puissance militaire. Aucun pays ne pouvait se protéger contre une attaque destructrice. La société socialiste était capable de tenir en échec les capacités militaires occidentales et de servir d’exemple aux autres nations pour rejoindre le camp socialiste ou au moins déclarer leur neutralité.
37Il y avait une autre raison pour que le pouvoir soviétique utilise l’espace comme élément de propagande ; Nikita Khrouchtchev [22] qui succéda au pouvoir à Joseph Staline héritait d’un pays encore affaibli par la guerre et d’un parti communiste frustré par l’humeur anti-stalinienne des plus hauts officiels du Parti. Un an avant le vol de Spoutnik, Khrouchtchev prononçait au 20e Congrès du Parti Communiste son discours célèbre dénonçant la politique intérieure et extérieure de Staline. Ce discours fit de Khrouchtchev un véritable leader du Parti tout en le privant de l’héritage révolutionnaire des premiers leaders soviétiques et en provoquant une incompréhension frustrante dans le Parti Communiste. Pour renforcer le Parti et revigorer son esprit révolution, Khrouchtchev utilisa les activités spatiales comme une arme de propagande. Il déclara que les réalisations spatiales étaient le résultat de l’impressionnant effort du mouvement socialiste sous la conduite du Parti Communiste. Selon Khrouchtchev les activités spatiales soviétiques étaient un élément de la poursuite par le pays d’une vie meilleure dans une nouvelle société.
38Pourquoi Khrouchtchev avait-il choisi l’espace ? Essayant de vaincre la popularité de Staline dans le peuple, Khrouchtchev devait trouver un champ d’activité qui soit stimulant mais pas invraisemblable. L’espace — mystérieux, plein de rêves et presque un lieu mystique — était un choix idéal pour dépasser l’attirance de Staline pour l’aviation dans les années 1930. Staline était appelé le père de l’aviation soviétique et Khrouchtchev voulait être le père de la cosmonautique.
39Khrouchtchev osa faire quelque chose d’impensable avant, il autorisa une autre idéologie — celle des idées de Tsiolkovski — à exister parallèlement sinon à la place des idées de K. Marx.
40L’importance idéologique des activités spatiales sous Khrouchtchev et les leaders suivants du Parti, y compris Mikhaïl Gorbatchev, rendirent la cosmonautique soviétique très sensible aux changements de politique étrangère et intérieure. Presque tous les alliés de l’Union soviétique ont vu un de leurs ressortissants voler dans l’espace à bord de la station orbitale soviétique. La France qui poursuivait une politique indépendante en Europe a pu conduire une coopération spatiale efficace avec l’Union soviétique particulièrement dans le domaine des vols habités. Même le rival ultime, les États-Unis a été vu comme un bon partenaire de coopération. Toutefois, si un programme devenait politiquement moins porteur, il était immédiatement abandonné comme les programmes lunaires et martiens.
41Quand les États-Unis abandonnèrent leur programme lunaire et déclarèrent le début d’une exploration industrielle de l’espace, le programme spatial soviétique se trouvait lui-même à la croisée des chemins ; d’un côté, les responsables soviétiques savaient que le chemin était long avant de réaliser une production industrielle dans l’espace et que l’économie soviétique n’était pas en état de soutenir une nouvelle course dans l’espace. D’un autre côté, les stations orbitales soviétiques étaient une bonne plate-forme pour une industrialisation spatiale si les Américains étaient capables d’entamer une production dans l’espace. Jusqu’ici le programme spatial soviétique était prioritairement orienté vers les vols habités, l’activité la plus attirante mais aussi la plus coûteuse. Les leaders soviétiques pensaient qu’avec des cosmonautes en orbite, ils pourraient maintenir les bénéfices politiques tout en préservant la flexibilité d’un programme qui pouvait être nécessaire pour la commercialisation spatiale.
42Il faut remarquer que le programme spatial soviétique avait une attitude double par rapport à la commercialisation. À l’intérieur du pays, les activités spatiales étaient une partie de l’économie du peuple. À l’extérieur, le gouvernement devait suivre les règles du marché international. La disparition de l’Union soviétique toucha une communauté spatiale non préparée. L’insatisfaction liée aux réformes souleva la nostalgie de l’époque soviétique pour l’industrie spatiale.
43Pour résumer, on peut dire que le programme spatial russe est encore marqué par l’héritage de la règle du Parti Communiste — il est encore une moyen de montrer une supériorité technique, il est encore un sujet d’importance politique et il fait encore partie du statut de super-puissance.
Le nouveau millénaire : la super-puissance est-elle en retard dans le business ?
