CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’apparition des globes, des cartes, des planisphères a nourri de multiples débats sur la conception de l’univers. Sans revenir sur ce pan de l’histoire, franchissons un grand pas qui va de l’art pictural à l’écran de télévision. De la même manière que la découverte du Nouveau Monde donna une impulsion à l’évolution de l’astronomie, de la géographie et de la cartographie, la conquête spatiale est indissociable de l’évolution de la cosmologie et de la télévision. Que serait la conquête spatiale sans la retransmission vidéo ? Mais on pourrait renverser la question et se demander ce que serait la télévision sans la conquête spatiale ? Que lui a apporté ce type d’événement si on la considère comme une institution et non pas comme un simple signal vidéo.

2Si l’on regarde la manière dont les thématiques scientifiques sont traitées dans le journal télévisé depuis 1949, on observe que l’espace est l’un des thèmes de prédilection avec l’environnement et la médecine. Toutefois, il faut préciser que pendant les 25 premières années, c’est le thème de l’espace avec les vols habités qui domine l’information scientifique. Même si l’intérêt pour ce sujet s’effondre assez rapidement du début des années 1970 pour rester relativement bas jusqu’à nos jours, on observe que l’espace est toujours abordé de manière favorable, voire positiviste. En revanche, les thèmes qui ont pris le relais, comme l’environnement et le nucléaire, traitent principalement de catastrophes industrielles ou naturelles, permettant de voir la science dans le cadre d’une controverse. Ainsi, l’accident de Challenger survenu en 1986, qui a pourtant généré un traumatisme au sein du peuple américain et un ralentissement du programme spatial américain mobilisé dans « la guerre des étoiles », a été traité dans le journal télévisé comme un événement qui n’arrêtera pas la belle histoire de la conquête spatiale, autrement dit sans remise en question de la science. La catastrophe est lue comme une fatalité devant laquelle les hommes n’ont rien pu faire — pas même les scientifiques de la Nasa totalement disculpés dans les premiers instants du traitement de cette affaire. On invite alors le téléspectateur à s’unir dans l’adversité avec le peuple américain, au côté de François Mitterrand cité sur les deux chaînes principales en guise de conclusion du dossier : « Cela a toujours été le destin des peuples courageux découvreurs de mondes nouveaux que de payer un lourd tribut au progrès, mais nous savons que rien ne décourage l’humanité dans sa marche en avant. » [1]

3Si à partir des années 1970 de nombreux sujets sont consacrés aux satellites, sondes, et fusées Ariane, ce sont encore les vols habités qui l’emportent avec un traitement assez conséquent de la conquête spatiale soviétique. Tendance qui correspond d’ailleurs à une réalité dans la mesure où l’activité spatiale de ce pays dépasse celle des Américains dans les années 1970 et 1980. Le traitement de certains vols habités est particulièrement intéressant à observer car il sollicite d’une part des images en provenance des agences spatiales, diffusées sur les banques d’images internationales, et d’autre part ils font appel à des tournages réalisés par les rédactions de chaque chaîne. De ce brassage d’images, il devient possible d’identifier certaines formes de discours concernant la perception de l’univers. Quelle représentation du cosmos nous offre le journal télévisé, de quelle manière les contenus, les lieux, les objets, les distances sont appréhendés. Le cosmos est-il perçu comme une matière, comme un territoire au sens de l’occupation stratégique d’un lieu par les hommes, ou comme un refuge chimérique ?

4Durant 50 ans, on distingue trois moments forts. L’événement du premier pas sur la Lune constitue une étape fondamentale dans une première période comprise entre 1950 et le début des années 1970. En juillet 1969, le suspens de la conquête lunaire réside dans l’instant où le L.M. se pose sur la Lune et où Armstrong touche le sol avec sa botte, l’expérience étant donnée au téléspectateur comme une donnée matérielle et palpable. L’observation suscite des interrogations à propos de la description du sol, des pierres, de la lumière qui inscrivent l’événement dans une démarche d’exploration. Il s’agit également de soumettre cet espace à des expériences comme ramasser des échantillons de roches lunaires, installer un sismographe ou un réflecteur laser. On n’oubliera pas d’évoquer sur le plateau, avec des scientifiques, la nature des vents solaires, la présence d’eau sur la Lune, ou les phénomènes de température.

