1Associées aux voyages d’exploration dans le Pacifique et aux passions un peu vaines des sociétés de géographie, les Philippines sont restées aux confins de l’œkoumène mental des diplomates français à la Belle Époque. Si le consulat de France créé en mars 1824 est le plus ancien poste diplomatique de Manille, il ne dut sa survie qu’à une certaine déférence vis-à-vis de l’Espagne [1]. Aussi, loin d’être une priorité au regard des affaires européennes, ce consulat fait-il partie des victimes désignées lors des coupes budgétaires [2]. Le 12 décembre 1912, alors que la menace se fait de plus en plus précise, H. Aymé-Martin vante les mérites de son action et conclut que Manille est l’un des meilleurs postes d’observation en Extrême-Orient. En marge du rapport, le sous-directeur d’Asie met un point d’exclamation et précise qu’ « il n’est jamais parvenu un seul rapport politique intéressant du consulat de Manille » [3]. Le poste est donc rabaissé au rang de vice-consulat en 1913. Au sortir de la Grande Guerre, il recouvre l’appellation de « consulat » puis est promu consulat général... par égard pour les Américains.
2Toutefois, pour un consul, une nomination à Manille devait plus prendre l’allure d’une punition que d’une récompense. Certains diplomates firent un passage météoritique comme Albert Pinard, calotin et antidreyfusard. Entre novembre 1904 et mars 1905, il saisit tous les prétextes pour déverser son venin antirépublicain. À l’inverse, son prédécesseur, G. de Bérard, était resté dix ans à Manille. Six autres consuls ont été les témoins des premiers temps de la colonisation américaine [4]. Leurs rapports sont conservés au Quai d’Orsay avec les correspondances ponctuelles des autres postes intéressés par le dossier philippin [5]. L’amalgame, assez aride au premier abord, constitue une source négligeable pour l’histoire philippine. Certes, les diplomates ont fait leur métier, c’est-à-dire qu’ils ont transmis toutes les informations qu’ils jugeaient pertinentes, sans prétention d’objectivité, mais celles-ci ne permettent pas de « revisiter » l’histoire coloniale de ce pays. La matière brute dégage plus une ambiance, au sens juridique du terme, qu’elle ne fournit des données directement utilisables par l’historien. Dans ces conditions, il importe de prendre ces documents pour ce qu’ils sont : des discours (sur la colonisation, les races primitives, les enjeux stratégiques, etc.). Les opinions des diplomates français sont fortement dépendantes de leurs sources d’information. Certains consuls se contentent de fréquenter les milieux officiels américains ou de lire la presse ; d’autres, plus audacieux, n’hésitent pas à établir des contacts avec l’élite philippine. À cet égard, il est aussi intéressant de noter ce qui est consigné dans les rapports et ce qui ne l’est pas. En mesurant le décalage entre les faits, tels qu’ils ont pu se produire, et leur perception par ces diplomates de métier, on apprécie ce que d’aucuns appelleraient l’ « idéologie dominante » ou l’état des mentalités dans un espace-temps donné – à savoir, les deux premières décennies de la colonisation américaine aux Philippines.
3En 1898, les Américains succèdent aux Espagnols et annoncent, d’emblée, que ce transfert de souveraineté n’est pas définitif. Incrédules, les diplomates pensent que ce n’est qu’argutie rhétorique dans le but de masquer des pratiques impérialistes, tellement familières aux Européens. Or les gouvernements américains qui se succèdent ont véritablement travaillé à la création d’un État autonome. En 1916, avec le vote de la loi Jones, le principe de l’indépendance philippine est entériné. Les consuls français ont eu à rendre compte de la complexité des rapports de force entre Américains et Philippins en prenant bien soin de voir si les intérêts français risquaient d’être compromis dans cette dialectique.
