CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pour imprécise qu’elle soit, la notion d’espace « militaire » est une de celles sur lesquelles le public fantasme le plus volontiers. Différents facteurs contribuent à expliquer ce phénomène qui se retrouve sous des formes diverses du début des années 1950 à aujourd’hui. La compétition militaire entre les États-Unis et l’Union soviétique et l’utilisation idéologique de l’espace, destinée à convaincre les hésitants de se rallier à l’un des deux blocs, ont certainement joué un rôle clef, au moins dans les dix premières années de la conquête de l’espace.

2Après la marche sur la Lune consacrant la supériorité de l’espace civil américain, la donne est différente. Les relations internationales sont moins tendues et le Traité sur l’espace de 1967, largement ratifié, pose l’usage pacifique de l’espace comme un préalable à la mise en valeur du milieu circumterrestre. L’espace militaire a dès lors tendance à se réduire pour la presse et le public à la catégorie des « satellites espions », ce qui renvoie à d’autres mécanismes psychologiques plus liés à un sentiment de méfiance vis-à-vis d’une aliénation potentielle de la liberté humaine par des techniques servant à renforcer l’omnipotence du pouvoir [1].

3Les trente dernières années ont vu tout à la fois la consécration de l’espace civil, avec la multiplication des applications désormais intégrées dans notre vie quotidienne, et le développement, très inégal selon les pays, de l’espace militaire avec une hypertrophie des budgets américains qui lui sont désormais consacrés. L’absence d’utilisation offensive directe des satellites, l’existence de données relativement accessibles sur les systèmes spatiaux militaires, nonobstant les jeux subtils sur le couple information-désinformation, ont conduit à une relative accoutumance du public. Le débat récurrent sur les armes spatiales — avec des pics à l’occasion de l’Initiative de Défense Stratégique de 1983 et, depuis 2000, des programmes de Missile Defense — ne semble pas susciter un intérêt très vif de la presse généraliste, ni des opinions publiques finalement mal informées des enjeux réels de la militarisation de l’espace.

4L’espace militaire fascine, inquiète ou rassure selon les points de vue. Il est surtout mal connu et les stéréotypes qui lui sont appliqués renvoient bien souvent aux angoisses du public lui-même plus qu’aux réalités. Entre mythes et réalités, que peut-on dire aujourd’hui des enjeux de l’espace militaire ?

Les fondements des mythes

5Le secret est, par définition, une composante essentielle de l’espace militaire [2]. Indépendamment du caractère proprement militaire des applications qui participent de la sécurité nationale d’un État, l’utilisation de l’espace n’était à l’origine soumise à aucun cadre réglementaire international puisqu’il s’agissait d’un milieu encore inexploré. La prudence et la discrétion ont donc joué de pair pour protéger la marge de manœuvre des États dont aucun ne voulait afficher, pour des raisons différentes, un quelconque intérêt militaire officiel. Dans ce contexte, l’imagination pouvait trouver libre cours qu’elle se réfère à la science-fiction ou à la sur-représentation des manifestations de puissance.

Le pouvoir de l’imagination

6Le potentiel fantasmagorique de l’espace lui-même est sans doute le premier élément à prendre en compte. Parallèlement aux rêves d’exploration, les angoisses de la Guerre froide liées au potentiel destructeur de l’arme nucléaire détenue par les États-Unis et, à partir de 1949, par l’Union soviétique sont exploitées par les promoteurs de la conquête de l’espace qui mettent en avant la nécessité d’en avoir la maîtrise à des fins de sécurité nationale. Dès 1946, aux États-Unis, le magazine de science-fiction Collier’s souligne que « le contrôle de la Lune dans le monde interplanétaire du futur nucléaire pourrait signifier le contrôle militaire de toute notre portion du système solaire » [3]. Cette thématique est régulièrement déclinée au cours des années suivantes qu’il s’agisse de la Lune, de vols spatiaux ou de la future station orbitale [4]. Le lancement de Spoutnik ouvrant la conquête de l’espace va donner à ces thèses un retentissement inespéré.

