CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En avril 2002, les journaux officiels chinois [1] annoncent que la Chine compte lancer « dans les premières années du siècle » son premier taïkonaut [2]. Plus de 40 ans après le vol de Youri Gagarine, la Chine reprend une démarche classique d’affirmation d’image sur la scène internationale, via la conquête de l’espace, et se présente comme la troisième puissance capable d’envoyer par ses propres moyens des hommes dans l’espace.

2Si le contexte particulier de la Guerre froide et l’impact psychologique des débuts de la conquête spatiale expliquaient l’engouement médiatique de l’époque, les temps ont bien changé. Certes, Américains et Russes construisent la Station Spatiale Internationale dans le cadre d’une coopération élargie associant des partenaires européens, japonais et canadiens mais les responsables politiques, comme les opinions publiques, sont désormais plus soucieux des dépassements — d’ailleurs considérables — des budgets que de la dimension symbolique de l’aventure. L’envoi d’êtres humains dans l’espace et plus particulièrement les moyens de transport habités semblent d’ailleurs partout marquer le pas. La Navette spatiale américaine n’a toujours pas de successeur, alors que son premier vol date de 1981 et son coût comme son caractère réutilisable sont loin de répondre aux objectifs initiaux. Les vaisseaux Soyouz russes sont les héritiers directs des modèles des années 1970. L’Europe a renoncé en 1991 à l’avion spatial Hermès et seules des études techniques sont en cours pour un engin habité qui desservirait la station. Enfin, le Japon revoit la logique de son programme spatial et s’interroge sur l’avenir de la navette HOPE.

3Dans ce nouveau contexte, comment analyser les premières réalisations de la République populaire de Chine (RPC) ainsi que les objectifs récemment affichés d’une conquête de la Lune en 2010 et de la construction d’une base spatiale ? Indépendamment des évolutions de l’environnement international, où la Chine semble plus souvent rechercher l’intégration que l’affrontement, les contradictions propres aux ambitions chinoises ne manquent pas.

4En Chine, l’évolution de la perception du secteur spatial est à l’image de la métamorphose, à la fois graduelle et structurelle, que connaît la société depuis le lancement par Deng Xiaoping en décembre 1978 de la politique dite de « réformes et d’ouverture » (gaige kaifang). À l’issue du maoïsme, Pékin a entrepris un projet de modernisation socio-économique dit « aux caractéristiques chinoises » en mettant fin à son isolement et en renonçant à la gestion planifiée de l’économie. La première transformation concerne, au cours des années 1980, le passage à l’« économie socialiste de marché » puis la participation croissante aux échanges économiques internationaux durant la décennie 1990, dans la perspective de l’intégration du pays à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Celle-ci a finalement été validée en décembre 2001 par le successeur de Deng Xiaoping, Jiang Zemin. Au début du xxie siècle, le programme spatial chinois se développe dans un contexte très différent du contexte historique de sa formation. L’isolement initial est loin [3] et la RPC est désormais membre de toutes les grandes organisations internationales. Surtout, depuis 1998, le programme spatial est traversé par la réforme draconienne sur le plan budgétaire de l’administration des entreprises d’État. Malgré ces contraintes, un projet spatial habité relativement coûteux et techniquement très semblable aux programmes Soyouz et Mercury des années 1960 est en cours de réalisation. Quelle image, la Chine entreprend-elle de donner d’elle-même via l’espace alors qu’elle demeure l’un des derniers pays officiellement communistes du monde ? En fonction de quels critères, la politique spatiale chinoise est-elle élaborée ?

La construction de l’espace chinois

5Les réalisations spatiales véhiculent une forte charge émotionnelle et symbolique. Elles témoignent a priori d’un niveau technologique exceptionnel et d’un réel engagement tant politique que financier. Elles peuvent aussi contribuer au prestige et à la légitimité d’une autorité politique sur le plan interne comme sur la scène internationale. S’agissant de l’espace habité, ces deux derniers éléments sont prépondérants. Ils sont au contraire beaucoup moins affichés lorsque des politiques spatiales privilégient les applications concrètes ainsi que l’aide au développement. Dans ce cas, le souci d’image demeure mais il est décalé et justifié en tant qu’investissement utile pour le développement du pays. Le cas indien par exemple se situe dans ce cadre.