Entre condescendance et solidarité
4La mauvaise administration espagnole est une antienne que l’on retrouve sous la plume de tous les commentateurs de l’époque. L’incapacité des fonctionnaires ne semble avoir d’égales que les exactions menées par le clergé. C’est donc dans un climat délétère que survient l’insurrection de 1896-1897. Les troupes espagnoles sont incapables de réprimer le mouvement. Un gouvernement révolutionnaire présidé par le général Aguinaldo proclame l’indépendance des Philippines le 12 juin 1898. L’attitude du consul et de son adjoint est hésitante. D’une part, ils se sentent solidaires des insurgés dont ils comprennent les motivations, voire les justifient [6]. Certaines rumeurs courent dans la capitale sur G. de Bérard que l’on soupçonne même d’aider les insurgés avant la reddition d’Aguinaldo en mars 1901. Piqué au vif, le consul publie alors un démenti formel et attaque les journaux qui ont rapporté cette nouvelle. D’autre part, les diplomates français font montre de solidarité à l’égard du pouvoir en place, qu’il soit espagnol ou américain. Or la guerre américano-espagnole laisse planer des doutes. L’entrée en scène des soldats américains après la défaite de la flotte espagnole au large de Cavite, petit port au sud de Manille le 1er mai 1898, complique la lecture des événements. D’hésitations en atermoiements, les Américains décident de garder cette colonie après avoir croisé le fer tant avec les Espagnols qu’avec les « nationalistes » philippins [7]. Le traité de Paris, le 10 décembre 1898, consacre officiellement la souveraineté américaine sur l’archipel mais les insurgés philippins ne déposent pas leurs armes pour autant.
5En dépit de la signature du traité, G. de Bérard hésite sur la conduite à tenir. Il sollicite Delcassé qui lui recommande le 15 janvier 1899 une « certaine réserve » (sic) avec les Américains et avec les insurgés : « la plus grande circonspection dans les circonstances actuelles » [8]. Des révolutionnaires, repliés sur Hong-kong, multiplient leurs efforts pour obtenir un soutien international. Le 27 janvier, Aguinaldo envoie une demande de reconnaissance de la République philippine au consul de France à Singapour. Celui-ci, habile diplomate, s’abstient d’accuser réception. Comme le message a été transmis en clair, il en a donné copie au consul général des États-Unis, vraisemblablement déjà informé par son homologue britannique. À Tokyo, le 26 mars, Ponce, mandaté par Aguinaldo, prononce un vibrant plaidoyer pour l’indépendance au Tokyo Club, lieu de rencontres des étrangers. Une semaine plus tard, Jules Cambon, ambassadeur aux États-Unis, refuse de recevoir Agoncillo qui vient de le solliciter lors de son passage à Washington. Le Département d’État est immédiatement informé de l’événement. Jules Cambon conseille alors à Delcassé de surveiller les Philippins à Paris afin que la France ne devienne pas la base arrière des actions philippines contre les États-Unis. Dans le même temps, de San Francisco à Suez, ambassadeurs et consuls suivent avec attention les mouvements de troupes américaines.