7La notion de conquête possède déjà en soi une connotation agressive, sinon guerrière, encore renforcée par le caractère particulièrement hostile de ce nouveau milieu où l’homme se retrouve privé de tous ses repères naturels de façon plus radicale que dans n’importe quelle exploration : absence d’atmosphère, d’eau, de nourriture, d’abri, de gravité…

8De fait, les représentations cinématographiques renvoient à des images grandioses de conquérants maîtres du futur. Star Trek et Star Wars marquent d’une certaine façon l’apogée de cette vision particulière de l’espace dans lequel sont transposés les enjeux du moment [5]. L’épopée de la lutte des forces de la Fédération contre celles de l’Empire Klingon dans la série télévisée [6] ou la résistance de la Princesse Leia Organa contre Dath Vader, le leader diabolique de l’Empire Galactique dans le film [7] renvoient directement à l’affrontement potentiel entre les États-Unis et l’URSS. Si Hollywood est le lieu privilégié de ce type de production, on le retrouve aussi sous une forme différente en Union soviétique [8] et dans une moindre mesure en Europe.

Le potentiel stratégique

9Le deuxième élément est plus objectif, au moins apparemment. Par nature, l’espace est un point haut. Il permet théoriquement aussi bien d’acquérir des informations sur l’état des forces que de dominer l’éventuel champ de bataille et de communiquer [9]. Dans le contexte de la force nucléaire, il pouvait même servir, selon certains experts, à placer des charges nucléaires où à stocker des missiles, en particulier sur la Lune. Les avantages mis en avant étaient de disposer d’un lieu à l’extérieur de la Terre qui pourrait offrir un avantage essentiel en cas de frappe préventive ou de riposte.

10Un certain nombre d’ouvrages américains, le plus souvent d’origine militaire, insistent sur ces points avant même les premières réalisations. L’espace donne lieu à l’élaboration de stratégies plus ou moins originales, à des horizons plus ou moins proches [10]. Des formules telles que : « Qui commande l’espace circumterrestre, commande la planète Terre. Qui commande la Lune, commande l’espace circumterrestre. Qui commande L4 et L5 [11], commande le système Terre-Lune » que l’on retrouve en exergue d’un ouvrage à la fin des années 1980 [12] montrent que ces approches perdurent et l’espace est logiquement vu comme un nouveau terrain où appliquer les classiques de la géostratégie.

11Plus concrètement, l’espace offrait une opportunité nouvelle d’acquisition d’informations sur des zones inaccessibles par les moyens traditionnels d’observation. Cet avantage était officiellement identifié dès 1946 dans un rapport de la Rand corporation [13] qui soulignait outre l’avantage psychologique du lancement du premier satellite artificiel, l’intérêt opérationnel d’engins qui pourraient échapper aux moyens d’interception et aux règles contraignantes de survol des territoires nationaux. Pour un pays dont les responsables restent traumatisés par l’attaque surprise de Pearl Harbour et qui cherchent désespérément à percer le rideau de fer pour évaluer la menace soviétique, il s’agissait là d’un enjeu crucial supposant la possibilité de libre circulation dans l’espace et donc le secret absolu sur ce type de démarche tant que le principe n’en serait pas obtenu.

12Quelle que soit sa nature, rapport ou ouvrage de prospective, ce type de documents reste cependant de diffusion plutôt confidentielle et intéresse surtout les experts, militaires de surcroît. On peut cependant souligner la référence constante à l’espace comme moyen de contrôle suprême sur la surface de la Terre et la conviction qu’il peut rapidement devenir un nouveau théâtre d’opérations dont il faut s’assurer la maîtrise [14].

13Parallèlement, le contexte historique et stratégique particulier du lancement du premier satellite artificiel contribue auprès du public et des journaux à l’assimilation spontanée de l’espace à la suprématie militaire.

La Guerre froide et la dissuasion nucléaire

14Le contexte de la Guerre froide qui préside aux débuts de la conquête de l’espace a profondément contribué à une vision menaçante des capacités spatiales par les journaux et les opinions publiques. En 1957, la possession d’une arme nucléaire combinée à la capacité des missiles intercontinentaux fait planer la menace de l’apocalypse sur l’ensemble de la Terre. Directement dérivés, il est vrai, de capacités militaires, les lanceurs apparaissent à certains comme des armes encore plus dangereuses dans la mesure où, en satellisant leur charge utile, ils semblent la faire échapper aux moyens classiques d’interception depuis la Terre. Le lancement du Spoutnik a ainsi été perçu comme une menace directe. Le sentiment de vulnérabilité, lié au caractère inéluctable du survol de la totalité de la Terre par un satellite a provoqué l’hystérie d’une grande partie de la presse et de l’opinion publique américaines. La satellisation d’un engin automatique prouvait la maîtrise de moyens de lancement russes et rendait concrète la capacité des missiles intercontinentaux. Le satellite, de son côté, renvoyait au spectre d’une arme nucléaire en orbite décrivant en toute impunité ses passages successifs au-dessus de la tête des populations provoquant parfois une quasi-hystérie [15].

