1La conscience naïve fait de l’espace le réceptacle objectif de la vie. Mais l’espace est, en réalité, tributaire des conceptions générales dans lesquelles il s’inscrit et de l’imaginaire qui l’investit sans que chacun en soit conscient. Et cet imaginaire est celui-là même que théorisent les diverses conceptions du monde, la philosophie, la science.
2Il va de soi que chacun a un sentiment de l’espace qui est lié à son activité et lui sert de cadre. L’agriculteur est tourné vers la terre nourricière que le soleil réchauffe et que la pluie arrose, et vers l’étendue de ses champs sous les cieux. Le citadin conçoit un espace où se dessinent les méandres des rues et s’érige la verticalité des gratte-ciel. Le train fait de la terre un corps sur la surface duquel on glisse et l’avion fait de cette même terre un lieu dans l’infini des espaces à parcourir. Mais derrière ces vécus qui se succèdent ou se superposent au gré des moments, une conception s’impose à tous, dans un temps précis de l’histoire, comme leur assise et leur référence. C’est, aujourd’hui, celle de la science.
3Aussi, nous paraît-il intéressant de recenser ces théorisations d’hier et d’aujourd’hui, qui imprègnent l’imaginaire et organisent le réel collectif, et d’en discerner l’histoire. Une telle interrogation impose de mettre ses pas dans ceux d’Alexandre Koyré dont l’œuvre s’offre comme une généalogie de notre univers et dont la méthode aura l’originalité de lier l’évolution de la pensée scientifique à celle des idées philosophiques et religieuses : « La pensée, nous dit-il, lorsqu’elle se formule en système, implique une image, ou mieux une conception du monde, et se situe par rapport à elle : la mystique de Böhme est rigoureusement incompréhensible sans référence à la nouvelle cosmologie créée par Copernic. » Inversement, « on ne comprend pas véritablement l’œuvre de l’astronome ni celle du mathématicien, si on ne la voit pénétrée de la pensée du philosophe et du théologien. (…) J’ai essayé d’analyser la révolution scientifique du xviie siècle à la fois source et résultat d’une profonde transformation spirituelle qui a bouleversé non seulement le contenu mais les cadres mêmes de notre pensée : la substitution d’un univers infini et homogène au cosmos fini et hiérarchiquement ordonné de la pensée antique et médiévale implique et nécessite la refonte des principes premiers de la raison philosophique et scientifique. » (Du monde clos à l’univers infini, Paris, 1962).
4Si les idées fondamentales de la science se rapportent en même temps aux principaux courants de la pensée philosophique, comprendre l’espace de notre astronomie, donc de notre espace, impliquera non seulement que nous ayons à connaître les conceptions qui l’ont précédée et qu’elle récuse mais aussi de voir comment le nouvel espace est en rupture avec toute une conception ancienne du monde, toute une façon qu’avait l’homme de penser son installation dans l’Être et comment s’en impose une autre à lui. Ce qui, dans la conception moderne de l’univers, s’offre à nous, ce n’est pas simplement une découverte nouvelle et une rupture théorique dans l’espace de la science, c’est une véritable crise de la conscience européenne qui voit le monde géocentrique du Moyen Âge remplacé par l’univers décentré de l’astronomie moderne, sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Mutation liée à ce bouleversement de la grille des signifiants d’hier et qui voit l’homme perdre sa place dans le monde en même temps qu’il perd ce monde jusqu’alors cadre assuré de son existence.
5Que ces idées nous soient aujourd’hui familières ne diminue en rien le fait qu’elles constituèrent une grande révolution culturelle qui changea définitivement l’idée que l’homme se faisait de lui-même. De ce bouleversement dans les idées, l’écho se retrouve dans ces vers de John Donne (Anatomy of the world, 1611) que cite Koyré :
7Mais cette révolution ne fut pas telle d’un seul coup, sorte de mutation brusque. Les révolutions aussi ont une histoire et ont besoin de temps pour s’accomplir. La bulle du monde enfla d’abord avant d’éclater. Mais ce ne fut pas si long. Nicolas de Cues, qui fait chaînon entre les anciens et les modernes est mort en 1464 et le De Revolutionibus Orbium Coelestium de Copernic paraît en 1653, à peine un siècle après. Nicolas de Cues s’inscrit dans l’univers des croyances du Moyen Âge mais il est le premier à mettre en question la structure hiérarchisée de l’univers. Il écrit : « on ne saurait dire de la terre qu’elle est de nature basse ; elle est, dans son genre, aussi parfaite que le soleil dans le sien. On ne saurait opposer un Soleil lumineux à une Terre sombre ». De même met-il en question la position de la terre comme centre du monde sub-lunaire car, dit-il, il n’existe pas de centre. Copernic, quant à lui, va élargir la bulle du monde. Il établira que son diamètre est, au moins, 2 000 fois plus grand que ne le pensait le Moyen Âge et il l’évalue à 20 000 rayons terrestres (soit 200 000 000 km). Mais enfler la bulle n’est pas la même chose que la concevoir comme infinie. Et, s’il montre que la terre est en mouvement, le monde reste conçu par lui comme fini, entouré de la sphère des étoiles fixes dont le centre est le soleil qui « reposant sur le trône royal, il gouverne la famille des astres qui l’entourent ». Kepler restera dans la même conception héliocentrique et dans la même idée d’un univers fini. Il écrit à propos de la thèse de Giordano Bruno, mystique de l’idée d’un univers infini, et qui en mourra sur le bûcher, « cette pensée porte en elle je ne sais quelle horreur secrète ; en effet, on se trouve errant dans cette immensité à laquelle sont déniés toute limite, tout centre, et par là-même tout lieu déterminé ».