6Les programmes spatiaux chinois forment un cas d’école particulier dans la mesure où l’armée qui a un rôle prépondérant dans la conduite du programme spatial représente une force politique mais aussi économique. Les réformes politiques à venir et la place croissante des civils dans les instances de décision vont à terme contribuer à modifier les équilibres anciens même si le secteur spatial possède une logique et une temporalité propres. Dans ces conditions, que nous apprend le spatial chinois sur les priorités politiques nationales et internationales de la Chine et leur évolution tout en sachant bien que plusieurs années s’écoulent entre la décision d’un programme et sa réalisation ?

7Prendre l’espace comme grille de lecture des évolutions socio-politiques implique de préciser brièvement certaines précautions méthodologiques liées aux caractéristiques particulières de ce secteur d’activité. La question centrale porte sur l’existence d’une volonté initiale d’une présence autonome dans l’espace, à quelles fins et à quel coût. Une fois la décision prise, il existe des passages obligés dans la maîtrise progressive des technologies de lancement et de construction de satellites pour atteindre un tel objectif. Selon le caractère plus ou moins favorable de l’environnement international pour l’établissement de coopérations et le potentiel de développement de ressources sur fonds propres, un programme spatial franchira plus ou moins vite les étapes de l’indépendance.

L’espace et l’affirmation de la « grande nation chinoise »

8Dans le cas de la Chine, la création en 1956 au sein du ministère de la Défense de la cinquième Académie destinée au développement d’un programme balistique, que Mao Zedong considérait comme une priorité stratégique, marque la première étape du programme spatial. L’arrivée d’un scientifique chinois résidant aux États-Unis, Qian Xuesen [4], représente un atout considérable pour Pékin même si la réalisation d’un programme spatial suppose des capacités industrielles qui sont loin des moyens de production archaïques de la RPC à la fin des années 1950. Les besoins en personnel qualifié ne sont pas satisfaits et une gestion rationnelle des programmes fait aussi défaut. Toutes ces faiblesses limitent les ambitions technologiques des chercheurs comme celles du régime qui, après avoir envisagé la réalisation d’un satellite artificiel dit projet 581, le suspend à partir de 1959. La Chine, qui s’était tournée vers l’URSS, ne bénéficie que d’une aide de courte durée [5] et se concentre d’abord sur la réalisation de son premier missile, le R2. En 1962, le spatial chinois, qui ne peut espérer d’aide extérieure, ne comprend plus qu’un programme de lanceur [6]. Il est réorganisé autour d’une Commission Spéciale Centrale placée sous l’autorité directe du Comité Central et présidée par Zhou Enlai.

9À l’époque, les réalisations spatiales doivent permettre d’affirmer les ambitions nationalistes et révolutionnaires du maoïsme. Parallèlement, la logique autarcique du pays et le souci de ne pas dévoyer trop de ressources ne permettent pas de développements rapides trop ambitieux. À un moment où les Français et les Anglais réalisent leurs premiers essais, les succès des missiles balistiques chinois — à partir de 1964 — permettent aux équipes spatiales de reposer aux instances politiques la question du développement d’un satellite artificiel national. Le faible coût du satellite, une fois que le lanceur lui-même dérivé du programme de missile est prêt, était un élément fort. Les arguments classiques de prestige national sont entendus et, le 1er mai 1965, Zou Enlai donne son feu vert au nouveau programme 651 [7]. En même temps, le spatial perd son statut militaire prioritaire en s’émancipant du programme de missile balistique. Les activités spatiales sont alors structurées autour de deux pôles ; lanceurs autour du CALT [8] et satellites autour du CAST [9]. Le pôle de Shanghai, développé pour répondre à un souci de dispersion des ressources en cas d’attaque sur la Chine, devient de son côté le SAST [10]. Deux ans plus tard, les activités spatiales sont à nouveau encadrées par les militaires car Zhou Enlai et le Maréchal Nie Rongzhen souhaitent limiter la désorganisation des équipes consécutive au chaos de la Révolution culturelle.

10Le lancement, le 24 avril 1970, du premier satellite chinois Dongfang hong (DFH) est un succès. Les caractéristiques techniques sont révélatrices des ambitions qui sont à l’origine du programme. C’est le plus lourd satellite jamais lancé à l’occasion d’un premier tir. Il est facilement repérable de presque tous les points de la Terre du fait son inclinaison [11] de 70° et de sa magnitude, 4 pour le lanceur et 5 pour le satellite. Avec la diffusion en boucle de l’air du chant révolutionnaire « l’Orient est rouge [12] » (d’où son nom), il réalise en quelque sorte la synthèse du « bip bip » de Spoutnik (facile à recevoir en direct et qui montrait que des ondes courtes pouvaient être transmises depuis l’espace), et du message enregistré d’Eisenhower sur le satellite Score en 1958. Alors que la course à la Lune des deux super puissances se termine, la Chine devient le cinquième pays à lancer un satellite après l’Union soviétique, les États-Unis, la France et le Japon au plus grand étonnement des observateurs qui ont de la Chine l’image d’un pays pauvre, arriéré et en proie à des troubles politiques graves.