15L’exploitation idéologique des réalisations spatiales pendant ces tout premiers temps de la conquête a encore contribué à renforcer ce caractère compétitif, parfois extrême au moment des grandes tensions internationales, comme en août 1961 lors la construction du mur de Berlin. La politique des Premières utilisée par Nikita Khrouchtchev de 1957 à 1964 s’inscrit dans une logique de démonstration de supériorité à des fins tant internes qu’externes. Le Premier Secrétaire, déterminé à charger un peu voire beaucoup le trait, rappelle volontiers que l’URSS est avant tout un pays pacifique mais qu’elle a les moyens de se défendre et que « en un an 250 missiles sont sortis des usines visitées » [16]. Dans le même esprit, il annonce que l’URSS a les moyens de lire les plaques minéralogiques des taxis new-yorkais… Bref, l’efficacité du programme spatial soviétique capable de lancer de lourdes charges supérieures à une bombe atomique, de tirer deux lanceurs à un jour d’écart, de photographier la face cachée de la Lune en 1959, de faire voler le premier homme en 1961, d’effectuer sinon des rendez-vous du moins des approches en orbite [17], donne l’impression d’une incontestable supériorité sur tous les autres pays, et en particulier sur les États-Unis.

16Pour les États-Unis, le traumatisme était multiple. Au niveau national, le credo dans le retard structurel de l’Union soviétique se révélait une grossière erreur. Au niveau international, les opinions publiques et les gouvernements réévaluaient ouvertement le rapport de force entre les Deux Grands au profit de l’URSS. Les sondages montraient qu’en novembre 1957, plus de 20 % des Anglais et des Français — alors qu’ils étaient 6 % en 1955 — croyaient en une supériorité militaire de l’Union soviétique sur l’ensemble des forces occidentales. La proportion était pire pour la comparaison avec les États-Unis avec 50 % des Britanniques et 25 % des Français. La tendance semblait même s’accuser. En 1960, 59 % des Britanniques et 37 % des Français croyaient en une supériorité soviétique sur l’allié américain [18].

17Dans ce contexte, la prudence de l’équipe présidentielle et du président Eisenhower lui-même, dont la priorité initiale était l’utilisation de satellites automatiques à des fins d’observation planétaire [19], était stigmatisée par la presse qui dénonçait, dès le lancement de Spoutnik-1, puis plus violemment après celui de Spoutnik-2 le manque de vision du Gouvernement et les risques qu’il faisait courir à la Sécurité nationale [20].

18La réaction très vive de l’opposition démocrate par rapport à la ligne présidentielle et l’annonce du défi lunaire par le nouveau président John F. Kennedy renforcent l’idée que l’Amérique doit faire la preuve de ses capacités propres en même temps qu’elle doit réfléchir aux moyens de se protéger. L’espace est clairement affiché comme symbole de puissance et de fierté au point de configurer lourdement l’avenir de cette activité. Outre la supériorité scientifique et technique qu’il convient de restaurer, le programme lunaire doit aussi démontrer la supériorité des institutions américaines puisque c’est finalement sur ce terrain que le régime communiste a choisi d’asseoir sa légitimité aux yeux de l’opinion internationale.

19L’extrême discrétion des gouvernements quant à la réalité de leurs capacités spatiales militaires a pu encore contribuer à ouvrir l’imagination de commentateurs et auteurs. Certains créditent les satellites d’un potentiel de surveillance indéniablement bien supérieur à ce que permet la technique. D’autres font des effets d’annonce destinés à marquer les opinions sans souci réel de crédibilité. Cette démarche est éternelle et se retrouve classiquement dans un contexte de démonstration de force. En octobre 1999 à un moment de tension avec Taiwan, un quotidien régional chinois repris par l’AFP annonce que la Chine dispose de 17 satellites-espions pour surveiller les mouvements militaires américains et guider une attaque destinée à saturer les bateaux de guerre et taiwanais. Le plus intéressant est de voir le goût de la presse même spécialisée pour ce genre de gros titres [21] alors qu’il est exclu que la Chine dispose de tels moyens.

20L’absence de connaissances précises sert enfin à ceux qui souhaitent y croire pour renforcer l’idée d’une activité essentielle qui justifierait des investissements fabuleux — tout aussi supposés — lesquels prouveraient à leur tour le caractère fondamental de cette activité.

