1L’ampleur des efforts spatiaux américains tient à de nombreux facteurs depuis le désir pragmatique d’utiliser les moyens spatiaux pour faire progresser la connaissance, renforcer la sécurité nationale, améliorer le bien-être commun et garantir des bénéfices économiques, jusqu’à l’image romantique d’exploration d’une nouvelle frontière. Les efforts spatiaux ont été également le vecteur d’intérêts plus larges pour un État soucieux d’être vu comme la nation dominante sur la scène internationale, celle dont le système politique et économique ainsi que la puissance montrent la voie à suivre et forcent le respect des autres pays. Enfin, les succès américains dans l’espace ont été perçus comme un moyen de renforcer l’identité nationale et l’image que les citoyens américains ont d’eux-mêmes en suscitant leur fierté d’être Américains. Ces deux moteurs des activités spatiales américaines — sentiment de grandeur et fierté nationale — sont au centre de cet essai [1].
2La puissance et la fierté ont été en effet les premières motivations qui ont conduit les leaders américains à allouer des ressources budgétaires significatives aux programmes spatiaux civils, particulièrement aux grands programmes de vols habités, depuis les débuts en 1958, jusqu’aux années 1980 au moins [2]. Par exemple, la Directive sur la politique spatiale nationale américaine publiée par la Maison Blanche le 2 novembre 1989 dit que « l’objectif fondamental des activités spatiales américaines a été et continue à être le leadership spatial » [3]. Cet essai suggère également que ces motivations originelles ont pu perdre de leur force dans la dernière décennie, et n’ont pas été, jusqu’à présent, remplacées par d’autres alternatives capables de fournir une justification à un grand programme civil consacré au vol habité.
3Le fait que les premières réalisations spectaculaires dans l’espace — mise en orbite du premier satellite et du premier homme — aient été accomplies par l’Union soviétique, la rivale de l’Amérique pendant la Guerre froide et un pays globalement perçu comme technologiquement arriéré aux États-Unis, a porté un coup sévère à la confiance que les États-Unis avaient en eux-mêmes. Le président John F. Kennedy, par exemple, déclara « Je ne peux pas croire que nous voulons permettre à l’Union soviétique de dominer l’espace, avec tout ce que cela pourrait signifier pour notre paix et notre sécurité dans les années à venir [4]. »
4Ces deux motivations intangibles — faire état d’un sentiment de grandeur et renforcer la fierté nationale — sont étroitement liées. Cet article explore la façon dont elles se sont manifestées pendant les premières années du programme spatial américain en faisant de la maîtrise de l’espace un élément important de l’identité nationale tant sur le plan intérieur que sur le plan international. Il pose également la question de savoir si le programme spatial américain, tel qu’il est mené aujourd’hui, continue à contribuer à la puissance et à la fierté américaines.
Leadership spatial et vol habité
5Au centre de la quête américaine pour le leadership, il y a la conviction que ce sont les activités spatiales habitées [5] qui ont la plus grande influence sur la façon dont les États-Unis sont perçus par les autres pays et que ce sont elles qui correspondent le mieux à l’image d’eux-mêmes qu’ont les Américains.
6La première déclaration formelle de politique spatiale, adoptée par l’administration Eisenhower en janvier 1960, soulignait : « Pour le profane, le vol habité et l’exploration humaine représenteront la vraie conquête de l’espace et, par suite, le but ultime des activités spatiales. Aucune expérience non-humaine ne peut remplacer la présence de l’homme dans ses effets psychologiques sur les peuples du monde entier. »
7Cette déclaration n’a cependant pas conduit le président Dwight Eisenhower à la conclusion que les États-Unis devaient donner la plus haute priorité à leur programme de vol habité. En effet, bien qu’il ait approuvé ce document, Eisenhower ne croyait pas qu’il était de l’intérêt américain d’entrer en compétition frontale avec l’Union soviétique sous prétexte de bénéfice psychologique lié au « prestige » d’accomplir telle ou telle Première. La Directive de 1960 reconnaissait cependant la dimension de compétition des activités spatiales. Elle demandait aux responsables chargés de la politique spatiale de « minimiser les avantages psychologiques acquis par l’URSS grâce à ses réalisations spatiales », de « sélectionner parmi les activités spatiales américaines en cours ou en projet ayant une valeur militaire, scientifique ou technologique intrinsèque, celles ou celles qui offrent la perspective d’obtenir un avantage effectif et incontestable sur les Soviétiques » et de « mettre l’accent sur ces projets dans les programmes présents et futurs » [6]. En d’autres termes, sous le président Eisenhower, les États-Unis ont souhaité utiliser les activités spatiales comme instrument dans la compétition de prestige liée à la Guerre froide mais seulement si elles avaient une justification par ailleurs. Le développement d’un programme spatial avec pour seul objectif la démonstration du leadership américain n’était pas recevable pour D. Eisenhower.