11La valeur démonstratrice de l’espace quant à la légitimité des choix idéologiques du régime structure les interactions de la Chine avec ses adversaires américain et soviétique et consolide la propagande à usage interne. Le secteur spatial continue à bénéficier de l’engagement personnel des dirigeants et fait l’objet d’un relatif consensus. Parallèlement, la Chine cherche à rompre son isolement et améliore progressivement ses relations avec les États-Unis et leurs alliés. Elle obtient ainsi en 1971 de remplacer la République de Chine (Taiwan) au Conseil de sécurité de l’ONU.

12Même si la priorité accordée à l’espace reste limitée, les réalisations se confirment au fil du temps avec le développement d’une gamme complète de lanceurs Longue Marche et de satellites de plus en plus diversifiés [13]. La dimension militaire du programme structure ses évolutions. En 1975, la Chine démontre qu’elle est capable de faire revenir un satellite sur Terre, ce qui la place au troisième rang des pays maîtrisant cette technologie après l’Union soviétique et les États-Unis. À cette époque, la RPC entame un programme de satellites de télécommunications dont les premiers exemplaires opérationnels ne seront lancés qu’à la fin des années 1980.

Les Quatre Modernisations et l’évolution de la politique spatiale

13À partir de 1978, l’organisation des activités spatiales reflète le souci de réforme des leaders politiques ayant survécu au maoïsme, en particulier, Deng Xiaoping à travers son programme des « Quatre modernisations » qui implique celle de la science et des techniques. Il s’agit désormais de faire du spatial un élément de lisibilité de la modernisation de la Chine et de trouver une orientation économique plus conforme aux grands axes de développement alors même que le spatial dit « utile » reste relativement sous-représenté si on le compare à l’Inde. Plusieurs éléments d’explication peuvent être avancés, comme le maintien d’une tutelle forte de l’armée, alors que l’espace indien est statutairement affirmé comme civil, et la difficulté de coopérations avec les puissances occidentales dans des secteurs qui restent sensibles.

14À partir du milieu des années 1980, les effets de cette nouvelle approche se font sentir. Le secteur spatial chinois atteint une relative maturité et, en 1985, se place en concurrent des États-Unis et de l’Europe en proposant ses lanceurs Longue Marche sur le marché international. L’URSS dont les capacités sont pourtant très supérieures, en termes de disponibilité comme de fiabilité, n’offrira les siens qu’à partir de 1989 afin de pallier l’effondrement du soutien politique et trouver des sources de financement extérieures indispensables à la survie du secteur.

15La coopération prend une nouvelle ampleur, la Chine cherchant de nouvelles formules et veillant à ne pas se trouver dans la position de partenaire mineur, comme en témoigne le cas du programme d’observation civil sino-brésilien CBERS (China Brazil Earth Resources Satellite). L’idée est originale puisqu’à partir de l’exemplaire initial lancé en 1999, une filière proprement chinoise se constitue parallèlement. La réappropriation officielle est assumée par une dénomination chinoise différente des satellites appelés Zi Yuan, ce qui signifie aussi Ressources, Zi Yuan-2 étant mis sur orbite en septembre 2001.

16L’annonce, en 1992, d’un programme habité autonome laisse la communauté internationale relativement perplexe. Les experts s’interrogent sur le décalage éventuel entre une position déclaratoire et une logique politique qui serait très volontariste. L’espace chinois a conquis ses premières lettres de noblesse et les commentateurs insistent volontiers sur le décalage entre les retards du pays et ses réalisations. Les enjeux ont peu changé et l’on retrouve les mêmes interrogations sur la valeur réelle des discours de propagande et la volonté constante de justifier les choix politiques nationaux. La réforme de l’organisation du secteur spatial en 1998 à l’occasion de la neuvième Assemblée nationale populaire marque une nouvelle étape.

