1Plus de quatre cents hommes ont volé une ou plusieurs fois dans l’espace depuis le vol de Gagarine, mais des dizaines de siècles avant que le vol de l’homme dans l’espace ne devienne une réalité, l’homme avait imaginé différents trajets dans le cosmos, avec parfois de surprenantes coïncidences avec les vols réels ultérieurs.
2L’humanité s’est, en effet, très tôt interrogée sur la pluralité des mondes habités et a rêvé des voyages vers les planètes et les autres astres. À vrai dire, ignorants des conditions physiques du cosmos, les premiers auteurs qui se sont préoccupés des autres mondes s’attachaient surtout aux planètes elles-mêmes et à leurs occupants. Les moyens de les atteindre et le rapport à la Terre des itinéraires empruntés n’ont intéressé qu’un faible nombre d’auteurs chez qui les traits d’anticipation perspicace peuvent se mêler à de naïves extravagances. En particulier, la fantaisie la plus grande règne sur les voies d’accès. Ce n’est qu’au xixe siècle que les récits de fiction s’appuieront, avec plus ou moins de rigueur, sur les connaissances de l’astronomie et de la physique.
Le voyage cosmique imaginaire
De Lucien de Samosate à Cyrano de Bergerac
3Parmi les voyages cosmiques inventés par les écrivains, ceux que narre Lucien de Samosate (50-125 après Jésus-Christ) semblent les plus anciens. Dans l’ Histoire véritable [1], l’itinéraire commence dans l’océan Atlantique, où une bourrasque entraîne le vaisseau du héros jusqu’à une hauteur de trois mille stades ; de là, il vogue « par le ciel l’espace de sept jours et de sept nuits » vers la Lune.
4Dans un autre ouvrage, l’ Icaroménippe, l’auteur, décidément séduit par le voyage interplanétaire, envisage un autre itinéraire [2]. Ne renouvelant pas la fatale erreur d’Icare dont la cire avait fondu sous les rayons du soleil, il attache à ses épaules, à l’aide de solides courroies, l’aile droite d’un bel aigle à large envergure et l’aile gauche d’un vautour des plus puissants. Ainsi équipé, il s’envole tout droit du mont Olympe, non sans s’être auparavant exercé à Athènes dans des vols beaucoup moins ambitieux, par exemple du sommet de l’Acropole jusqu’au Théâtre. Parvenu sur la Lune, le héros apparaît comme le précurseur imaginaire des praticiens contemporains de la télédétection spatiale puisqu’il regarde de haut la Terre : il y observe en particulier la Grèce, la Perse et l’Inde.
5Plus tard, au xviie siècle, la découverte de la lunette par Galilée et l’essor de l’astronomie qu’elle provoque devaient susciter une série d’ouvrages sur les planètes et plusieurs récits de fiction sur les voyages cosmiques.
6C’est alors que l’astronome Johann Kepler imagine un voyage vers la Lune qu’il désigne sous le nom de Levania, inspiré de l’hébreu. Il raconte ce voyage dans Le Songe, ouvrage auquel il a longtemps travaillé, mais qui ne fut publié qu’en 1634, quatre ans après sa mort. Le trajet entre la Terre et la Lune s’effectue grâce à la force et à la volonté de démons qui ne peuvent inscrire leur itinéraire qu’à l’intérieur des cônes d’ombre de ces deux planètes ; l’aller et le retour de ce voyage cosmique nécessitent une éclipse de Lune et une éclipse de Soleil, phénomènes sur lesquels il s’étend dans des notes fort intéressantes au titre de l’astronomie [3].
7À peu près à la même époque, en 1638, paraît l’ouvrage, également posthume, de Francis Godwin : The Man in the Moon [4] dont le héros, Domingo Gonzalès, gentilhomme sévillan, se rend à une demi-heure de La Laguna, alors capitale de l’île de Ténériffe, dans les Canaries. Il y installe un attelage d’oies qui vont le conduire tout droit vers la Lune, après une escale au plus haut sommet de l’île, El Pico. Au cours d’un voyage de onze jours, Domingo Gonzalès aussi regarde la Terre. Dans sa rotation, elle lui montre à plusieurs reprises toutes ses parties. Il lui est donné, en particulier, de contempler « une tache en forme de poire dont on aurait mordu l’un des côtés et emporté le morceau » et qui n’est autre que l’Afrique. Les satellites Météosat de nos jours nous font découvrir cette vision que Godwin a décrite avec justesse.