44Les changements profonds dans le système politique russe qui ont suivi l’effondrement de la loi du Parti Communiste ont profondément affecté le programme spatial. L’état de l’économie russe n’était plus capable de couvrir des dépenses spatiales importantes. La société était à un carrefour : d’un côté, le pays n’avait plus les ressources pour continuer son programme spatial au niveau intérieur, d’un autre côté, il ne pouvait pas simplement abandonner une énorme infrastructure spatiale. Pour la première fois dans son histoire la communauté spatiale devait justifier l’existence d’activités spatiales en Russie.
45De nombreuses publications des années 1980 ont envisagé deux approches principales. La première, que j’appellerai « l’approche marché » conseillait la réduction des activités spatiales à un niveau acceptable par rapport aux ressources budgétaires. La seconde, que j’appellerai « l’approche utopiste » proclamait que l’espace était une fonction principale de l’État comme la défense ou la santé. Cela nécessitait la poursuite d’activités spatiales à grande échelle même si cela devait priver de ressources d’autres sphères sociales. En effet, pour les tenants de l’approche utopiste, l’activité spatiale représente une sorte de fétiche dont la perte peut provoquer des conséquences dramatiques.
46Au début, les partisans de « l’approche marché » ont eu l’avantage. Cependant, au milieu des années 1990 il est devenu parfaitement évidant que l’industrie spatiale ne pouvait pas s’autofinancer pleinement. De plus, les insatisfactions provoquées par les réformes et la frustration causée par l’instabilité politique et économique ont conduit à la montée d’un sentiment de nostalgie pour l’époque soviétique au sein de la population. L’idée de retrouver un statut de super-puissance est devenue très populaire. Dans ces conditions, un leader politique qui ne soutiendrait pas des activités spatiales à grande échelle, en particulier habitées, commettrait un vrai suicide politique. Vladimir Poutine pendant sa campagne électorale se prononça en faveur d’un développement du secteur spatial et n’osa pas désorbiter la station Mir devenue hors d’usage avant les élections. Les activités spatiales russes d’aujourd’hui, comme d’autres programmes de haute technologie, sont devenues un des symboles de la poursuite par la Russie de son statut de super-puissance.
Conclusion : qu’est-ce que les Russes pensent de l’espace aujourd’hui ?
47La perception des activités spatiales dans la conscience publique russe repose sur différents concepts :
- l’occupation de l’espace doit être orientée vers l’exploration humaine et la colonisation de nouveaux territoires ;
- le programme spatial est une des missions de l’État et l’existence de ce programme ne prête pas à discussion ;
- les vols habités sont un attribut de super-puissance ;
- la Russie doit être un leader dans l’espace.
48Aujourd’hui le programme spatial russe conserve encore l’essentiel de l’héritage de l’Union soviétique. Les gens travaillant dans l’industrie spatiale trouvent difficile de se détourner de l’esprit « peut faire » de l’époque soviétique et se sentent souvent nostalgiques des années 1960-1970. La plupart des grands responsables du spatial sont des hommes dont la formation comme professionnels a eu lieu à la glorieuse époque des premiers vols habités et ils se souviennent de l’enthousiasme des premières expéditions de la première station spatiale. Aujourd’hui, ces hommes considèrent les problèmes des programmes spatiaux comme les leurs.
49Les activités spatiales ont repris leur place dans l’esprit des Russes, le pouvoir politique appelle à de nouveaux projets spatiaux plus ambitieux. La Russie recherche un plus grand rôle dans la Station Spatiale Internationale, il y a des rumeurs sur une possible renaissance des programmes Bourane et Energya et l’industrie spatiale songe à reprendre un programme lunaire habité.
50Pour résumer, la tourmente politique des années 1980-1990 a provoqué une ré-identification russe et l’espace-cosmos est un élément-clef de ce long processus.
Notes
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[1]
Des tendances similaires peuvent être identifiées dans d’autres programmes spatiaux. Ainsi, les vaisseaux américains portent souvent le nom de bateaux célèbres comme Endeavor qui était un des vaisseaux de James Cook. On y fait référence souvent comme « analogie maritime ».
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[2]
Il est intéressant de noter que le mot espace est traduit en russe par le mot d’origine grecque « cosmos » qui signifie « ordre » dans un sens philosophique large.
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[3]
L’idée des vols spatiaux était vue par les révolutionnaires russes comme une alternative à la révolution sociale. Par exemple, Nicolas Kibalchich, un révolutionnaire russe, avait étudié un intéressant véhicule propulsé par des gaz (jet propelled) quelques jours avant d’être pendu pour l’assassinat du tzar Alexandre-II.
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[4]
Tsiolkovski, comme beaucoup d’autres pionniers de la conquête de l’espace, s’intéressait exclusivement aux vols interplanétaires habités.