5L’évocation de la navigation spatiale avec la description de la performance technologique des moyens mis en œuvre : puissance des fusées, résistance des matériaux, informatique, vitesse, manifeste une préoccupation liée à un déplacement réel vers les confins de l’univers. Dans les deux cas, les considérations d’ordre scientifique, dans le registre de la physique, la géologie ou la cosmologie donnent aux champs d’observation une résonance concrète qui traduit une représentation du cosmos dans une perspective réelle et place le téléspectateur dans un espace naturel.

6L’ancrage de ce discours sur le mode scientifique résulte en partie d’une médiation particulière à l’époque. En effet, à la suite d’une nouvelle politique rédactionnelle, le JT voit l’apparition du journaliste spécialisé dans le domaine scientifique avec la nomination de François de Closets en 1965. Cette nouvelle posture du journaliste assure l’émergence du journalisme d’examen défini par Brusini et James [2], qui se donne pour objectif d’expliquer le monde au lieu de le montrer. Cette nouvelle forme de médiation qui se fait par glissements progressifs n’est pas encore effective en 1969, mais des signes précurseurs vont assurer sa mise en place définitive.

7Déjà avant le Premier pas sur la Lune, l’intervention de F. de Closets, apportant un complément d’informations dans l’ordre de la connaissance lors de la construction du projet Apollo, permet de construire le rôle de l’énonciateur à l’image du scientifique. Dorénavant, journalistes scientifiques et scientifiques peuvent dialoguer, et cette complicité qui occupe le devant de la scène dans le plus grand respect de la science positive laisserait entendre que les journalistes sont plus familiers du monde des sciences que du monde de la télévision. La nuit du 20 au 21 juillet 1969, la télévision propose aux téléspectateurs un moment de direct qui consiste à mettre en phase deux champs d’observation différents : celui d’une découverte scientifique dont nous venons de parler, mais également celui de la retransmission en direct dans le monde entier d’une émission télévisée depuis la Lune. Le nombre de reportages et d’interventions destinées à expliciter le dispositif technique de l’opération, ajoute à l’événement scientifique des premiers pas sur la Lune un deuxième événement d’ordre scientifique qui est celui des techniques de retransmission. Le plan général de la salle de contrôle où figure l’immense écran sur lequel doit apparaître l’image d’Armstrong sortant du L.M., suggère que le suspense concerne autant les scientifiques que les journalistes, tous en attente d’une révélation par l’image. Cet autre champ d’observation qui concerne cette fois-ci la performance technologique de la retransmission en direct des images est également traité de manière scientifique et technique, et fait prendre conscience d’un nouvel espace, celui du balayage satellitaire et des réseaux de télécommunications, espace tout aussi inconnu et gigantesque que les précédents.

8L’événement des premiers pas sur la Lune est particulier dans l’histoire du direct à la télévision car c’est un événement où la télévision revendique un discours réflexif sur la technique de retransmission de l’image, en association avec une institution scientifique : la Nasa. Seules les images de la caméra de la Nasa que les astronautes avaient emportée avec eux sur la Lune ont permis de voir. Ensuite, la performance de la télévision en liaison avec les Télécommunications est alors mise à l’épreuve : il s’agit d’organiser un immense rassemblement devant les écrans, en diffusant en direct, dans chaque foyer du monde entier, l’image des premiers pas d’Armstrong et Aldrin sur la Lune.

9Tout se joue avec un plan : la caméra qui a filmé les premiers pas des deux astronautes sur la Lune était fixée sur le L.M. Mais afin de poursuivre les expériences prévues sur le sol lunaire, il fallait installer une deuxième caméra témoin, permettant d’obtenir un champ d’observation satisfaisant pour les techniciens de la Nasa. Il faut savoir que la caméra ne possède pas de viseur, c’est pourquoi les astronautes ne peuvent pas fixer le cadre de l’image eux-mêmes. Mais lorsque la caméra est connectée, ce sont les techniciens de la Nasa qui déterminent à distance le cadre, afin d’obtenir un plan large dans lequel les hommes doivent évoluer. Certes, il s’agit juste d’une image, d’un plan, mais un plan fixe qui dure plus de deux heures quarante minutes, plan délivré sur les écrans de télévision du monde entier, écrans livrés comme un nouveau champ d’observation.