La réforme de l’État à l’ère Jiang Zemin et ses effets sur le secteur spatial

17Si l’on fait le bilan des relations de l’espace et du régime chinois pendant ses premières années, il apparaît que — comme d’autres domaines de décision en matière de politique publique — la politique spatiale a toujours été fortement personnalisée, c’est-à-dire soumise aux volontés d’un décideur unique ou d’un groupe (voire de factions [14]) très restreint de hauts cadres dirigeants issus du parti, de l’État et/ou de l’armée. La politique spatiale menée par des petits groupes de cadres communistes au sein du Comité Central dans les années 1960 puis, jusqu’à la fin des années 1970, à titre quasi personnel par Zhou Enlai, Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de Mao, au nom de ce dernier, a grandement contribué à la représentation, largement faussée, d’un programme spatial chinois contemporain fortement personnalisé. Selon d’autres analystes, la structure néo-totalitaire du pouvoir, la valorisation des idéologues révolutionnaires, « les rouges », ainsi que le nihilisme intellectuel des années de la Révolution culturelle contre les « experts » auraient induit pendant des décennies un rapport de soumission voire de captation à des fins idéologiques du travail des chercheurs et des découvertes scientifiques [15].

18L’importance de la notion de « secrets d’État », la prévalence de l’existence de « documents internes » ainsi que le déficit d’informations concernant les organigrammes et le parcours tant académique qu’institutionnel des responsables du programme spatial ont contribué à souligner l’opacité et l’extrême personnalisation des processus de décision en matière de politique spatiale. En outre, l’espace chinois, jusqu’au milieu des années 1990, symbolisait un domaine où l’État pouvait non seulement exercer un monopole organisationnel et politique mais se situait aussi dans un rapport d’imposition rigide des directives politiques du centre (Pékin) vis-à-vis de la « périphérie », que celle-ci désigne les pouvoirs locaux, les entreprises ou les instituts de recherche publics dominés par l’État-parti. Il était par ailleurs établi que le programme spatial était jusque-là fortement subordonné au pouvoir des militaires et à une institution en particulier : la Commission scientifique et technologique de la défense nationale (Costind).

Le nationalisme et l’espace

19Au printemps 2002, à l’occasion du succès du lancement du satellite récupérable Shenzhou-3 [16], le président Jiang Zemin a tenu à réaffirmer la volonté politique de la RPC d’un programme spatial ambitieux. Reprenant des formules populaires sous le maoïsme comme « compter sur ses propres forces » [17], l’actuel chef de l’État, du Parti communiste et de l’armée, a souligné la volonté du régime de développer une recherche scientifique proprement nationale ne devant solliciter la collaboration avec l’étranger que dans des domaines précis et de préférence, limités. L’événement fut l’occasion pour Jiang Zemin, qui prépare son départ officiel du pouvoir à partir du XVIe Congrès du Parti communiste (8 novembre 2002) de réitérer les enjeux de sa théorie des « Trois représentativités [18] ». Cette doctrine, qui a été dénoncée par les fidèles d’un socialisme d’État plus conservateur tenant de la tradition maoïste, est une référence au fait que le PCC doit être représentatif : « des forces productives les plus avancées ; de l’avant-garde des personnalités les plus éduquées ; des intérêts fondamentaux des larges masses ». L’ambition est de renforcer le rôle économique et surtout politique des « nouvelles classes sociales émergentes » dans le corps social en intégrant massivement notamment des scientifiques dans le PCC [19] et en poursuivant leur intégration au sein des institutions comme le Comité Central ou l’Assemblée Nationale Populaire. Non seulement, selon Jiang Zemin, seul le socialisme est en mesure de procurer à la Chine les conditions de l’acquisition des technologies de pointe et d’une recherche de niveau international mais le niveau élevé de celle-ci, en contribuant à la construction du socialisme chinois, favoriserait mécaniquement la modernisation de l’État dans son ensemble. Les progrès de la science et de la technologie que les investissements financiers et politiques induisent dans un programme spatial, s’inscrivent dans un objectif global de modernisation et permettent de saisir les modes de représentation du projet national chinois. « Utiliser la science et l’éducation pour revitaliser la Chine » est l’un des slogans favoris du pouvoir actuel.