21La conquête de l’espace a remis en cause, de façon indéniable, les conditions traditionnelles de la souveraineté et de la puissance. Les satellites assurent une couverture planétaire, ignorent les surfaces terrestres et affichent une relative invulnérabilité, du fait de leur éloignement mais aussi des règles posées dès 1967 par le Traité international sur l’Espace. Ils connaissent cependant aussi des limites techniques, physiques et juridiques, plus mal connues, mais qui expliquent pourquoi l’enthousiasme initial des militaires s’est souvent bien réduit. Le cas des États-Unis qui représentent aujourd’hui le seul pays à financer un spatial militaire d’envergure [22] montre que l’intérêt primordial de l’espace tient désormais à la maîtrise de l’information plus qu’à la surveillance des futures colonies…

Les réalités et le glissement des enjeux

22Plus de quarante-cinq ans d’occupation de l’espace ont contribué à mieux connaître les systèmes militaires et leurs utilisations. Au départ, les ambitions et préoccupations militaires, en particulier américaines, ont contribué à façonner le droit de l’espace de 1967 mais dans le plus grand des secrets. Le rôle des satellites militaires d’observation devient semi-officiel seulement en 1972 avec la signature des traités bilatéraux SALT et ABM [23] qui mentionnaient l’usage de Moyens Techniques Nationaux comme moyens de vérification, un document du Département d’État précisant l’existence de moyens spatiaux avec les moyens terrestres aériens et humains [24]. Le principe de l’utilisation pacifique de l’espace a déjà écarté le spectre d’une militarisation agressive. L’utilisation des satellites dans la gestion des crises contribue aussi à une dédramatisation des capacités militaires qui trouve son apogée à l’occasion de la Guerre du Golfe, l’utilisation de la gamme complète des moyens spatiaux devenant le symbole de la supériorité technique militaire américaine.

Libre circulation et utilisation pacifique de l’espace

23Pour les États-Unis, la liberté de circulation et d’usage était un élément essentiel dans la mesure où ils voyaient dans l’espace le moyen de contourner les limitations du droit aérien et d’acquérir des informations sur l’ensemble de la planète mais aussi d’élargir le champ de leurs activités civiles et militaires à des fins affichées de suprématie.

24Pour les Soviétiques, qui avaient eux-mêmes créé avec Spoutnik un précédent de libre circulation, la libre utilisation représentait une menace manifeste sur la souveraineté des États. Ils étaient largement soutenus aux Nations unies par les pays qui ne disposaient pas eux-mêmes de moyens spatiaux et se sentaient donc placés en position d’infériorité.

25Cependant, le cours naturel des événements et les difficultés techniques pour le contrôle des activités d’un satellite, voire sa possible interception, dès lors qu’il orbitait à quelques centaines de kilomètres d’altitude devaient conduire assez rapidement la communauté internationale à admettre ces principes.

26Le seul compromis était la mention « d’usages pacifiques de l’espace », parfaitement ambiguë puisqu’elle permettait des interprétations larges intégrant les usages militaires lorsqu’ils n’étaient pas offensifs. En revanche, il s’avérait rapidement qu’il était de l’intérêt de tous de sanctuariser l’espace, ne serait-ce que pour pouvoir s’en servir, et le Traité de 1967 fait explicitement mention de l’interdiction d’armes de destruction massive dans l’espace [25].

La connaissance des systèmes militaires

27Dans la mesure où les satellites sont considérés comme un élément crucial de la sécurité nationale, les informations qui les concernent bénéficient évidemment du plus haut degré de classification, ce qui laisse libre cours aux éventuels fantasmes, parfois orchestrés, de la presse ou du public.

28Les premiers articles traitant de satellites militaires, destinés à un public spécialisé, datent des années 1970. La grande période de la littérature consacrée aux utilisations militaires de l’espace est plus tardive et se produit après l’annonce par le président Reagan en 1983 de l’Initiative de Défense Stratégique, immédiatement devenue dans la grande presse « la Guerre des étoiles » [26]. Depuis, des documents officiels sont disponibles et décrivent les grands traits des principaux systèmes existants tandis qu’une communauté de spécialistes s’est constituée et utilise largement le Web [27]. L’essentiel des sources reste cependant très largement d’origine américaine ce qui pose un certain nombre de problèmes, outre les interrogations évidentes que l’on peut se poser quant au mode d’acquisition des sources et leur fiabilité…

29L’image de la sur-représentation du caractère militaire de l’espace russe est de ce point de vue tout à fait caractéristique. La tradition de secret systématique et l’intégration des activités spatiales au sein du complexe militaro-industriel sous contrôle de la VPK [28] ont contribué à cette perception. Parallèlement, le nombre de satellites militaires de reconnaissance a été exploité largement dans les rapports américains au Congrès sans que soit précisée la courte, voire très courte durée de vie des systèmes souvent inférieure à une semaine dans la mesure où les données devaient être ramenées sur Terre. Inversement, les capacités des systèmes américains restent mal connues dans le détail, ce qui fait partie finalement du jeu dans la mesure où il s’agit aussi d’impressionner voire dissuader.