6Mais la guerre hispano-américaine n’intéresse pas les chancelleries européennes dans la mesure où elle ne remet pas en cause les grands équilibres internationaux. Elle consacre la perte d’influence de l’Espagne dans le monde et inaugure une crise morale qui se soldera par la dictature de Primo de Rivera. Toutefois, au carrefour des intérêts géopolitiques et coloniaux, les diplomates sont sur le qui-vive. Chaque modification d’un rapport de forces, à la faveur d’un transfert de souveraineté par exemple, peut être l’occasion, ici, de planter un drapeau sur une nouvelle terre, là, d’obtenir d’avantageux traités commerciaux. Le 19 juin 1899, Jules Cambon se livre à l’exercice favori des diplomates, celui du pronostic. Les Américains viendront à bout des Tagals, assène-t-il, et l’Europe voit sans déplaisir ces mêmes Américains occupés pendant quelques années mais ne souhaite pas leur échec, car « il amènerait très probablement les Allemands ou les Anglais dans l’archipel malais où ils seraient très incommodes ». Les diplomates sont effectivement rompus à ce jeu à trois mains en Afrique et en Asie. Au lendemain de Fachoda et jusqu’à la formation de l’Entente cordiale, la Grande-Bretagne ne trouve pas plus grâce aux yeux des diplomates français que l’Allemagne de Guillaume II. Les Européens, sûrs de leur puissance, ont pris l’habitude de se « payer sur la bête ». Le 30 mars 1899, Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine, recommande à son ministre de tutelle de se mêler de la crise philippine, afin que « d’avoir notre mot à dire au dénouement » – sous-entendu : dans l’espoir de récupérer des reliefs de territoire ou un port franc. Delcassé reçoit une copie et note qu’il n’y a pas lieu de répondre ; il faut simplement tenir compte de l’état d’esprit de cet éminent représentant du parti colonial. Dans l’atmosphère feutrée des antichambres de chancellerie, on évoque des tractations. Paul Cambon, ambassadeur à Londres, rapporte le 15 février la rumeur d’un projet d’annexion de Mindanao, la grande île du sud de l’archipel. Il ne sait pas ce qu’il en est véritablement, car, conformément à la tradition britannique, rien ne filtrerait « jusqu’au moment où on jugerait opportun de laisser la nouvelle s’infiltrer dans le public ». Bien informé par son frère, il pense néanmoins que ce projet demeure peu vraisemblable eu égard aux relations cordiales entre les États-Unis et la Grande-Bretagne [9]. L’affaire rebondit l’année suivante. Le 22 avril 1900, A. Soutiran, ambassadeur à Berlin, revient sur cette rumeur. Lors du traité de Paris, l’imprécision du découpage territorial aurait exclu l’île de Jolo et Cagayan de Oro, sur la côte nord-ouest de Mindanao. En théorie, l’Espagne pourrait donc céder ces territoires au Reich qui cherche désespérément des points d’appui pour son commerce dans le Pacifique. Le milieu colonial allemand n’y semble pas favorable et c’est donc très logiquement que le marquis Aguilar de Campo fait ratifier le 25 juillet suivant la cession de ces territoires aux États-Unis [10]. L’effondrement espagnol n’attise pas uniquement les convoitises européennes. Les Japonais ont été mécontents de cette prise de possession américaine qui met un terme (provisoire) à leur désir d’expansion dans le Pacifique. Le 7 octobre 1898, J. Harman, ministre de la Légation française au Japon, se contente de rapporter le fait, sans le commenter. Toutes les supputations sur un dépeçage de l’archipel prennent fin quand Hay, le secrétaire d’État à la Guerre américain, demande aux États européens de clarifier leur position pendant l’été 1900. Le consul français de Manille n’a pas été reconnu officiellement par Washington et les Américains désireraient connaître les intentions de la République à ce sujet. Le mois suivant, les États-Unis obtiennent satisfaction. La juridiction de G. de Bérard s’étend sur les territoires américains entre le Pacifique et la mer de Chine. Ce faisant, la France reconnaît l’admission des États-Unis dans le club fermé des puissances coloniales.