20La position de Jiang Zemin exprimée au cours du printemps 2002 se trouve dans la droite ligne du « Livre blanc sur l’espace » [20], publié par Pékin en novembre 2000, qui souligne la stratégie de revitalisation du pays sur la scène régionale et internationale à partir de la valorisation de l’acquisition autonome de technologies de pointe. Il révèle également les contradictions internes au programme spatial que reflètent les tensions au sein du pouvoir dans les interactions entre les principaux blocs institutionnels : État, Parti communiste, armée. La position mouvante et encore incertaine des militaires dans la gestion des affaires civiles est symbolique de cette réalité. Accompagné de son successeur pressenti (Hu Jintao) et de son favori (Zeng Qinghong), Jiang a tenu à associer l’Armée populaire de libération au succès du programme Shenzhou. Par ailleurs, la tonalité nationaliste de l’allocution (la « grandeur de l’esprit chinois » a été évoquée à l’occasion) fut entrecoupée d’assertions sur le rôle central accordé aux experts et aux scientifiques dans l’édification d’une Chine moderne et puissante à l’époque postrévolutionnaire.

21Le discours de mars 2002 apparaît également en continuité avec les périodes antérieures, notamment l’ère Deng Xiaoping, en ce qui concerne la portée politique indéniable que les activités spatiales ont conservé. L’investissement institutionnel ainsi que la couverture médiatique dont le programme spatial bénéficie sont inversement proportionnels aux retombées économiques ainsi qu’au nombre de ses réalisations. En 2002, l’espace recouvre toujours un projet politique nourri d’une rhétorique nationaliste souvent exacerbée qui recherche une volonté de reconnaissance internationale de la modernisation chinoise et d’intégration politique sur la scène internationale. La période actuelle se distingue cependant du passé par le fait que l’espace est désormais davantage inséré, conçu et donc aussi dépendant du projet global de la réforme de l’État. Celle-ci comprend la rationalisation de l’administration et l’autonomisation progressive de la gestion des activités de l’État par rapport à l’armée et surtout au PCC.

L’espace et la réforme de l’État

22Contrairement à l’époque maoïste, la personnalisation des décisions en matière spatiale a grandement diminué au profit d’une pluralisation ou d’une collégialité institutionnelle. La responsabilité du programme est divisée entre le Bureau politique, les ministères concernés (des Sciences et des technologies, de la restructuration économique, des télécommunications, etc.), les deux « Commission militaire centrale » (de l’État et du Parti), la Costind, les agences nationales du programme spatial représentées par la CNSA (China National Space Administration) et enfin, les instituts de recherche ainsi que les académies scientifiques. Une telle diversité institutionnelle n’implique pas cependant de façon mécanique la formation d’un groupe large et différencié de décideurs compte tenu du cumul des fonctions des dirigeants chinois au sein des institutions concernées.

23Il est intéressant de souligner que tout semble fait, dans la phase préparatoire du XVIe Congrès, pour sécuriser la politique en matière spatiale au-delà des questions personnelles de succession. Ainsi, le renouvellement des responsables du programme a démarré dès l’an 2000 dans un climat qui n’augure pas, dans ce domaine, de changement brutal.

24Les dynamiques individuelles doivent également s’ajuster aux volontés politiques de l’Étatparti concernant l’avenir de la gestion des activités spatiales. Sur ce point, on observe que si le monopole de la gestion étatique des activités spatiales est en déclin, il ne semble pas y avoir un retrait politique mais une volonté institutionnalisée de rationalisation de l’administration qui affecte l’ensemble des politiques publiques. Dans le domaine spatial, cette volonté s’est concrétisée dès 1993 par l’abolition du ministère de l’Industrie Spatiale. Cette mesure a été suivie par la création ininterrompue de nouvelles institutions. Anciennes filières, structures naissantes, restructuration ou démantèlement, les sociétés en relation avec les activités spatiales demeurent à ce jour difficiles à identifier même pour un observateur attentif.

25Le projet de modernisation de l’administration a été accéléré en mars 1998 par les mesures du Premier ministre Zhu Rongji. Les priorités affichées concernent la séparation entre l’État et la gestion des entreprises publiques, la mise en place de contrôles externes, d’audit des entreprises d’État et l’obligation de moderniser les différents échelons du gouvernement en particulier les administrations à vocation économique. L’ensemble de ces objectifs ont été renforcés par les exigences inscrites dans le protocole d’accord de l’OMC qui prévoit, outre une plus grande transparence dans la gestion de l’État, la libéralisation et la concurrence internationale progressive mais planifiée de nombreux marchés, notamment celui des télécommunications. La volonté politique porte conjointement sur la réforme administrative et la commercialisation du programme spatial.

26En réalité, il s’agit moins d’une privatisation des activités spatiales que de ses modes de gestion. La réduction des effectifs de l’administration concerne théoriquement 50 % du nombre total des huit millions de fonctionnaires recensés officiellement en 2000. La diminution ciblée des effectifs des administrations centrales est conçue comme une façon de redéployer le surplus de personnel dans les localités et d’accélérer le désengagement de l’armée dans les activités commerciales, étatiques comme semi-privées.