10Nous savons que les intérêts scientifiques que J. F. Kennedy met en œuvre dans l’opération Apollo cache des intérêts stratégiques et diplomatiques, sur lesquels nous ne reviendrons pas ici.

11Or la télévision persiste à traiter l’événement comme une expédition scientifique en train de se dérouler sous les yeux des téléspectateurs. On peut alors s’interroger sur le statut ambivalent de la caméra qui sert à la fois à la Nasa et à la télévision. Que regarde-t-on : le sol lunaire ou l’écran de télévision ? Qui sont les protagonistes de l’émission : les journalistes, ou les scientifiques ? S’agit-il d’un spectacle produit par la Nasa ou s’agit-il du compte rendu d’une expérience scientifique réalisée par la télévision ?

12Si l’on considère la mise en place de l’événement par les instances organisatrices, on note l’existence d’une indétermination entre expérience scientifique et spectacle scientifique, qui nécessite de faire une distinction entre signal vidéo et programmation télévisée. La Nasa avait besoin d’un témoin vidéo pour observer et construire l’expérience, mais cette transmission du signal vidéo opérée par les Télécommunications pouvait rester dans le cadre confidentiel du travail des scientifiques. L’ambiguïté repose sur ce choix entre transmission d’un signal qui relève de l’expérience, et programmation télévisuelle qui relève du spectacle. Ce spectacle ne résulte pas uniquement d’une récupération par la télévision, car les Américains sont tout à fait conscients de l’impact télévisuel qu’ils offrent. Dès la préparation du projet Apollo, J. F. Kennedy a pensé à la télévision pour fédérer l’opinion dans le cadre de la Guerre froide, privilégiant une mise en scène de la transparence face aux Russes qui œuvraient dans le plus grand secret [3]. Dès 1961, il envisageait la mise en place d’un réseau de télécommunication par satellites permettant la transmission des émissions de radio ou de télévision en direct. Le satellite Telstar en 1962 fut le premier satellite du genre. En août 1962, une loi met en place un véritable monopole créé par le gouvernement où les États-Unis devaient établir en accord avec d’autres pays un réseau global de télécommunications répondant certes aux besoins du public, mais également aux objectifs nationaux et à la paix mondiale[4]. Un certain nombre de décisions découlent de ces directives, comme l’heure du premier pas d’Armstrong qui a été calculée pour que les Américains le voient en prime time, ou l’intervention du président Nixon en direct durant le plan fixe du sol lunaire. En somme, le gouvernement américain, et par extension la Nasa, se sont servi de la télévision en lui offrant l’exclusivité d’une diffusion intégrale de l’expérience, afin de légitimer sa supériorité au sein de la conquête spatiale, et de valoriser sa politique de transparence démocratique face au communisme.

13Ce constat marque une relation très complexe entre l’institution de télévision et l’institution scientifique de la Nasa. À propos des cérémonies télévisées, D. Dayan et E. Katz constatent que théoriquement, elles ne sont pas organisées par les diffuseurs eux-mêmes, mais qu’en fait, « les médias tendent volontiers à absorber l’entité organisatrice de l’événement et à lui imposer ses propres règles du jeu » [5]. En fait, dans le cas du premier pas sur la Lune, il est difficile d’affirmer que la télévision ait tenté d’imposer ses propres règles du jeu. Nous dirions plutôt qu’elle a tiré profit de l’opération. En devenant l’outil de la démonstration politique de la Nasa, la télévision célèbre le premier pas, et par la même occasion réalise son autocélébration technologique.

14Science et image sont encore une fois dans l’histoire intimement confondues, et si les scientifiques sont devenus producteurs ou réalisateurs d’une émission, les journalistes deviennent, eux, des scientifiques. On peut voir Michel Anfrol et Jean-Pierre Chapel, soumettre avec aisance aux téléspectateurs un discours scientifique, se livrant à des échanges avec des experts scientifiques, maîtrisant totalement le programme de toute la mission prévu seconde par seconde sur un livre de bord, allant jusqu’à vérifier le protocole scientifique imposé par la Nasa. Dans ce type de démarche, la télévision donne raison à la science, considérée comme objective et en affirmant leur indépendance face au savoir, les journalistes consolident leur crédibilité auprès du public.