7Bien que tardive, cette expansion coloniale connaît les mêmes avatars que ceux rencontrés par les Européens en Afrique et en Asie. Les atrocités espagnoles, complaisamment rapportées par la presse américaine, furent le prétexte à l’intervention. Rompue aux techniques modernes de la guerre, la jeune armée américaine ne tarde pas à prendre un avantage décisif sur les troupes espagnoles mais le traité de Paris ne met pas un terme à la guerre puisque s’ouvre alors une phase de « pacification » [11]. En mars 1902, une commission d’enquête sénatoriale révèle des exactions commises par les troupes américaines, notamment des tortures. Jules Cambon avait déjà signalé le 18 mai 1900 des pratiques répréhensibles. Dans les Visayas, le général Smith, chargé des opérations militaires, avait mis en place dans les villages le système de la responsabilité collective « auquel nous avons dû renoncer en Algérie par esprit de justice, mais qui, il faut l’avouer, fut quelquefois le seul moyen d’action efficace que l’autorité puisse employer en pays barbare » [12]. L’ancien gouverneur général de l’Algérie apprécie en connaisseur. Dans la mesure où la France pratiquait des méthodes similaires, comment son ambassadeur à Washington aurait-il pu condamner les États-Unis ? Il se dégage donc une solidarité entre colonisateurs, qui, d’un rivage à l’autre de l’Atlantique, tiennent un discours similaire sur la nécessité de mater les indigènes, au nom du progrès. Jules Cambon avait eu affaire aux Maures et considère que les Moros du sud de l’archipel, « sauvages, courageux et cruels », ne doivent pas être bien différents. Nonobstant cette solidarité, les diplomates français n’en sont pas moins condescendants avec un pays pour lequel la colonisation est une « science nouvelle » (sic). G. de Bérard explique dans son rapport de janvier 1899 que seuls les faits permettront de juger leur façon de procéder, ce qu’il ne manque pas de faire par la suite. Le 6 janvier 1901, le consul rédige un rapport sévère sur la politique menée par les Américains. Ces derniers se révèlent les mauvais élèves de l’école coloniale en raison de leur « inexpérience vaniteuse » et tombent fréquemment dans les errements qu’ils ont reprochés aux Espagnols. Le 5 janvier 1903, le discours n’a pas varié. Les Américains n’étaient pas préparés aux difficultés de la colonisation. Ils cherchent à acquérir l’expérience dont ils sont complètement privés. Le consul joue alors les Cassandre et prévoit un funeste avenir. Le mois suivant, Jusserand, ambassadeur à Washington, dîne avec Leonard Wood, ex-gouverneur général de Cuba, sur le point de s’embarquer pour Mindanao où il est chargé du commandement général de l’armée américaine. Il nous faudra du temps, explique L. Wood les débuts des Hollandais aux Indes Orientales ou des Français en Indochine ont été difficiles : « Maintenant, au bout d’une génération, vous recueillez les fruits de vos premiers efforts. Nos politiciens et nos journalistes sont trop pressés. Il se passera bien une génération avant que nous puissions mettre de l’ordre dans notre nouvelle possession. » [13] « Mettre de l’ordre », pour un militaire, c’est d’abord réduire l’ « ennemi » et ensuite faire en sorte que chacun reste socialement à sa place. Il serait rapide de conclure que pour tous les Américains, ce principe implique que, le colonisé demeure en situation inférieure. C’est peut-être justement sur ce point que les conceptions de la colonisation diffèrent entre Américains et Européens.