27L’agenda de la réforme de l’État en Chine, au-delà des exigences de l’OMC, présente un objectif de standardisation des modes de gestion et des modalités de recrutement du personnel qui provoque dès à présent une réorganisation complète à divers titres de toutes les institutions en lien avec les activités spatiales. L’Académie des Sciences est présentée comme le modèle type de promotion des nouveaux modes de gestion, eux-mêmes conçus comme devant être le fruit d’une rationalité « scientifique ».

28En outre, depuis les révisions constitutionnelles de 1993 et 1999, la diversification et la coexistence de divers modes de propriété légalisent le principe de propriété privée tout en insistant sur le caractère dominant de la propriété étatique. En ce sens, l’actionnariat des entreprises d’État semble être la solution de restructuration la plus consensuelle à la place d’une politique de privatisation massive qui demeure mal acceptée. Le régime espère que la professionnalisation croissante du personnel dirigeant dans les administrations contribuera au succès de cette politique. On observe ainsi parmi les responsables du spatial, une part croissante de scientifiques ainsi que d’économistes reconvertis ou formés en économie, en particulier à la gestion de groupes privés. L’objectif serait pour Pékin que la quasi-totalité du personnel du programme spatial soit dans un proche avenir formée à une conception et à une gestion privée des activités spatiales. Depuis la fin des années 1990, on repère dans les organigrammes de hauts responsables du programme spatial qui gèrent, au-delà de leur mission en tant que fonctionnaire, des entreprises semi-privées. La gestion des centres de recherche à l’Académie des Sciences, par exemple, se fonde désormais sur la valorisation de l’émulation, des contrats à durée déterminée renouvelables en fonction des performances individuelles et sur la gestion des programmes de recherche sur fonds privés. Loin du « bol de riz en fer [21] », le statut du salarié nouvellement recruté est constitué d’une partie fixe, un pourcentage du salaire, et d’une partie flexible correspondant, au titre de la propriété intellectuelle, aux droits d’auteur basés sur les découvertes scientifiques.

Enjeux du repositionnement des acteurs : la question de l’Armée

29La réforme des institutions du programme spatial implique une redéfinition des acteurs qui le compose. Ainsi, le CNSA — l’équivalent d’une agence spatiale nationale dotée d’une dimension politique supérieure compte tenu du contexte chinois — agit sur le plan administratif au nom de l’État central. Sa mission consiste à appliquer et initier le programme spatial conçu par les instances politiques. Par opposition au ministère des Sciences et des Technologies, elle représente une tendance conservatrice plus favorable au dirigisme étatique supervisé par une armée perçue comme légitime dans la représentation des intérêts de la nation. À un second niveau, la commercialisation ainsi que la gestion quotidienne des entreprises et des centres de recherche est déléguée théoriquement de façon autonome aux institutions de niveau hiérarchique inférieur. L’armée, dans le programme civil, tend désormais à jouer un rôle de prestataire de services selon le processus dit « d’étatisation » de l’APL — logique de soumission de l’armée au contrôle politique de l’État — annoncé dès 1985 par Deng Xiaoping. Celle-ci s’était traduite immédiatement dans le spatial par la création de la société de la Grande Muraille, responsable de la commercialisation des lanceurs Longue Marche. La propagande officielle reprend systématiquement ce thème depuis les dernières mesures de 1998 qui visent à démanteler le complexe « militaro-commercial de l’armée » [22].

30Si jusqu’à présent, le domaine spatial était soumis à un contrôle strict des élites militaires, leur positionnement actuel reste difficile à évaluer avec précision. Sur la base des informations accessibles, nous observons que s’opère désormais une ouverture voire un redéploiement du programme spatial au profit des acteurs civils, rendant compte de l’évolution politique plus générale du rôle décroissant de l’APL au sein des principales institutions du régime. Ainsi, Jiang Zemin, en tant que président des « Commission militaire centrale » du PCC et de la RPC, représente les militaires au sein du Bureau politique. Or, civil lui-même, il n’a jamais été socialisé dans le milieu de l’armée. De même, alors que le pourcentage des militaires au sein du Comité Central est en déclin constant depuis 15 ans, des civils représentent le ministère de la Défense aux fonctions les plus importantes.