Les systèmes existants

30Jusqu’en 1995, date du lancement du satellite français de reconnaissance, Hélios-1, et du satellite expérimental israélien Offeq-1, seuls les États-Unis et l’Union soviétique ont disposé de capacités militaires. Ils sont encore aujourd’hui les seuls à disposer d’une gamme complète de moyens, la Russie se situant d’ailleurs désormais sur un mode mineur.

31On peut regrouper les satellites militaires en trois catégories principales : les satellites de surveillance, allant de la reconnaissance à l’alerte (i.e. la détection des lancements de missiles) en passant par l’écoute, les satellites de navigation permettant de connaître avec précision les coordonnées de cibles, mais aussi le positionnement des mobiles et les satellites de communication garantissant des liaisons permanentes sur tous les points du globe et même la réception d’informations spatiales [29].

32Les capacités précises sont difficiles à connaître et donnent lieu à toutes les exagérations possibles. Très souvent, la presse spécialisée, et de vulgarisation plus encore, a tendance à insister sur le caractère sensationnel au détriment parfois du simple bon sens. Certains spécialistes s’interrogent même sur l’existence de satellites cachés, indétectables qui seraient donc ainsi impossible à déjouer dans la mesure où l’on ignorerait tout d’eux. On se retrouve indéniablement ici plus dans l’ordre du fantasme que dans celui de l’analyse rationnelle du bénéfice réel de telles opérations par définition exagérément complexes.

33D’une certaine façon, les satellites militaires font encore rêver et sont pris comme des symboles d’omnipotence. Cet aspect est d’ailleurs finalement un élément non négligeable du bénéfice que la possession de capacités militaires offre à ses détenteurs. Le cas de la reconnaissance est de ce point de vue particulièrement éloquent. Les films d’action [30] et les romans technico-policiers [31], en particulier américains, se piquent à l’occasion d’un certain réalisme mais en même temps ne reculent devant aucune audace, faisant changer instantanément les satellites d’orbite, les faisant reculer, piquer… en ignorant superbement toutes les contraintes de la mécanique céleste, dès lors qu’il s’agit de démontrer l’efficacité des moyens américains [32]. Cet aspect devient d’ailleurs de plus en plus essentiel. Alors que les premiers ouvrages de Tom Clancy comme Le Cardinal du Kremlin ou Octobre rouge révélaient un degré étonnant dans l’acquisition d’informations sur des systèmes très peu médiatisés comme les satellites d’écoute et de détection, avec un réel effort d’explication technique crédible, la fiction l’emporte au fil du temps de même que le discours idéologique se caricature.

La surveillance et la sécurité internationale

34L’observation de la Terre depuis l’espace bénéficie d’un avantage incontestable par rapport à l’observation aérienne ; sa légalité. Les images de satellites peuvent avoir une utilisation diplomatique dans la gestion des crises, l’épisode des missiles de Cuba ayant de ce point de vue représenté le premier exemple. Connus du public sous le nom de Discoverer et officiellement présentés comme des satellites expérimentaux récupérables, les premiers Key Hole [33] étaient hautement secrets puisqu’il ne fallait en aucun cas laisser deviner à l’adversaire les moyens dont on disposait, ni même laisser filtrer le principe de l’existence de tels systèmes avant qu’elle ne soit légale. De ce fait, l’efficacité réelle des données satellitaires pour limiter les risques d’escalade ne pouvait être véritablement mise en valeur et communiquée sur la place publique. Ainsi, à partir d’août 1960 après le succès de la mission Discoverer-14 [34], il apparut qu’en une journée, un satellite pouvait recueillir plus de photos de l’Union soviétique que l’ensemble du programme des avions-espions U-2. Très rapidement, le président Eisenhower est informé de la réalité du nombre de missiles soviétiques qui se situe entre 25 et 50 et n’est en rien de l’ordre de la centaine comme le laissaient penser les estimations de la CIA. Le « missile gap » qui traumatisait l’Amérique s’avérait une fiction complète mais il était impossible d’en informer l’opinion !