8D’autres auteurs ont construit des fictions plus ou moins développées sur des voyages imaginaires dans le Cosmos au xviie et au xviiie siècles. Parmi eux, Cyrano de Bergerac (1619-1655) occupe une place particulière avec son ouvrage — paru en 1658 après sa mort — sur l’histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil [5]. L’auteur dont Boileau appréciait « l’audace burlesque » [6] imagine deux voyages cosmiques, l’un vers la Lune, l’autre vers le Soleil et les autres planètes. Dans le premier, le héros, après une chute malheureuse dans une machine de son invention, doit s’oindre tout le corps de moelle de bœuf pour soulager ses meurtrissures. Il monte ensuite dans sa machine sur la place de Québec, en Nouvelle-France, où les feux allumés pour la Saint-Jean l’entraînent dans le ciel. Peu après, la succion de la moelle par la Lune qui en est avide suffit à entraîner le héros. Pour le voyage vers le Soleil, c’est une machine légère qu’un aimant — sorte de balle faite d’ attractif calciné — attire vers le haut, si le voyageur la relance sans cesse pour entretenir le mouvement ascensionnel de l’engin. Ailleurs, c’est un icosaèdre muni de verres concaves qui constitue le véhicule cosmique : les rayons solaires en créant à l’intérieur un vide, provoquent alors « une furieuse abondance d’air » qui soulève le vaisseau poursuivant ainsi sa course. Après s’être envolé de Toulouse, le héros voit « en suite de la France, le pied de la botte d’Italie, puis la Mer Méditerranée, puis la Grèce, puis le Bosphore, le Pont-Euxin, la Perse, les Indes, la Chine et enfin le Japon passer successivement vis-à-vis du trou de [sa] loge ; et, quelques heures après son élévation, toute la Mer du Sud, ayant tourné, laissa mettre à sa place le continent de l’Amérique ». Si les astronautes de Skylab, par exemple, virent cette succession dans cet ordre, ils le durent au fait que leur satellite, tournant plus vite autour de la Terre que la Terre ne tourne sur elle-même, progressait vers l’Est. Mais comme Cyrano de Bergerac n’avait pas imaginé la satellisation, les moyens rocambolesques qu’il décrit auraient dû faire se succéder les différents pays vers l’Ouest, la Terre tournant sous le héros (fig. 1).

9Dans toutes les œuvres antérieures au xixe siècle, le voyage cosmique, même si l’on soupçonne qu’il préoccupe certains auteurs au plus profond d’eux-mêmes, ne donne lieu qu’à des fantaisies ou sert de prétexte à des considérations sur l’astronomie ou la politique sans rapport étroit avec le trajet interplanétaire décrit. Même le père des lois fondamentales de la mécanique céleste Johan Kepler n’utilisait pas les lois qu’il avait énoncées pour imaginer un trajet cosmique. Le xixe siècle voit apparaître, au-delà du voyage cosmique imaginaire, le voyage cosmique imaginé avec des détails techniques qui tentent de s’appuyer sur une science et une technologie alors en plein essor.
Le voyage cosmique imaginé
D’Edgar Allan Poe au lancement du Vostok de Gagarine
10Le récit d’Edgar Allan Poe sur l’aventure sans pareille d’un certain Hans Pfall raconte l’histoire d’un habitant de Rotterdam, raccommodeur de soufflets de son métier, qui, après avoir assassiné ses créanciers, parvint à échapper à son châtiment grâce à un ballon qui l’a conduit jusqu’à la Lune à une distance évaluée à 237 000 milles. Le récit lui-même décrit les angles sous lesquels l’astronaute voit la Terre, puis, à sa grande surprise, la Lune au-dessous de lui. Il n’en oublie pas moins d’observer les deux planètes au cours de son voyage ; il constate que : « l’aspect de la terre […] était vraiment magnifique. À l’Ouest, au Nord et au Sud, aussi loin que pénétrait… [son] regard, s’étendait une nappe illimitée de mer en apparence immobile, qui, de seconde en seconde, prenait une teinte bleue plus profonde. À une vaste distance vers l’Est, s’allongeaient très distinctement les îles britanniques, les côtes occidentales de la France et de l’Espagne, ainsi qu’une petite portion de la partie Nord du continent africain ». Il ajoute qu’ « il était impossible de découvrir une trace des édifices particuliers, et les plus orgueilleuses cités de l’humanité avaient absolument disparu de la surface de la terre » [7].