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[5]
Il y a un autre détail intéressant à propos de Tsiolkovski et de beaucoup de visionnaires spatiaux russes qui étaient mentalement ou physiquement handicapés. Par exemple, Tsiolkovski était sourd et souffrait d’isolement social et un auteur célèbre de science-fiction Alexandre Belyaev était partiellement paralysé.
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[6]
Il faut noter que les vaisseaux de Tsiolkovski ne comprenaient pas de capsules d’atterrissage et que les voyages de retour et les atterrissages en douceur n’étaient pas prévus.
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[7]
Il faut rappeler que la manière russe de coloniser de nouveaux territoires est assez différente de celle des nations européennes. La population locale des territoires colonisés a eu le statut de citoyen russe et la noblesse locale a été intégrée dans la noblesse russe. De ce fait, il y a eu peu de résistance locale et la colonisation a été pacifique.
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[8]
Dans la Russie post-révolutionnaire, toutes les activités littéraires étaient strictement contrôlées par le Parti Communiste si bien que le livre d’A. N. Tolstoï peut être vu comme une sorte de concept visionnaire ou même de programme d’exploration à long terme.
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[9]
Le nom de l’héroïne Aelitalia est largement utilisé comme marque déposée de produits féminins : sèche-cheveux, vêtements et parfums.
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[10]
En russe le mot Spoutnik désigne à la fois un satellite et un compagnon de route.
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[11]
Nikita Krouchtchev a dit « nous (les Russes) avons été les premiers à lancer des fusées dans l’espace… Nos réalisations et notre force ont eu un effet dégrisant sur les éléments agressifs aux États-Unis… Ils (les Américains) savaient qu’ils avaient perdu l’occasion de nous frapper en toute impunité ». Khrushchev Remembers, traduit par Strobe Talbott, Boston, Little, Brown and Company, 1970, p. 516-517.
-
[12]
Quiconque a voyagé en Russie ne sera pas surpris par l’inconfort de l’habitacle du Soyouz. Ces vaisseaux étaient conçus pour des voyages courts entre deux stations spatiales.
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[13]
La nouvelle avait été publiée une première fois en 1936 sans connaître le succès ; l’auteur mourut en 1942 et ses livres tombèrent dans l’oubli. Au milieu des années 1950, se manifesta un renouveau d’intérêt pour ses travaux. De 1956 à 1966, le livre fut publié dix fois par différentes maisons d’édition russes. Ces publications répétées ne pouvaient se faire qu’avec le consentement des responsables communistes si bien que le livre est politiquement révélateur.
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[14]
Il fut noter que l’exploration industrielle de l’espace était très prospective au début des années 1960. Cette approche a conduit à la conclusion du traité sur la Lune qui garantit des droits égaux à toutes les parties pour l’utilisation des ressources extra-terrestres.
-
[15]
Les gens de la génération des années 1950-1960 se rappellent qu’un grand nombre de jeunes gens concourrant pour entrer dans le Corps des Cosmonautes insistait sur leur empressement à accomplir un aller simple dans l’espace.
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[16]
Le programme spatial soviétique, particulièrement à ses débuts, était orienté prioritairement vers les vols habités. Les vaisseaux automatiques étaient vus comme une étape préliminaire à la colonisation humaine de l’espace.
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[17]
En russe, une station « spatiale » signifie une station « orbitale ». Le terme en orbite montre que plusieurs stations sont envisagées à différents endroits, ce qui reflète encore la conception des réseaux terrestres de transport.
-
[18]
La première équipe du Saliout mourut lors de son retour sur Terre du fait d’une dépressurisation de la capsule ce qui conduisit les cosmonautes à porter une combinaison pendant les trajets.
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[19]
Les premiers cosmonautes soviétiques étaient sélectionnés parmi les pilotes de combat. Les militaires soviétiques n’étaient pas autorisés à l’époque à porter la barbe. Cependant les cosmonautes de la première station Saliout portaient des barbes pour souligner les ressemblances avec les explorateurs arctiques dont les barbes étaient très populaires.
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Ce concept se retrouve dans la façon dont la Russie a été gouvernée pendant tout le xxe siècle. Les secrétaires généraux du Parti Communiste et les présidents avaient une autorité égale à celle des tzars.
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Pravda, 5 octobre 1957.
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Nikita Sergeievich Khrouchtchev était le Premier secrétaire du Parti Communiste d’Union soviétique ce qui est la position la plus élevée dans la hiérarchie soviétique. Il était arrivé à cette position après la mort de Staline. Plus tard, Leonid Brejnev et le Politburo obligèrent N. S. Khrouchtchev à démissionner.