35Cette discrétion des gouvernements sur les données obtenues par les satellites militaires, et le caractère très fermé du club des utilisateurs, ont indirectement conduit à un apaisement des craintes des opinions publiques qui oublient assez vite l’existence de ces systèmes et se sentent finalement plus protégées que menacées. C’est l’exploitation civile de systèmes dits à haute résolution qui, à partir de la fin des années 1990, va finalement relancer le débat sur l’usage de l’observation fine et sans limites apparentes [35] de la totalité de la planète.

36Le lancement de systèmes civils d’observation à haute résolution introduit une nouvelle dimension sur la question des usages du satellite et la sécurité internationale. Dès le lancement de Spot-1 en 1986, la France avait ouvert une nouvelle problématique en proposant des données à résolution décamétrique sur un mode commercial [36]. La révolution était double dans la mesure où le Pentagone avait obligé la NASA à limiter la résolution du concurrent américain Landsat-4 à 30 mètres et où le principe de commercialisation supposait l’accès de tous à tous les types d’images. La politique originale de la France tenait à un souci d’innovation et à un effort de sensibilisation de nouveaux utilisateurs, y compris ceux de la communauté de Défense. Le facteur diplomatique comptait également en bonne place parmi les missions du programme Spot qui était aussi, d’une certaine façon, l’héritier à l’échelon national du concept de « satellite bleu » et d’Agence Internationale de Surveillance par Satellite [37] proposé par le président Valéry Giscard d’Estaing aux Nations unies en 1978.

37La télédétection devenait un moyen de favoriser une plus grande transparence de la vie internationale et cette thématique reprise aux États-Unis a finalement conduit à la mise sur le marché depuis 2000 d’une imagerie à un mètre, qui correspond au seuil traditionnel de résolution des systèmes à usages militaires. Passé le débat sur les inconvénients et avantages de ces choix, on constate un usage renforcé de l’utilisation à des fins médiatiques de ce type d’informations, par définition ouvertes. Il est ainsi possible de montrer les images d’une usine chimique en Libye comme cela a été fait avec Spot mais aussi des grottes d’Al Quaida en Afghanistan prises par le satellite américain Ikonos. Ce type de données appelle quand même quelques précautions méthodologiques. Il n’est ainsi pas anodin de noter, par exemple, les dates (décembre 1999) de prises de vues de camps d’entraînement talibans mis sur le net [38]. La confusion entre les usages potentiels civils et militaires peut être interprétée de bien des façons et mériterait en soi de plus longs développements. Sans entrer dans le détail, il est amusant de lire sur le site de Space Imaging, société commerciale distribuant les produits des satellites Ikonos et dont le patron était l’ancien responsable du National Reconnaissance Office, un article de Dwayne A. Day (également auteur d’une histoire des satellites Corona) sur « les satellites espions sur le grand écran » [39].

38Ce qui demeure est qu’elle induit dans la presse comme dans l’opinion publique une vision à nouveau assez fantaisiste des moyens réellement disponibles et de leurs usages possibles, certains allant jusqu’à envisager des atteintes potentielles à la vie privée [40].

Conclusion

39Les satellites sont un élément de supériorité technologique indiscutable et la Guerre du Golfe a, de ce point de vue, été souvent citée comme l’exemple de la première guerre spatiale. Les satellites ont été effectivement largement mis à contribution par les militaires américains et leurs alliés sans que les résultats soient toujours parfaitement probants. On pouvait s’interroger sur la rentabilité de l’investissement américain dans le renseignement spatial s’il fallait croire à l’effet de surprise de l’attaque irakienne… La difficulté de localisation des Scud et d’interception des missiles tirés vers Israël ont aussi montré leurs faiblesses. Le système GPS de navigation a sans doute joué un rôle-clé, mais que serait-il advenu si les Irakiens avaient disposé de capacités de brouillage ? Tous ces aspects ont bien été pris en compte par les militaires américains pour améliorer l’efficacité de leurs systèmes et plus largement ont servi à l’élaboration d’une nouvelle doctrine spatiale.

40Sans doute inspirée par les mythes de toute-puissance technique et une grande tradition de réflexion stratégique appliquée à l’espace, il est frappant de voir que la stratégie américaine fait de la maîtrise de la quatrième dimension la pierre angulaire de sa supériorité militaire, alors que les Européens développent plutôt des approches visant à une « suffisance raisonnable », peut-être sous-dimensionnée si l’on considère par exemple que les systèmes d’alerte ne figurent dans aucun programme militaire.