8John F. Kennedy devint président le 20 janvier 1961. Il changea rapidement de principe de politique spatiale. Seulement quatre mois après son entrée en fonction, le 25 mai, il annonça que les États-Unis enverraient des Américains sur la Lune « avant la fin de la décennie ». En annonçant sa décision d’aller sur la Lune, J. F. Kennedy était tout à fait clair sur ses motivations. Il déclara « si nous devons gagner cette bataille des esprits », il est temps que les États-Unis prennent un « rôle clairement leader dans les réalisations spatiales ». Kennedy choisit le projet d’alunissage car, dit-il, « aucun autre projet spatial ne pourra dans ce délai être plus impressionnant pour l’humanité » et parce que « quoi que l’humanité puisse entreprendre, des hommes libres doivent pleinement y prendre part » [7].
9La décision de J. F. Kennedy fut le résultat d’une rapide enquête qu’il avait lancée au lendemain de la mise en orbite par l’Union soviétique, le 12 avril 1961, du premier homme dans l’espace, Youri Gagarine. Piqué au vif par le succès de la propagande soviétique, Kennedy demanda, le 20 avril, à ses conseillers d’identifier un « programme spatial qui offre les résultats les plus spectaculaires et dont nous serions les vainqueurs » [8]. La réponse arriva, le 8 mai, sous forme d’un mémorandum signé par l’administrateur de la NASA, James Webb, et le secrétaire à la défense, Robert McNamara. Ce mémorandum soutenait que : « Tous les projets spatiaux à grande échelle requièrent la mobilisation de ressources à l’échelon national. Ils exigent le développement et l’utilisation réussie des technologies les plus avancées. Ils appellent une gestion habile, un contrôle centralisé ainsi que la poursuite assidue d’objectifs à long terme. Des réalisations spectaculaires dans l’espace symbolisent donc la puissance technologique et la capacité d’organisation d’une nation.
10C’est pour ces raisons que des réalisations majeures dans l’espace contribuent au prestige national. Des succès importants telle la mise en orbite d’un homme comme les Soviétiques viennent de la réaliser, confèrent du prestige national bien que la valeur scientifique, militaire ou commerciale évaluée selon les standards ordinaires soit marginale ou ne se justifie pas économiquement.
11Cette nation a besoin d’une décision positive pour poursuivre des projets spatiaux à des fins de prestige national [9]. Nos succès sont une composante majeure de la compétition internationale entre le système soviétique et le nôtre. Les projets non-militaires, non-commerciaux, non-scientifiques mais “civils” comme l’exploration lunaire et planétaire font, en ce sens, partie de la bataille le long du front mouvant de la Guerre froide. »
12Plus loin dans ce mémorandum, Webb et McNamara ajoutent : « nous croyons que l’exploration humaine, autour et sur la surface de la Lune, représentera un domaine majeur dans lequel la compétition internationale devra s’exercer. La mise en orbite de machines ne représente pas la même chose que la mise en orbite ou l’alunissage d’un homme. C’est l’homme, et non la machine, qui captivera l’imagination du monde » [10].