11L’intention de l’auteur est clairement indiquée dans une note qu’Edgar Allan Poe a ajoutée à son conte à partir de 1840 et que Ch. Baudelaire n’a pas jugé utile de reproduire dans la traduction qu’il donna des Histoires extraordinaires. Edgar Allan Poe y souligne le caractère original de son conte, en ce sens qu’il s’efforce d’être vraisemblable dans l’application des principes scientifiques ; l’auteur tente en quelque sorte de substituer l’imaginé à l’imaginaire [8].
12Dans la même direction s’inscrit le célèbre roman de Jules Verne De la Terre à la Lune [9] paru initialement en feuilleton dans le Journal des Débats à partir de septembre 1865. Cet ouvrage inspirait à Théophile Gautier ce commentaire dans Le Moniteur Universel [10] : « La chimère est chevauchée ici par un esprit mathématique ». Le point de départ de la trajectoire vers la Lune décrite par Jules Verne est situé en Floride, dans un lieu imaginaire : Stone Hills dont la localisation peut être déduite de la description fort précise de l’itinéraire que Barbicane, l’un des héros du roman, a suivi à partir de la Baie de Tampa, en longeant le creek d’Alifia. La situation déterminée à partir de ce texte ne coïncide d’ailleurs pas du tout avec celle de la carte qui illustrait le roman, ni avec les coordonnées fournies par Jules Verne lui-même dans une note infra-paginale (fig. 2).
13À partir de Stone Hills, la Columbiad, canon à très forte puissance, envoie le boulet constituant l’habitacle des trois astronautes vers la Lune qui se trouve alors au zénith du site de lancement choisi pour cette raison à une latitude inférieure à celle de l’inclinaison de l’orbite de la Lune par rapport à l’écliptique (28°5). Le boulet n’atteint pas la Lune, mais entame une navigation circumlunaire qui permet une observation détaillée de la Lune, avec ses reliefs tels Tycho ou Newton, ses rainures et ses couleurs d’une grande variété. Le boulet finit par revenir sur Terre, comme le raconte Autour de la Lune, paru en 1869 et qui constitue la suite du premier roman.
14Nombreux sont ceux qui ont souligné — et l’astronaute Frank Borman tout particulièrement — les extraordinaires coïncidences entre l’œuvre d’imagination de Jules Verne et les missions Apollo. Le site de départ, tout d’abord, qu’il soit localisé sur la carte, d’après le texte du récit ou encore d’après les coordonnées géographiques données par l’auteur, est très proche de la base du cap Canaveral d’où partirent les missions vers la Lune.
15La satellisation autour de la Lune d’un véhicule habité — imaginée par Jules Verne — a été effectivement réalisée par la mission Apollo 8. Le véhicule lui-même revint sur la Terre en amerrissant dans l’océan Pacifique pour y être repêché par un navire américain, comme le boulet du roman de Jules Verne. Même si des erreurs subsistent dans la fiction du romancier, il s’agit bien là d’une trajectoire imaginée qui se réalisera, dans ses grandes lignes, un siècle après Jules Verne.
16Un autre voyage très célèbre dans la littérature est celui qu’imagina Herbert George Wells dans son roman Les premiers hommes sur la Lune [11]. Une substance spéciale — la cavorite — permet à une cabine en forme de sphère de se libérer de la gravitation. En manœuvrant des stores, les astronautes peuvent se soustraire à la gravité ou, au contraire, l’utiliser à leur gré. Cette méthode permet à la sphère d’atteindre la Lune et d’en revenir en amerrissant au large de Littlestone.