15Car la question de la crédibilité se pose. En regard de l’adhésion des téléspectateurs qui a accompagné la diffusion de cette image si réelle et si fugace à la fois, on peut se demander ce qui a rendu possible la croyance.

16Même si les journalistes ne font pas réellement la différence entre production d’un signal vidéo par la Nasa et diffusion d’un programme par la télévision dans le monde entier, ils ont laissé entendre que la technique de diffusion de l’image, empruntée à la démarche scientifique, participe elle aussi à la conquête lunaire. Les journalistes valorisent l’aspect technique de l’image en le plaçant au cœur de l’expérience comme un dispositif de persuasion. Ainsi, ce plan fixe de deux heures quarante qui montre le sol lunaire où les astronautes évoluent, ne cesse de révéler le dispositif technologique qui permet de voir et de croire.

17C’est pourquoi, s’il fallait résumer brièvement cette première période dominée par l’événement des premiers pas sur la Lune, on pourrait dire que la télévision se sert de l’idéologie dominante qui veut que les sciences symbolisent l’exactitude et la vérité, pour installer une stratégie de crédibilité — stratégie renforcée par la revendication d’un discours réflexif sur la technique de la télévision. Le public est alors invité à reconnaître l’évidence du discours scientifique et par la même occasion l’évidence du discours télévisuel. C’est pourquoi les événements scientifiques qui sont évoqués dans cette période s’inscrivent au sein d’une démarche scientifique où le devenir de l’homme est indissociable de la connaissance scientifique. Complètement éblouis devant l’événement qu’ils envisagent comme une déferlante du progrès, le propos des journalistes de télévision traduit un aveuglement certain devant le contexte de l’opération Apollo. Ils se distinguent par leur absence de recul en regard des autres médias comme Radio France ou le journal Le Monde qui inscrivaient le défi de la Lune dans une réflexion relative à l’impact politique et social de la décision de J. F. Kennedy.

18Dans une nouvelle période située entre le début des années 1970 et le milieu des années 1980, qu’on peut illustrer par la jonction Saliout/Soyouz en 1982, on constate que les impératifs liés à la découverte d’un espace naturel qui présidaient la période précédente, ne sont plus traités. En revanche, les questions d’ordre technique qui concernent la navigation spatiale subsistent encore. Toutefois, les engins sont décrits en tant qu’objets quelconques, sans reprendre les termes spécifiques, comme c’était le cas pour la Lune. L’adhésion à une sorte de mystique technique qui était propre à 1969 disparaît pour laisser la place à une banalisation des termes.

19De plus, les reportages concernant cette jonction ne rendent compte d’aucune image de la réalité extérieure du Cosmos. Certes, il ne s’agit pas ici de découvrir un astre comme la Lune, mais les reportages concernant la période de la première marche lunaire restituaient souvent des images réelles du cosmos. En 1982, seule l’image du décollage associe l’événement à la matérialité d’un déplacement. Pour les étapes suivantes, les images d’une réalité extérieure font place à l’univers clos de la salle de contrôle de Moscou où l’on peut suivre l’évolution de la fusée sur un immense écran. Cette restriction de l’horizon spatial révèle un certain détachement du regard porté sur les confins de l’univers, préférant sa représentation abstraite à sa représentation réelle.

20Mais si les champs d’observation de ces reportages ne renvoient pas à un espace naturel, l’événement n’est pas sous estimé pour autant. Dans l’expédition Saliout-Soyouz, les reportages mettent l’accent sur deux événements majeurs qui reflètent un climat de détente chez les Soviétiques : d’une part, les Russes accueillent pour la première fois un Français dans leur équipe : Jean-Loup Chrétien, et d’autre part, les Russes dévoilent pour la première fois leur hangar de Baïkonour à la presse.

21Davantage que l’usage technologique, on insiste sur l’ampleur et la puissance d’un programme qui s’est développé à abri des regards, et de fait, semble vouloir révéler un arsenal technologique inattendu dont la portée est plus proche de la stratégie que de la science. Ainsi, l’importance du contexte diplomatique de transparence semble implicitement précéder la performance relative à la démarche scientifique. Durant cette période, les modes d’appréhension du réel glissent d’une considération d’ordre naturel de l’espace à une notion de territoire, au sens d’une surface dessinée, gérée et planifiée par un groupe humain, dont les références appellent à une mobilisation collective et citoyenne.