13L’adhésion du président Kennedy au raisonnement du mémorandum Webb/McNamara, a contribué à définir, pour au moins un quart de siècle, un thème majeur de la politique spatiale américaine. Les États-Unis vont utiliser les activités spatiales comme un instrument important de la compétition avec l’URSS pendant la Guerre froide pour s’assurer la suprématie mondiale en mettant l’accent de manière très visible sur le vol habité. Les vols humains et les fortes dépenses qu’ils engendraient ne devaient pas être jugés à l’aune de leur valeur scientifique, commerciale ou militaire. Leur justification primaire allait plutôt être fondée sur leur valeur symbolique, en tant que démonstration publique des capacités technologiques et d’organisation des États-Unis. Au moment où le président Kennedy étudiait le projet américain d’atterrissage sur la Lune, aucune autre forte motivation n’influençait sa décision. Il indiqua à son conseiller scientifique, Jérôme Weisner, qu’il n’essayerait pas de justifier le projet par des objectifs scientifiques, Weisner répondant, à son tour, qu’il ne demanderait pas au Comité scientifique consultatif présidentiel de l’évaluer sur des critères scientifiques. Alors que le secrétaire à la Défense, Robert McNamara et ses conseillers les plus proches étaient impliqués dans la décision d’aller sur la Lune, ils ne présentèrent aucun argument militaire pour soutenir l’engagement national en faveur d’un programme d’alunissage. Quelques-uns autour de Kennedy, comme l’administrateur de la NASA, James Webb, le vice-président Lyndon Johnson et quelques membres du Congrès ont vu dans le programme lunaire un moyen de diriger des crédits importants vers les industries et les universités du Sud des États-Unis, avec pour conséquence de stimuler ainsi le développement technologique et économique de la région. Cependant, ces considérations n’ont eu que peu d’influence sur Kennedy lui-même [11].
14L’histoire du programme américain de vol spatial habité montre bien que les motivations de fierté et de grandeur en ont été le moteur essentiel. Ce n’est ainsi que plus de deux ans après que les États-Unis aient gagné la course à la Lune, en juillet 1969, que l’administration Nixon décida de la prochaine étape du programme spatial américain. Le débat s’effectua dans un contexte de réduction des budgets gouvernementaux, en général, et de celui de la NASA, en particulier.
15Cependant, à l’été 1971, l’un des plus proches collaborateurs de Nixon, Caspar Weinberger, alors directeur-adjoint de l’office budgétaire de la Maison Blanche, fit valoir auprès du président que ce serait une mauvaise idée de réduire ou d’abandonner le programme de vol habité américain car, écrit-il, « cela confirmerait d’un certain côté la conviction qui, je crains, gagne en crédibilité ici et à l’étranger selon laquelle nos meilleures années seraient derrière nous, et que nous nous repliions sur nous-mêmes, en réduisant nos dépenses de défense et en commençant volontairement à renoncer à notre statut de super-puissance ainsi qu’à notre souci de maintenir notre supériorité mondiale ». Sur une note écrite à la main sur le mémorandum de Weinberger, Nixon indique : « je suis d’accord ». Cet échange a conduit à la décision de ne pas annuler les deux dernières missions lunaires Apollo 16 et 17 et, plus important encore, a permis à la NASA de commencer un nouveau programme impliquant l’homme, la navette spatiale [12].
16L’accord sur un tel programme ne s’est pas fait facilement. À l’automne 1971, la NASA s’opposait au staff de la Maison Blanche quant au type de navette spatiale à développer. L’administrateur de la NASA James Fletcher défendait l’idée de la navette spatiale en argumentant d’abord que « les États-Unis ne peuvent pas renoncer au vol spatial habité » parce que « l’homme a appris à voler dans l’espace et l’homme continuera à voler dans l’espace. C’est un fait. Et, ce fait étant, les États-Unis ne peuvent pas renoncer à leur responsabilité — envers eux-mêmes et envers le monde libre — de jouer un rôle dans le vol habité… Pour les États-Unis, ne pas être dans l’espace, alors que d’autres y sont, est impensable et c’est une situation que l’Amérique ne peut accepter » [13].