17Les caractères techniques se précisent avec Konstantin Edouardovitch Tsiolkovski qui, après avoir préconisé la propulsion à réaction pour se déplacer dans le cosmos dès 1883 et décrit un voyage onirique sur la Lune, développe en 1903 dans un article L’exploitation de l’Espace cosmique à l’aide d’engins à réaction [12], toute une série de considérations pertinentes sur le voyage cosmique et les moyens de l’entreprendre. Il raconte enfin un voyage imaginé vers la Lune dans En dehors de la Terre publié en 1920 [13].
18Un autre auteur russe, Alexis Tolstoï décrit dans un roman fantastique, Aelita [14], un voyage vers Mars qui débute le 18 août 1923 à Leningrad pour s’achever dans le lac Michigan le 3 juin 1925 ; le trajet a été accompli à l’aide d’une fusée utilisant de l’ultralyddite.
19Quant à Hergé il imagine dans Objectif Lune [15] paru en 1953 un voyage en fusée de Tintin à partir de la Syldavie, contrée imaginaire qu’il situe dans une contrée forestière d’Europe centrale danubienne, mais dont il ne donne qu’un seul dessin.

20Lorsque l’ère spatiale s’ouvre, bien des hommes ont rêvé le voyage interplanétaire bien plus que l’envoi d’engins interplanétaires non habités. C’est sans doute l’enracinement dans la conscience humaine de cette volonté d’échapper à notre planète qui constitue le moteur le plus puissant des grandes entreprises cosmiques. Dans leurs rêves ou dans le produit plus ou moins raisonné de leur imagination, l’exploration de l’espace apparaît le plus souvent comme une fin en soi et les descriptions imaginées des paysages terrestres vus du cosmos ressortissent à la tradition des relations de voyage, ou au souci de donner quelques références vraisemblables au récit beaucoup plus qu’à une prescience de l’intérêt pratique de la télédétection. Il faut attendre Hermann Oberth pour que de véritables utilisations de l’espace soient décrites par anticipation. Ce dernier avait en particulier imaginé la plupart des domaines d’application actuels ; il avait notamment prévu l’utilisation de l’espace pour les télécommunications, la météorologie, l’observation géologique et géographique [16]. H. Oberth n’était pas qu’un visionnaire qui avait conseillé Fritz Lang pour la réalisation du film Eine Frau im Mond (1929), il était surtout un grand scientifique qui avait envisagé les aspects techniques et même médicaux du voyage dans l’espace.
Notes
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[1]
Lucien, Histoire véritable de Lucien, traduite et commentée par Perrot d’Arlancourt, Mémoires des Annales de l’Est, n° 56, Nancy, 1977.
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[2]
Lucien De Samosate, Icaroménippe, 10 et 11.
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[3]
Kepler, J., Le Songe ou astronomie lunaire. Texte et traduction Michèle Ducos, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1984.
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[4]
Godwin, F., L’Homme dans la Lune, The Man in the Moon, édition bilingue. Introduction, notes, biographie, documents et bibliographie par Annie Amartin, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1984.
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[5]
Cyrano De Bergerac, Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil, Paris, A. Delahays, 1858.
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[6]
Boileau, L’Art poétique.
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[7]
Poe, Edgar Allan, Contes, Essais, Poèmes, Paris, Robert Laffont, 1989.
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[8]
Dans cette note, Edgar Allan Poe analyse les différents voyages dans la Lune et notamment celui de Cyrano de Bergerac qu’il qualifie de tout à fait absurde, et celui d’un certain Thomas O’Rourke, garde-chasse qui quitta la Terre à Hungry Hill, sur les rives de la Baie Bantry, en Irlande, pour atteindre la Lune sur le dos d’un aigle.
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[9]
Verne, J., De la Terre à la Lune.
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[10]
Le Moniteur Universel, n° 197, 16 juillet 1866.
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[11]
Wells, H.G., The First Men in the Moon, 1901.
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[12]
Tsiolkovski, K. E., L’Exploitation de l’espace cosmique à l’aide d’engins à réaction, 1903, publié en 1923.
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[13]
Tsiolkovski, K. E., En dehors de la Terre, 1920.
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[14]
Tolstoï, A., Aelita, 1922.
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[15]
Hergé, Objectif Lune, 1953.
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[16]
Oberth, H., Die Rakete zu den Planetenraümen, 1923 ; Wedge zum Raumschiffahrt, 1929 ; Menschen in Weltraum, Dusseldorf, Econ Verlag, 1954.