22Cette nouvelle manière de considérer les champs d’observation relève certes d’une réalité politique mais également d’une nouvelle forme de médiation. Le journaliste spécialisé n’apparente plus son discours au discours didactique des scientifiques, il est producteur de son propre discours sur les événements scientifiques qu’il intègre dans un contexte social. Particulièrement propices à donner un cadre interprétatif aux événements, de nouvelles formes de médiation se mettent en place avec des modalités discursives qu’Eliséo Véron apparente à une personnalisation de l’information où l’énonciateur s’identifie au téléspectateur. On le constate avec M. Chevalet qui emploie des termes banalisés pour désigner les engins du hangar de Baïkonour, et qui partage avec le cosmonaute des registres communs à tous comme la santé, le sommeil, l’appétit… C’est également l’époque où le journalisme d’examen s’affirme pleinement avec des événements soumis à un examen globalisant de la société. Même si cette forme de journalisme a été introduite par le domaine scientifique largement plébiscité à une époque où la conquête spatiale revêt une dimension bienveillante, le domaine de l’espace n’est pas le plus représentatif de l’examen, l’environnement se prêtant beaucoup mieux à ce type d’analyse. Mais quelques indices apparaissent. Comme nous l’avons vu, l’accent est mis sur l’aspect diplomatique, faisant du cosmos un lieu de cohabitation entre deux nations. C’est la présence des journalistes dans la salle de contrôle de Moscou orchestrant la retransmission en direct avec Jean-Loup Chrétien aux côtés des scientifiques, alors que pour la Lune, les journalistes ne faisaient que reprendre les échanges établis par la Nasa. Avec ce dispositif de direct qui permet de penser que la salle de contrôle de Moscou devient une sorte d’extension du studio du journal télévisé, les journalistes voient leur ascendant s’exprimer par leur appartenance au monde la télévision et non plus à celui des scientifiques.

23En novembre 1994, Jean-François Clervoy, spationaute français part en mission avec la navette américaine Atlantis de la Nasa, et en août 1996 Claudie Andrée Deshays rejoint la station Mir. Dans cette troisième période, les champs d’observation sont abordés d’une manière encore différente par rapport aux deux périodes précédentes. Davantage que la description de la mission en elle même, c’est la curiosité à l’égard des personnes qui l’accomplissent qui structure les reportages. Les lieux d’observation se réduisent alors aux trajectoires personnelles, à la famille, sur le mode confidentiel. C’est à travers la symbolique de la maison que ce changement de perspective se manifeste, comme en atteste les reportages consacrés au portrait de Jean-François Clervoy, où la plupart des lieux filmés restituent la villa, le jardin, la piscine ou le salon du cosmonaute. Le jour du départ de C. A. Deshays, les caméras sont rivées sur sa mère qui vit en direct l’exploit de sa fille. Lorsqu’ils sont en vol, c’est l’intérieur de la fusée qui est évoqué, comme une transposition de l’intérieur de la maison et de la vie quotidienne, car le charisme de ces cosmonautes est donné par leur apparition à l’écran en tant que personnes dont le quotidien est similaire à celui de n’importe qui.

24Les considérations d’ordre scientifique réapparaissent, on leur accorde même une importance certaine, mais le temps qui leur est consacré est infime et nous ne savons pas franchement en quoi elles consistent. À ce titre, réapparaissent des images du cosmos et de la Terre, images de synthèse ou images satellitaires, ce qui n’était pas le cas en 1982. Mais ces images en couleur particulièrement spectaculaires serviraient plutôt d’illustration générale aux propos, délaissant toute pertinence d’ordre didactique. Les images de science font place à une image de la science qui fonctionne de manière métonymique. Cependant, il est important de souligner que les rédactions sont tributaires des images que les agences spatiales leur envoient. Afin d’exister, ces agences doivent obtenir le concours à la fois des médias et de l’opinion publique, c’est pourquoi elles assimilent les tactiques liées à la quête d’audience, en envoyant des images à effet spectaculaire, anecdotique ou distrayant tels des appâts pour les rédactions. Citons à titre d’exemple ce nounours fétiche pendu devant le siège de C. A. Deshays, sensé lui indiquer le moment d’entrée en apesanteur.