17Le développement de la navette spatiale et les premiers vols expérimentaux occupèrent la NASA pendant plus d’une décennie. Quand, en 1983, l’Agence spatiale chercha à obtenir l’approbation présidentielle pour le grand projet de vol habité suivant, la station spatiale orbitale, elle fit encore appel à l’argument essentiel qu’un tel projet était justifié par le message qu’il envoyait au monde. Dans un exposé de la NASA, daté du 1 er décembre et présentant au président Ronald Reagan les raisons pour lesquelles il devait soutenir le projet de station spatiale, l’Agence faisait la liste des différentes raisons justifiant une telle entreprise. Une, en particulier, consistait à présenter la station comme « un symbole hautement visible de la vigueur américaine » [14]. La NASA soutenait au président que « notre leadership dans l’espace ces 25 dernières années a montré au monde entier que l’Amérique était puissante ». Et, elle ajoutait « les enjeux sont énormes : le leadership dans l’espace pour les 25 prochaines années » [15].
Les bénéfices, à l’époque et pour la suite
18Sans aucun doute, les succès spatiaux des États-Unis pendant les années 1960 ont démontré au monde la puissance américaine et ont créé un sentiment de fierté chez les Américains, particulièrement avec le paroxysme du 29 juillet 1969, lors du premier atterrissage sur la Lune. Un réseau mondial de satellites de communications avait été mis en place juste à temps pour l’alunissage et pour les premiers pas sur la Lune afin qu’ils soient diffusés dans le monde entier permettant à plus d’un milliard de personnes de partager l’excitation de l’exploration. Les astronautes de Mercury, Gemini et Apollo ont été des célébrités nationales, et ont été décrits comme incarnant au mieux le caractère américain [16]. L’équipage d’Apollo 11 a fait un tour du monde triomphal et l’entreprise lunaire a été presque universellement perçue comme un remarquable succès technologique et humain. Les images associées à Apollo, comme la Terre se levant sur la froide surface lunaire ou les astronautes errant à la surface de la Lune et posant à côté du drapeau américain sont rapidement devenues des icônes mondiales.
19Cependant, se manifestaient les premiers signes indiquant que le potentiel symbolique du vol spatial humain ne serait pas un phénomène durable. Pour la troisième mission, Apollo 13, les réseaux de télévision américains avaient décidé de limiter leur couverture. Seul l’accident à bord du vaisseau spatial lunaire suscita de nouveau l’attention du public quant au destin de l’équipage d’Apollo 13. Parmi les raisons qui présidèrent à l’annulation des deux dernières missions prévues, Apollo 18 et 19, l’une était notamment que le surcroît de gains symboliques ne justifiait ni les dépenses engagées, ni les risques encourus. Les États-Unis, avec leurs succès Apollo, avaient réussi à rendre le remarquable quelque peu ennuyeux. La victoire de la course à la Lune avait atteint les objectifs politiques qui avaient conduit le président Kennedy à approuver l’entreprise. Des missions supplémentaires n’étaient pas nécessaires pour faire le point sur les capacités américaines. En revanche, la fierté américaine avait besoin d’être rétablie dans d’autres domaines, du fait de la guerre vaine menée en Asie du Sud-Est et des problèmes sociaux intérieurs des années 1960.
20La croyance des leaders politiques américains dans les bénéfices symboliques substantiels du vol spatial habité n’a cependant pas disparu avec la fin d’Apollo. Comme noté précédemment, c’était un facteur important dans l’approbation des deux plus grands programmes spatiaux habités : la navette et la station spatiale. De plus, quand l’administration Nixon a voulu afficher sa politique de détente avec l’Union soviétique, c’est une mission spatiale conjointe qui fut choisie en tant que symbole bien visible des nouvelles relations, l’amarrage entre le vaisseau spatial américain Apollo et la capsule soviétique Soyouz. La mission « poignée de main dans l’espace » de 1975 était presque totalement une construction politique.
21La mission Apollo-Soyouz fut le seul vol habité américain entre la dernière des trois visites à la station spatiale Skylab, qui se termina en 1974, et le premier vol de la navette spatiale en avril 1981. Cette période de sept ans d’activités limitées signifiait qu’une évaluation définitive des bénéfices durables susceptibles d’être tirés des vols habités devait être retardée aux années 1980.