41Le plus important reste qu’en dépendant de plus en plus des outils spatiaux pour assurer leur sécurité, les États-Unis sont conduits à envisager l’usage d’armes spatiales comme dans le cas de la Missile Defense, programme de protection du territoire contre les attaques de missiles (voir figure). Dans ce contexte, on voit revenir sur le devant de la scène le concept d’ailleurs ancien de Space Control qui peut représenter une menace potentielle sur le libre accès à l’espace et à la circulation des satellites de pays tiers.

42Ces nouveaux enjeux de l’espace militaire vont de pair avec la disproportion des moyens militaires américains par rapport au reste de la planète. Ils renvoient à de nouvelles préoccupations sur l’avenir de la sécurité internationale et pourraient alimenter plus rationnellement l’inquiétude spontanée des opinions publiques.

Schéma du projet américain de défense anti-missile

figure im1

Schéma du projet américain de défense anti-missile

(d’après L’Espace nouveau territoire, dir. F. Verger, Paris, Belin, 2002).

Notes

  • [1]
    Le traitement médiatique à propos du réseau d’espionnage Échelon peut être vu comme une version moderne d’un phénomène proche.
  • [2]
    L’expression espace militaire est utilisée pour désigner l’ensemble des utilisations militaires de l’espace.
  • [3]
    G. Edward Pendray, Next Stop the Moon, Collier’s, 7 septembre 1946.
  • [4]
    Figurent parmi eux des articles de Wernher von Braun, concepteur des V2 de la Deuxième Guerre mondiale et un des principaux responsables du programme de missiles intercontinentaux américains, voir Howard E. McCurdy, Space and the American Imagination, Washington, Smithsonian Institution, 1997, 294 p., p. 63-67.
  • [5]
    On retrouve à peu près toutes les thématiques : la lutte entre les Super-puissances, le fascisme, les droits civiques et la sexualité interraciale.
  • [6]
    Gene Roddenberry, Star Trek, NBC, septembre 1966 – septembre 1969, 79 épisodes.
  • [7]
    George Lucas, Star Wars.
  • [8]
    Voir l’article de Alexander Tarasov dans ce numéro.
  • [9]
    La Lune était ainsi initialement envisagée par les militaires comme un possible relais des communications terrestres avant que ce rôle ne soit rempli à moindres frais par les satellites artificiels.
  • [10]
    Isabelle Sourbès-Verger, « Géostratégie de l’espace », Stratégique, n° 50.
  • [11]
    L4 et L5 désignent deux points de Lagrange, dits aussi de libration, qui sont des positions d’équilibre dans un système formé par deux corps, ici la Terre et la Lune.
  • [12]
    Voir « Halford J. Mackinder’s Heartland Theory Applied to Space », in J. M. Collins, Military Space Forces, The Next 50 Years, Pergamon Brassey’s, 1989.
  • [13]
    Preliminary Design of an Experimental World-Circling Spaceship, www.rand.org/history.
  • [14]
    Voir Xavier Pasco, La politique des États-Unis 1958-1995 : technologie, intérêt national et débat public, Paris, L’Harmattan, 1997, 300 p., p. 40 sq.
  • [15]
    Robert A. Divine, The Sputnik Challenge : Eisenhower’s Response to the Soviet Satellite, New York, Oxford University Press, 1993.
  • [16]
    Discours devant les syndicats de journalistes soviétiques, 14 novembre 1959.
  • [17]
    En 1962, les vaisseaux Soyouz-3 et 4 se sont croisés à moins de 5 km de distance.
  • [18]
    Sondages effectués par l’United States Information Agency cité in Walter A. McDougall, The Heavens and the Earth : A Political History of the Space Age, New York, Basic Books, 1985, 555 p., p. 240-241.
  • [19]
    Rip Bulkeley, The Sputnik Crisis and Early United States Space Policy, Bloomington et Indianapolis, Indiana university Press, 1991, 286 p.
  • [20]
    New York Times, 5-6-9 octobre 1957 ; Life, 18 et 21 octobre 1957 ; Time, 21 octobre 1957 ; Newsweek, 21 octobre 1957.
  • [21]
    « Chinese Satellites Watching US Military », Spacedaily, 5 octobre 1999.
  • [22]
    Fernand Verger (dir.), L’Espace, nouveau territoire : atlas des satellites et des politiques spatiales, Paris, Belin, 2002, 384 p.
  • [23]
    Les Strategic Arms Limitation Talks et Anti Ballistic Missile sont les premiers grands accords de contrôle des armements nucléaires.
  • [24]
    Il a fallu attendre 1978, soit la deuxième vague de signatures des mêmes accords pour que la mention des satellites figure explicitement, mais ce n’est qu’en 1992 que l’existence du NRO (National Reconnaissance Office) en charge des données spatiales a été officiellement reconnue (voir http://www.nro.gov/).
  • [25]
    Les militaires eux-mêmes reconnurent très vite qu’il y avait plus de risques que d’avantages à vouloir désorbiter avec une grande précision une charge satellisée, qui était de surcroît vulnérable du fait de la prédictibilité de son mouvement orbital, ou tirer un missile depuis la Lune.
  • [26]
    On peut citer parmi les auteurs les plus connus, universitaires ou journalistes, Burrows, Richelson, Oberg, Stares.
  • [27]
    Parmi les sites les plus connus et les plus riches, voir www.fas.org et www.globalsecurity.org
  • [28]
    Commission militaro-industrielle soviétique.
  • [29]
    Voir Fernand Verger (dir.), L’Espace, nouveau territoire : atlas des satellites et des politiques spatiales, op. cit., chapitre 12.
  • [30]
    Voir l’article d’Olivier Chopin dans ce numéro.
  • [31]
    Ceux de Tom Clancy sont certainement dans le genre les plus instructifs.
  • [32]
    Voir, par exemple, Tom Clancy et Steve Pieczenik, Op-Center, Paris, Éditions Albin Michel, traduction française, 1996, p. 419-426.
  • [33]
    Le programme Corona, dont l’histoire a été déclassifiée en 1995, retrace l’histoire des premiers KH, selon leur nom de code habituel, voir http://www.paperlessarchives.com/corona.html.
  • [34]
    Les difficultés étaient multiples puisqu’il fallait tout à la fois fabriquer des films résistant aux conditions particulières du milieu (radiations, température…) les charger, les enrouler et enfin éjecter automatiquement puis récupérer les capsules en vol via des avions munis de filets.
  • [35]
    On oublie trop souvent de préciser que pour les systèmes optiques, par exemple, il est impossible de prendre des scènes couvertes de nuages ou de nuit.
  • [36]
    Le satellite Spot a été développé avec la coopération de Belgique et de la Suède à hauteur de 10 %.
  • [37]
    Le projet connu aussi sous son sigle anglais ISMA avait très logiquement autant intéressé les pays dépourvus de capacités spatiales qu’il avait déplu aux États-Unis.
  • [38]
  • [39]
    Dwayne A. Day, Stealth Satellites on the Big Screen, http://www.imagingnotes.com/novdec01/day.htm.
  • [40]
    Si, dans le principe, la question est importante, compte tenu des capacités d’acquisition, de traitement et de stockage, Big Brother ne paraît pas encore tout à fait au point et surtout est nettement plus occupé à regarder ailleurs.
Français