25Cette nouvelle restriction des lieux d’observation induit une lecture de l’aventure spatiale à travers une dimension domestique. On assiste donc en 50 ans à une évolution certaine de la représentation de l’espace : le regard se détourne progressivement de l’infini après 1969, pour se recentrer sur la planète dans un contexte plutôt diplomatique et social en 1982, et se limiter finalement à la quête du bien être intérieur d’une personne qui part en mission.

26Les médiateurs ont toujours une prise en charge de l’événement mais dans le registre de l’idéologie de la communication. Non seulement ils la présentent comme une valeur, mais ils se mettent en scène dans l’acte de communiquer. Ils deviennent animateurs d’un instant privilégié où ils invitent le téléspectateur au partage, à la distraction, à la souffrance, ou à la compassion. La télévision s’affiche alors comme organisateur d’un rassemblement où elle offre un lieu de parole aux gens. Cette notion d’assistance à autrui rejoint ce que Guy Lochard et Jean-Claude Soulages définissent comme un contrat d’assistance[6] qui se traduirait ici par des moments de bonheur partagés avec les cosmonautes, exaltés par le caractère exceptionnel de leur aventure.

27On peut dire que pendant 50 ans, le journal télévisé a construit des images sociales auxquelles les thématiques scientifiques ne sont pas étrangères. Comme nous l’avons vu, le thème de l’espace a contribué à la mise en place d’un discours de crédibilité avec un traitement massif jusqu’au début des années 1970. Même si par la suite, les vols habités ne sont pas couverts avec la même ampleur, ils n’en restent pas moins l’objet d’un traitement jubilatoire, voire euphorique telle une vitrine de la science à l’abri de toute controverse scientifique. Représentés dans un premier temps comme objets scientifiques tangibles célébrant une période d’épanouissement scientifique, ils deviennent ensuite le symbole d’un espace territorial où se joue la réconciliation entre les peuples. Enfin, dans les années 1990, ils demeurent la scène intimiste d’une science certes sublimée, mais déjà reléguée à l’imaginaire, au rêve, à l’image de C. A. Deshays recroquevillée dans sa fusée, accompagnée de l’ours en peluche qui lui indiquera l’arrivée en apesanteur. Alors dans les journaux télévisés de l’époque où le rapport au temps traduit une confusion des perspectives face à un avenir incertain, il arrive que l’on entende la voix d’un présentateur proposer une issue de secours : « Une immense bouffée d’oxygène maintenant dans cette actualité chargée, élevons nos âmes avec le départ d’un Français dans l’espace… » [7]

Notes

  • [1]
    20 heures, TF1 et Antenne 2, le 28 janvier 1986.
  • [2]
    H. Brusini, F. James, Voir la vérité, Paris, PUF, 1982.
  • [3]
    Voir à ce sujet, J.-M. Trochon, La Politique spatiale des États-Unis. 1945-1975, doctorat de l’Université de Paris I, 1994.
  • [4]
    Communications Satellite Act of 1962, Public law 87.624, 87th Congress, H.R. 11.040, 31 août 1962, dans la thèse de Jean-Marc T ROCHON déjà citée.
  • [5]
    Dayan Daniel, Katz Elihu, La Télévision cérémonielle, Paris, PUF, 1996, p. 7.
  • [6]
    G. Lochard et J.-C. Soulages, La Communication télévisuelle, Paris, Armand Colin, coll. « cinéma et audiovisuel », 1998.
  • [7]
    E. Lenhardt, extrait 20 heures du 2 novembre 1994, A2.
Français

Compte tenu de l’évolution du journal télévisé durant une cinquantaine d’années, il s’agit de comprendre ici comment celui-ci intègre le thème de l’espace dans ses politiques rédactionnelles successives. Nous constatons que plusieurs périodes se sont enchaînées dans l’évolution des modalités discursives, dont les principales caractéristiques révèlent des mutations dans la manière dont se construit l’énonciateur — en l’occurrence le journaliste scientifique — la manière de traiter les perspectives d’avenir et d’envisager les champs d’observation ou modes d’appréhension du réel.

Mots-clés

  • espace
  • vol habité
  • télévision
  • journal télévisé
  • analyse de discours
Jacqueline Chervin
Jacqueline Chervin, Attachée temporaire pour l’Enseignement et la Recherche (ATER), Université Paris IV – Sorbonne (CELSA).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/14451
Pour citer cet article
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