22Quand les vols de la navette spatiale ont commencé en 1981, les États-Unis ont fait savoir qu’ils étaient entrés dans l’ère des activités spatiales « routinières » en orbite basse. Le nombre d’astronautes américains, bien qu’encore relativement réduit, grimpa alors de moins de 20 à plus de cent. Venant s’ajouter aux pilotes dotés de cette « étoffe des héros », les hommes qui voyageaient dans l’espace comptaient des scientifiques et des ingénieurs bien entraînés mais aussi bien éloignés des feux de la rampe.
23En outre, l’occasion de voler avec la navette a été étendue à des non-astronautes, allant d’un prince saoudien, accompagnant le satellite de télécommunication payé par son pays, à deux politiciens américains qui usèrent de toute leur influence sur le budget de la NASA pour obtenir leur vol. Les États-Unis au milieu des années 1980 ont conclu au caractère suffisamment routinier et donc assez sûr du vol de navette spatiale pour commencer un programme dit « citoyens dans l’espace » qui devait offrir à des personnes représentatives de la population américaine l’opportunité d’aller dans l’espace.
24Le premier « citoyen dans l’espace » fut l’enseignante Christa McCauliffe. Elle et ses six coéquipiers sont morts dans l’explosion de la navette « Challenger » le 28 janvier 1986. Cet accident tragique a probablement marqué la fin de l’utilisation effective des vols habités comme symbole de fierté et de grandeur, bien que cela ne fut pas immédiatement reconnu. De la manière la plus publique possible, les États-Unis avaient démontré qu’ils ne maîtrisaient pas entièrement la tâche extrêmement difficile d’emmener des gens dans l’espace. L’accident et ses conséquences ne montraient en rien l’excellence de la technologie et de l’organisation américaines mais, bien au contraire, ils révélaient un processus de décision défaillant ainsi que des défauts d’exécution à tous les niveaux du programme spatial.
L’ère de la Station Spatiale Internationale
25Toutefois, les échecs de la NASA qui ont conduit à l’accident de Challenger n’ont pas été interprétés par les leaders politiques américains comme les signes d’une diminution de la pertinence symbolique du vol spatial habité. Il n’y avait pas davantage de reconnaissance de l’incompatibilité logique entre la notion d’accès routinier à l’orbite basse et de travail dans l’espace et la conviction que l’espace continuerait à créer des images politiquement significatives des capacités américaines.
26Ainsi, avec la reprise des vols de la navette en septembre 1988 et le processus boiteux de développement d’une station spatiale à la fin des années 1980 et pendant les années 1990, les États-Unis ont continué à prétendre que leur programme spatial habité conduisait à promouvoir la perception d’un leadership américain à la fois dans le monde et dans le pays. Le document, cité plus haut, du National Space Council de 1989 définissant la politique spatiale nationale illustre la continuité de la revendication américaine de leadership à travers les réalisations spatiales. La plus récente déclaration de politique spatiale nationale, qui a eu l’approbation de Bill Clinton en 1996, note que « pendant plus de trois décennies, les États-Unis ont conduit le monde dans l’exploration et l’utilisation de l’espace. Nos réalisations dans l’espace ont été une source d’inspiration pour une génération d’Américains et d’hommes dans le monde entier. Nous maintiendrons ce rôle de leadership … » [17].
27L’accent mis sur le vol spatial habité pendant la dernière décennie, et au moins pour la prochaine, se concentre sur la Station Spatiale Internationale (ISS). Après avoir fait la démonstration de leur leadership dans les années 1960 à travers un effort unilatéral pour gagner la course à la Lune, les États-Unis, en 1984, ont choisi de poursuivre en œuvrant comme partenaire responsable d’une coalition d’alliés coopérant pour le développement d’une station spatiale. En annonçant son approbation du programme en janvier 1984, Ronald Reagan déclara « l’Amérique a toujours été la plus grande quand nous osions être grands ». Il ajouta « nous pouvons atteindre la grandeur encore une fois. Nous pouvons poursuivre nos rêves vers les étoiles éloignées, en vivant et en travaillant dans l’espace ». En même temps, le président annonçait que « la NASA invitera d’autres pays à participer de telle sorte que nous puissions renforcer la paix, construire la prospérité et étendre la liberté » [18].