8Mais très vite on renoncera à l’idée de la sphère des fixes, les étoiles se distribueront dans un univers qui passe de l’immense à l’ infini. C’est Descartes (Le Monde) qui donnera l’édifice métaphysique de la conception nouvelle du monde.
« Sachez donc premièrement, que par la Nature je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire ; mais je me sers de ce mot, pour signifier la Matière même en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées, comprises toutes ensembles, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu’il l’a créée. Car de cela seul qu’il continue ainsi de la conserver, il suit de nécessité, qu’il doit y avoir plusieurs changements en ses parties, lesquels ne pouvant, ce me semble, être proprement attribués à l’action de Dieu, parce qu’elle ne change point, je les attribue à la Nature ; et les règles suivant lesquelles se font ces changements, je les nomme Lois de la Nature. »
10Les lois de la Nature telles que les définit Descartes ne sont donc pas autre chose que les règles qui régissent un espace homogène, tel que le conçoivent les géomètres. Ce n’est pas seulement l’image structurelle de l’Univers qui se trouve profondément modifiée par la physique mécaniste, mais aussi l’idée même de son devenir et des changements constants qui se produisent en lui. La Nature n’invente rien ; des phénomènes seulement y apparaissent, qui sont explicables par quelques lois simples et immuables.
L’antique Cosmos
11Cette rupture, on n’en mesure l’importance qu’en la rapportant à la conception du Cosmos ancien, théorisé par Aristote (dans son traité Du Ciel), que reprendra le Moyen Âge chrétien et qui subsistera jusqu’au temps de la Renaissance. L’univers y est conçu comme un cosmos fini dont l’espace est diversifié qualitativement, un tout dont l’ordre incarne une hiérarchie de valeurs et de perfection. Il y a le monde sub-lunaire dont la terre est le centre et qui est la région du changement et de la corruption (imperfection que Platon déjà expliquait par le fait que le démiurge qui avait créé le monde avait pris idées pour modèle mais avec une matière qui résiste de par sa nature même). Au-dessus, il y a les sphères célestes, astres incorruptibles et lumineux. Les lois de la physique sublunaire sont différentes par nature de celles du monde sidéral. Alors que ces dernières sont exactes et mathématiques, les lois de la physique sub-lunaire se contentent de relever ce qui se produit « le plus souvent ».
12L’acte de naissance de la physique moderne (scientifique) sera la suppression de cette distinction entre physique céleste et physique terrestre, au rejet de l’espace qualitatif au profit de l’espace euclidien, homogène, infini et, donc, à la conception d’un monde où chacune de ses parties est soumise à l’identité de ses lois. Et la modernité naîtra de la destruction de ce cosmos et de la géométrisation de l’espace, lesquelles impliqueront, dans le même mouvement qui sera l’Esprit du temps, une nouvelle conception de l’homme et de son rapport au monde, que théorisera la philosophie de Descartes. La nature n’a pas de mystère ontologique et elle n’est plus hiérarchie de valeurs. Le ciel est dépeuplé, anges et démons l’ont déserté. Mais, dans le même mouvement qui sécularise l’univers, l’homme récupère un statut philosophique qui le préserve de toute réduction à l’ordre des choses. Il est celui qui va se rendre maître et possesseur de la nature en même temps qu’il est le radicalement autre de celle-ci. Certes, l’espace n’est plus géocentrique mais l’homme demeure le centre de référence de l’Être et, de ce fait, la terre qu’il habite si elle n’est plus qu’une planète parmi d’autres, reste cependant le lieu de l’homme-Roi (ou de l’homme élu de Dieu).
Qu’en est-il aujourd’hui ?
13Les « blessures narcissiques » se sont multipliées. La terre n’est qu’une banlieue du soleil, luimême soleil parmi des milliers d’autres. Darwin nous dit que le singe est notre cousin, et Freud nous exclut de notre dernier royaume car l’homme s’illusionne s’il croit être souverain dans le monde de ses pensées, soumis qu’il est à son ça.
14Que devient cet espace infini que désormais nous habitons ? Reçoit-il un nouveau statut ou est-il toujours celui qu’il fut du temps des commencements de l’astronomie scientifique ? La géochimie a permis d’accéder à la mesure absolue du temps, ouvrant des perspectives dont l’unité de mesure est le million d’années. L’histoire humaine se trouve ainsi ramenée à l’état d’ultime péripétie dans l’histoire de la Terre, péripétie dont la brièveté invite à réfléchir sur son avenir. Hier encore, dans cet infini, la terre demeurait référence en ce sens qu’elle était le lieu de notre habitat. Aujourd’hui nous sommes dans cet univers comme ce cosmonaute héros de science-fiction de Ray Bradbury qui, perdu hors de sa capsule, ne connaît plus ni Haut ni Bas ni Est ni Ouest… La Terre est désormais perdue dans l’infini, caillou menacé et que — ne serait-ce que dans les anticipations de la science-fiction — nous pouvons être appelés à quitter et, un jour, en déménager pour un ailleurs planétaire. Ainsi s’ouvre une dernière nomadisation, la destruction de l’ultime point stable à partir d’où s’épandre et se répandre.
15La modernité naissante s’est inscrite dans une philosophie humaniste et du progrès, sûre d’elle-même et conquérante. La modernité finissante, devenue incertaine d’elle-même, s’annonce dans cette autre philosophe qui, (est-ce un signe ?) finira dans la folie : Nietzsche, qui, dans ce texte de l’Insensé, (in Le Gai Savoir) écrit à propos de « la mort de Dieu » : « Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, à désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? »
16Et le texte se termine, l’insensé, devant l’incrédulité moqueuse des foules s’écriant : « J’arrive trop tôt… mon temps n’est pas encore venu ». L’est-il aujourd’hui ?