31Parallèlement, les principaux responsables de l’espace chinois sont de plus en plus représentés dans les instances politiquement stratégiques du régime, soit que leur rôle dans le domaine spatial leur assure assez de légitimité pour obtenir une fonction politique, soit que leur légitimité politique est récompensée par une position institutionnelle honorifique dans le programme spatial. À titre d’exemple, Luan Enjie, ancien vice-ministre de la Costind (Commission de la Science Technologie et Industrie pour la Défense nationale), président du CNSA et ancien vice-ministre de l’Industrie Spatiale n’est pas un militaire de carrière contrairement à son prédécesseur. Le cas de Liu Jibin est également symptomatique de ces évolutions. Directeur de la Costind, Liu, un civil, a réalisé sa carrière au sein de l’administration, notamment en tant que vice-ministre des Finances pendant plus d’une décennie. Contrairement aux analyses courantes, l’armée en général et la Costind en particulier n’apparaissent plus comme les « patrons » à titre exclusif de l’espace chinois. En revanche, les « patrons de l’espace » au niveau national gouvernent désormais à la Costind. La baisse du nombre des militaires au sein des instances décisionnelles du programme spatial pourrait témoigner de la naissance à terme de deux secteurs distincts. La situation en 2002 ne rend pas compte de l’institutionnalisation d’un programme « en trompe-l’œil » mais de restructurations immenses dans le domaine spatial, dont la vision politique est encore incertaine.

Conclusion

32L’évolution actuelle du système politique comme du secteur spatial tend à limiter le rôle des militaires au profit des civils et à créer, comme dans tous les autres pays avancés du club spatial, deux volets d’activités civiles et militaires. Cette démarche est cependant appelée à rencontrer assez rapidement certaines limites tenant en grande partie aux caractéristiques du secteur spatial lui-même, qu’il s’agisse du poids réel de l’activité privée par rapport au financement public et du rôle respectif des acteurs civils et militaires.

33Par nature, les programmes spatiaux dépendent toujours étroitement d’investissements publics importants et réguliers. L’existence d’activités privées autonomes dans des domaines particuliers, comme les télécommunications, les lanceurs, l’observation ne peut suffire à elle seule à générer une activité nationale et, encore moins, dans le cas d’un pays qui ne bénéficie pas de lourds investissements intérieurs alors qu’il se trouve confronté à un marché très concurrentiel. La situation privilégiée du secteur spatial américain doté d’un fort volet militaire comparée à celle du secteur spatial européen ou japonais qui en sont dépourvus montre bien l’intérêt d’un marché militaire intérieur pour soutenir les industries spatiales nationales. Si l’idée des dirigeants chinois est celle du développement d’une activité commerciale qui financerait le volet civil, cette ambition risque fort de se trouver rapidement déçue.

34L’optimisation des activités spatiales passe par une synergie entre acteurs civils et militaires et un partage équilibré des pouvoirs. Dans le cas chinois, il est peu raisonnable de croire que les militaires accepteront de se voir déposséder sans contrepartie de leur compétence dans le domaine des lancements, un des rares à pouvoir rapporter rapidement un revenu. En même temps, un volet civil véritablement autonome permet d’obtenir plus facilement des transferts de technologies qui pourraient ensuite irriguer les programmes militaires. Par ailleurs, les militaires ont un intérêt évident à ne pas supporter seuls la totalité du financement du secteur spatial et à voir se développer des activités civiles complémentaires.

35L’avenir du spatial chinois dépend de la capacité du pouvoir politique à trouver et faire respecter des équilibres délicats. Il peut aussi apparaître comme un test de la portée réelle des nouvelles orientations politiques.