28Entre 1984 et 1993, neuf pays en Europe, le Japon et le Canada travaillèrent avec les États-Unis sur ce qui fut unilatéralement nommé par l’Amérique comme la station spatiale « Freedom ». Ils se sont eux-mêmes trouvés soumis aux aléas d’un soutien politique et budgétaire fluctuant aux États-Unis, conduisant à modifier les développements techniques et, finalement, au milieu de 1993, à la presque annulation du programme par le Congrès américain. Seule une nouvelle conception de la station spatiale et l’invitation faite à la Russie, l’ancienne concurrente, de rejoindre les partenaires de la station avec un rôle plus central que celui de l’Europe, du Japon ou du Canada, ont permis aux États-Unis de soutenir son effort de « leadership ». À la fin de 1993, les pays qui avaient accepté de suivre les États-Unis pour créer un moyen permanent de vivre et travailler dans l’espace — désormais renommé Station Spatiale Internationale ou ISS [19] — ne se montraient pas subjugués par les orientations qui leur avaient été données.
29La performance des États-Unis comme leader du partenariat depuis 1993 n’a pas modifié ces perceptions négatives. Alors que les éléments de l’ISS commençaient à être assemblés en orbite en 1998 et que les premières rotations d’équipages de trois astronautes assuraient une occupation permanente de la station à partir de novembre 2000, le déroulement des opérations en orbite n’a suscité que peu d’attention du public aux États-Unis comme à l’étranger. Ces derniers mois, la découverte que la part américaine de la station était vraiment hors budget a conduit au moins à une pause, si ce n’est à une fin, dans le développement programmé de la station. Ce retard devrait affecter surtout les partenaires européens et japonais, qui ne savent pas s’ils pourront utiliser effectivement les coûteux laboratoires qu’ils ont développés au titre de leur contribution au projet.
30Sur cette seule base, à cette date, on peut difficilement voir dans l’ISS autre chose qu’une tentative largement avortée de démontrer, à travers les activités spatiales, la « grandeur » des États-Unis selon les mots du président Ronald Reagan en 1984. S’il a démontré quelque chose, le programme de station spatiale a révélé qu’un programme de long terme coûteux, entamé par le gouvernement des États-Unis sans objectif clair ni largement partagé et sans soutien politique adéquat, est en constant danger de changement, de compromis et d’annulation potentielle. Il ne s’agit pas ici de ces caractéristiques américaines qui consolident effectivement le socle du pouvoir et de la fierté des États-Unis.
31Un échec plus fondamental apparaît dans le lien entre l’ISS et la volonté de démontrer un leadership américain complet aux yeux du monde et du public américain. En 1961, ceux qui recommandaient l’envoi d’Américains sur la Lune comme objectif national avaient soutenu que « c’est l’homme, et non pas la machine, qui capture l’imagination du monde ». Plus de vingt ans plus tard, la NASA suggérait toujours que « notre leadership spatial montrait au monde que l’Amérique était forte ». Il y a peu de chances qu’un tel argument soit crédible aujourd’hui, même si le programme de station spatiale s’était avéré un succès total.
32D’abord, parce que le vol spatial habité est devenu une routine. À la mi-2002, un peu plus de quatre cents personnes différentes ont voyagé dans l’espace. C’est encore un très petit nombre bien sûr, mais il est assez grand pour que l’on ne voit plus le vol spatial comme une expérience exceptionnelle. Il est vrai que le public se montre impressionné quand il rencontre un individu qui a été dans l’espace et soucieux de partager son expérience. Mais le lancement d’êtres humains dans l’espace « ne capture plus l’imagination » du plus grand nombre et sa valeur démonstrative de la puissance nationale s’est érodée avec le nombre des vols.
33En outre, depuis que le dernier équipage Apollo a quitté la Lune en décembre 1972, le vol habité est resté confiné à l’orbite basse. Des circuits répétitifs de 90 minutes autour de la Terre limitent l’intérêt du public alors que dans les années 1960, chaque vol spatial était synonyme de découverte avec l’apogée des neufs voyages vers la Lune et six atterrissages réels. Les gens allaient réellement quelque part !