Pour imprécise qu’elle soit, la notion d’espace « militaire » est une de celles sur lesquelles le public fantasme le plus volontiers. Le caractère secret des activités militaires et le pouvoir symbolique propre de l’espace contribuent à expliquer ce phénomène qui paraît éternel et se retrouve sous des formes diverses du début des années 1950 à aujourd’hui. La compétition militaire entre les États-Unis et l’Union soviétique et l’utilisation idéologique de l’espace ont joué à l’origine un rôle clef. Avec la Détente, c’est la catégorie des « satellites espions » qui suscite la méfiance vis-à-vis d’une surveillance potentielle hypertrophiée alors que l’efficacité réelle des satellites de reconnaissance militaire dans la gestion des crises ou le contrôle du désarmement est largement ignorée. Finalement les enjeux réels, dont celui d’une militarisation de l’espace dans le cadre des programmes antimissiles américains, sont peu perçus et les perceptions imaginaires l’emportent encore sur les réalités.

Mots-clés

  • espace
  • satellites militaires
  • armes spatiales
  • imaginaire
  • Guerre froide
  • nucléaire
  • dissuasion
  • antimissile
  • désarmement
  • sécurité
Isabelle Sourbès-Verger
Isabelle Sourbès-Verger, chargée de recherche, Laboratoire Communication et Politique, CNRS, Paris.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/14452
Pour citer cet article
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