Notes

  • [1]
    Le Quotidien du Peuple (Renmin Ribao), 4 avril 2002, Version Internet www.people.com.cn ; Zhongguo Hangtian (Aerospace China), « Wo guo zairen hangtian gongcheng qude xin de zhongyao jinzhang » (Le projet de vol spatial habité de la Chine vient de franchir – avec le succès de Shenzhou III – une étape importante), avril 2002, n° 288, p. 3-7.
  • [2]
    Il est intéressant de noter que la Chine cherche à affirmer son originalité en utilisant en anglais un autre mot que l’expression générale astronaut à connotation trop américaine. Cependant on peut aussi trouver l’usage de l’équivalent en chinois de taïkonaut : « yuhangyuan ».
  • [3]
    Le pays figurait en 2001 au rang de onzième importateur et douzième exportateur mondial et son économie dépend à 40 % du marché international.
  • [4]
    Chassé des États-Unis par le MacCarthysme, sous accusation d’espionnage, cet ancien chercheur du Caltech qui est l’un des fondateurs du Jet Propulsion Laboratory de Pasadena est considéré comme le fondateur du programme spatial chinois.
  • [5]
    Les ingénieurs soviétiques quittent la Chine à partir de 1960.
  • [6]
    C’est en 1960, que Mao Zedong et Zou Enlai confirment la priorité du programme.
  • [7]
    Si tous les noms de code du spatial chinois sont loin d’être transparents, on peut cependant noter quelques clefs comme l’année 19 58 dans 58 1, 19 65 dans 65 1.
  • [8]
    China Academy of Launcher Technology.
  • [9]
    China Academy of Space Technology.
  • [10]
    Shanghai Academy of Space Technology.
  • [11]
    Un satellite survole toute la portion de la Terre comprise entre les latitudes Nord et Sud supérieures ou égales à l’inclinaison de son orbite.
  • [12]
    Pour entendre l’air, cf. Chinese spacecraft, China-1, in http://www.svengrahn.pp.se/sounds/sounds.htm
  • [13]
    Pour une bonne description des programmes spatiaux, voir Brian Harvey, The Chinese Space Programme, From Conception to Future Capabilities, Chichester, Praxis Publishing, 1998, 181 p.
  • [14]
    Andrew J. Nathan, « A factionalism model for CCP politics », in China Quarterly, n° 53, 1973, p. 34-67 ; « Factionalism : A new institutionnalist restatement », in The China Journal, n° 34, juillet 1995, p. 157-192.En ligne
  • [15]
    Joan Johnson-Freeze, The Chinese Space Program, A mystery Within a Maze, Malabar Florida, Krieger Publishing Company, 1998, 139 p.
  • [16]
    Shenzhou signifie « Vaisseau divin » et désigne le programme de vaisseau habité. Le premier vol humain doit avoir lieu à bord de Shenzhou-5.
  • [17]
    Cf. le communiqué de l’Agence officielle Xinhua du 26 mars 2002 ainsi que le Quotidien du Peuple du jour suivant.
  • [18]
    La formule chinoise « san ge daibiao » est aussi parfois traduite par « les Trois représentations ».
  • [19]
    Cette politique a connu de nombreux soubresauts depuis 1949 comme l’atteste Cong Cao, « Red or expert : membership in the Chinese Academy of Sciences », Problems of communism, vol 46, n° 4, juillet-août 1999, p. 42-56.
  • [20]
    Voir la rubrique Space policy in http://www.cnsa.gov.cn/main_e.asp.
  • [21]
    Formule qui désignait à l’époque maoïste l’obligation de redistribuer sur une base extrêmement égalitaire les fruits du socialisme d’État et donnait l’assurance (théorique) d’un minimum vital à chaque citoyen chinois.
  • [22]
    James Charles Mulvenon, Soldiers of Fortune : The Rise and Fall of the Chinese Military-Business Complex, 1978-98, Studies on Contemporary China, 2000, 320 p.
Français

Le développement historique du programme spatial chinois a représenté à l’origine un élément symbolique fort de construction de l’État-nation et de légitimation politique d’un régime révolutionnaire. Cette instrumentalisation politique est demeurée au cours des cinq décennies de la République populaire de Chine. Elle sert désormais une volonté d’intégration et de reconnaissance internationale de la modernisation engagée dès 1978 ainsi qu’un sentiment nationaliste facilement exacerbé par Pékin. Malgré cette volonté, on observe que le spatial dit « utile » au développement est toujours resté relativement sous-représenté. La période actuelle se distingue cependant du passé par le fait que l’espace est davantage inséré, conçu et donc aussi dépendant du projet global de la réforme des institutions et de l’économie. Il s’agit désormais de trouver une orientation plus commerciale au domaine spatial qui se manifeste par une délégation par l’État de cette gestion au profit d’acteurs semi-privés et une politique de désengagement progressif des militaires. L’avenir du spatial chinois dépendra précisément de la capacité du pouvoir politique à trouver et faire respecter ces deux équilibres délicats.

Mots-clés

  • espace
  • satellite
  • Chine
  • politique spatiale
Stéphanie Balme
Stéphanie Balme, chargée de recherche au Centre d’Études et de Recherches Internationales (CERI), FNSP, Paris.
Isabelle Sourbès-Verger
Isabelle Sourbès-Verger, chargée de recherche, Laboratoire Communication et Politique, CNRS, Paris.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/14447
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