Perspectives
34Si l’on accepte le principe de cet essai, alors il semblerait qu’il existe un besoin de justifier l’activité de vol habité américaine autrement que par le biais de ses retombées symboliques en termes de grandeur et de fierté. Les coûts et les risques induits par la vie et le travail d’hommes dans l’espace doivent être appréciés de manière rationnelle en fonction des bénéfices qui peuvent être tirés de la présence de chercheurs et de techniciens à bord de la station spatiale internationale. La situation réelle est cependant quelque peu différente. Politiquement, le gouvernement américain ne peut probablement pas décider que les bénéfices tirés des vols habités ne justifient pas les dépenses engagées et qu’il faut par conséquent clore le programme. La présence d’Américains dans l’espace fait partie, de façon importante, de l’image que les États-Unis ont d’eux-mêmes, même s’il n’y a plus d’impact psychologique positif significatif et un appel en faveur d’un arrêt des vols spatiaux futurs serait certainement une décision impopulaire.
35Cela met le gouvernement américain dans une position paradoxale. Le public américain s’attend à la poursuite de l’effort en faveur du vol habité américain mais ne semble pas particulièrement compter sur des bénéfices substantiels liés à cet effort. (Il n’est pas évident qu’un autre accident mortel changerait cette attente). Le raisonnement initial, au caractère principalement symbolique, sur lequel s’appuyait le gouvernement américain pour entreprendre le programme de vol habité a perdu beaucoup de sa crédibilité. Cependant, le gouvernement n’a probablement pas d’autre possibilité que de le poursuivre tout en espérant que les résultats de l’ISS montreront finalement tout l’intérêt de ce choix.
36Que se passerait-il si les États-Unis prenaient la décision de proposer la reprise de l’exploration humaine au-delà de l’orbite de la Terre, le retour sur la Lune ou le voyage jusqu’à Mars ? Cela conduirait-il à nouveau à ce que les États-Unis soient vus comme un leader non seulement dans l’espace mais aussi sur Terre ? Ou bien verrait-on l’entreprise d’exploration comme un objet fascinant, digne d’intérêt en lui-même, mais sans lien étroit avec un leadership politique et militaire ?
37Cette seconde possibilité est la plus probable. Il n’existe pas encore de raison impérieuse pour envoyer des gens loin de cette planète et le faire serait probablement vu, non pas comme quelque chose d’impressionnant qui serait largement admiré, mais plutôt comme une diversion en regard des problèmes urgents à régler sur Terre.
38Avec la décision de 1961 d’aller sur la Lune, le président Kennedy a lié « la politique du moment… avec des siècles de rêves et d’aspirations de la nation [américaine] » [20]. Le concours unique de circonstances qui a permis cette décision ne se répétera probablement pas au xxie siècle. Si l’Homme doit aller au-delà de l’orbite terrestre, ce sera pour d’autres raisons que pour la grandeur et la fierté.
39En attendant, y a-t-il d’autres voies pour que les capacités spatiales contribuent à l’image de puissance ? Au cours de la dernière décennie, les utilisations militaires de l’espace ont été présentées comme un argument nouveau en faveur de l’importance de l’espace pour la puissance américaine. Les États-Unis poursuivent une stratégie de sécurité nationale liée au concept de domination par l’information et une telle domination n’est pas possible sans une utilisation massive de systèmes spatiaux.
40Au début de l’année 2001, une commission présidée par Donald Rumsfeld, choisi plus tard par le président George W. Bush comme secrétaire à la Défense, annonça que « la sécurité et le bien être économique des États-Unis et de ses alliés et amis dépendaient de la capacité nationale à opérer avec succès dans le milieu spatial » [21]. Dans le but d’en avoir la maîtrise, la politique nationale appelle les États-Unis à mettre en œuvre le « space control », défini comme « la capacité à assurer l’accès continu à l’espace pour les forces américaines et nos alliés, la liberté d’opération dans l’espace et la capacité à interdire à d’autres l’utilisation de l’espace si nécessaire » [22]. La recherche de la puissance spatiale n’exige pas nécessairement le développement d’armes spatiales, mais la commission a recommandé que les États-Unis « poursuivent vigoureusement les efforts permettant… d’assurer au président qu’il aura l’option de déployer des armes dans l’espace pour dissuader les menaces et, si nécessaire, pour se défendre des attaques contre les intérêts américains » [23].
41Utiliser l’espace comme une composante directe de la puissance militaire américaine pourrait être vu comme l’équivalent au xxie siècle du voyage américain vers la Lune soit « une partie de la bataille le long du front mouvant de la Guerre froide », selon les mots utilisés par John F. Kennedy pour justifier le projet Apollo. Si cela devient le cas et que le raisonnement à la base des activités spatiales américaines soit de contribuer à sa puissance militaire, le monde aura perdu quelque chose qui tenait à la fois de l’imaginaire et de la passion, le leadership américain pour l’exploration pacifique de l’espace. Cela serait malheureux.
Notes
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[1]
Cet essai ne traite pas des activités spatiales que les États-Unis ont conduites à des fins militaires directes ou pour des besoins de renseignement et qui se justifiaient par leur contribution aux capacités militaires et à la sécurité américaine. Il se concentre plutôt sur les activités spatiales que le gouvernement a développées dans le cadre de la National Aeronautics and Space Administration (NASA).
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[2]
Vernon van Dyke, Pride and Power : The Rationale of the Space Program (Urbana, IL : University of Illinois Press, 1964) a été le premier universitaire à identifier ces facteurs comme étant à la base de la logique du programme spatial civil américain.
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[3]
White House, National Space Policy Directive No. 1, « National Space Policy », 2 novembre 1989.
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[4]
Kennedy est cité in Pride and Power, p. 7.
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[5]
On entend par cette formule les activités dans lesquelles l’homme est physiquement présent dans l’espace (ndt).
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[6]
Ibid, p. 367-368.
-
[7]
John F. Kennedy, « Urgent National Needs », 25 mai 1961, réimprimé in Exploring the Unknown, p. 453.
-
[8]
John F. Kennedy, « Memorandum for the Vice President », 20 avril 1961, ré-édité in Exploring the Unknown, p. 424.
-
[9]
Passage souligné dans le document original.
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[10]
James E. Webb and Robert S. McNamara, « Recommendations for the National Space Program : Changes, Policies, Goals », 8 mai 1961, réimprimé in Exploring the Unknown, p. 444, 446.
-
[11]
Voir John M. Logsdon, The Decision to Go to the Moon : Project Apollo and the National Interest (Cambridge, MIT Press, 1970) pour une analyse détaillée du processus de décision. Pour le concept d’utilisation d’Apollo de Webb comme un instrument de développement économique et technologique, voir son mémorandum du 23 mai 1961 au vice-président Johnson, ré-édité in Exploring the Unknown, volume II, p. 493.
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[12]
Caspar Weinberger, Memorandum au président, « The Future of NASA », 12 août 1971, ré-édité in Exploring the Unknown, p. 547.
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[13]
James C. Fletcher, « The Space Shuttle », 22 novembre 1971, réimprimé in Exploring the Unknown, p. 555-556.
-
[14]
NASA, Briefing on the Space Station to President Reagan, 1er décembre 1983.
-
[15]
NASA, « Revised Talking Points for the Space Station Presentation to the President and the Cabinet Council », 30 novembre 1983, réimprimé in Exploring the Unknown, p. 600.
-
[16]
Voir Tom Wolfe The Right Stuff, ouvrage dans lequel il décrit les astronautes de Mercury d’une façon un peu moins idéalisée et plus réaliste et qui n’apparaît pas avant 1979.
-
[17]
The White House, National Science and Technology Council, « Fact Sheet : National Space Policy », 19 septembre 1996.
-
[18]
Président Ronald Reagan, « State of the Union Address », session conjointe du Congrès américain, le 25 janvier 1984.
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[19]
International Space Station.
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[20]
The Decision to Go to the Moon, p. 130.
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[21]
Rapport de la « Commission to Assess United States National Security Space Management and Organization », 11 janvier 2001, cité in John M. Logsdon, « Just Say Wait to Space Power », Issues in Science and Technology, printemps 2001, p. 34.
-
[22]
US Space Command, Long Range Plan, cité in « Just Say Wait », art. cit., p. 35.
-
[23]
Rapport de la Commission cité in « Just Say Wait », art. cit., p. 35.