« Une race apathique et patiente... »
8La colonisation repose sur le postulat de l’inégalité des races. Le discours dominant dans l’Europe de la Belle Époque pourrait être une synthèse entre la théorie des climats de Montesquieu et le Traité sur l’inégalité des races de Gobineau. Aucun diplomate français ne fait exception à la règle mais leur discours se nuance en fonction de convictions personnelles. G. de Bérard pourrait représenter à cet égard une opinion « moyenne ». Dans son rapport annuel du 6 janvier 1900, il s’évertue à expliquer le raisonnement du Malais – au singulier – qu’il connaît bien pour l’avoir fréquenté depuis presque dix ans. Les indigènes sont hostiles à la domination américaine, affirme-t-il. Mais ils n’ont rien dit car ils « gardent leurs impressions avec cette réserve hypocrite, principal trait caractéristique, par nature ou par éducation, des Indiens ou des métis des Philippines ». Le 24 novembre, il précise que, suite aux propositions américaines de collaboration, les Indiens (sic) se confinent dans un parti pris d’indifférence naturelle. Plus tard, il parlera des Philippins comme d’une « race apathique et patiente » (5 janvier 1901). Bien que le consul soit resté longtemps en Asie, ses analyses sont obérées par la prégnance des concepts occidentaux. G. de Bérard ne comprend pas deux traits culturels – de très longue durée – de la civilisation malaise. Premièrement, en société, il ne faut jamais s’opposer à qui que ce soit. C’est ce que les bouddhistes appellent, en Asie continentale, la loi de non-résistance. Cette acceptation n’implique pas une soumission définitive mais seulement temporaire à un ordre donné des choses. Deuxièmement, plus caractéristique des Philippines, il ne faut jamais dire non à son interlocuteur, même si l’on est pas d’accord. C’est une question de hiya, d’honneur, doublée du respect pour un étranger à la communauté. L’hypocrisie, l’indifférence dont parle le consul, sont des valeurs incompréhensibles pour les Philippins. Son analyse achoppe aussi sur la structuration sociale du pays. Un discours globalisant sur la race segmente la population en Blancs, Jaunes et métis, les mestizos qui revendiquent une origine espagnole, souvent fantasmée. L’utilisation de « Philippins » met sur le même plan les différentes strates sociales, du tao, le petit paysan qui travaille sa rizière à une élite composite qui, à Cebu par exemple, présente une forte composante chinoise. À la fin de son consulat, Bérard réussit à isoler des problèmes, mais les explications qu’il avance sont celles d’un Occidental. Le 5 janvier 1903, le consul s’étend sur le manque de main-d’œuvre, maintes fois déploré par les colons ou les grandes familles philippines. « La classe ouvrière, poussée par quelques meneurs, ne s’est-elle pas avisée d’imiter les ouvriers des États-Unis et d’Europe, de se lancer dans la voie des grèves, qui jusqu’à présent n’ont servi qu’à montrer l’inintelligence des Philippins que l’on y entraînait ? » Le problème est... qu’il n’existe pas de « classe ouvrière » dans ce pays rural et encore moins de syndicats ou de partis capables de l’encadrer !
9Même si le consul se trompe dans ses analyses, il faut lui reconnaître une volonté de comprendre, parfaitement étrangère à l’un de ses successeurs, Labrouche, nommé pendant l’été 1905. Dans son premier rapport, il ne tarit pas d’éloges sur Taft. Le gouverneur général américain se distingue par sa prestance et son grand air d’intelligence. Il est magnanime au point d’écouter les discours des Philippins : « Ces larves d’humanité [qui] offrent la caractéristique des races déchues et inférieures et une amnésie cérébrale et absolue se manifestant par des raisonnements enfantins, le tout aggravé par une vanité aussi stupide que puérile ». Quel dommage, poursuit-il, que les bonnes âmes, qui n’ont jamais voyagé et qui se font néanmoins les propagateurs de l’égalité des races, n’aient pas assisté à ce spectacle. Les rapports suivants sont du même acabit. Le discours semble découler de l’observation, incontestable par son évidence. Le 6 novembre 1905, il a remarqué que dans la rue des gens étaient arrêtés « l’œil atone et vide, donnant l’impression d’être atteints d’une maladie » [14]. Les métis qui forment l’élite présentent les attributs classiques des races bâtardes : ils ont une fausseté congénitale et un sentiment « de haine et de jalousie que professe l’homme de couleur vis-à-vis de l’homme blanc ». Cette impression générale contraste avec celles des Américains qui ont été sensibles à la tradition d’hospitalité autant qu’à la gentillesse des Philippins. Jusqu’en mai 1909, Labrouche mesure les événements au mètre-étalon de ses convictions racistes. Il ne comprend pas que les Américains – « cette race de fer » –, qui jouent au tennis et vont à bicyclette par 40 °C s’échinent à croire que les Philippins seraient une race éminemment perfectible. Aussi, le marasme dans lequel se trouve l’archipel résulte-t-il de cette erreur fondamentale. Dans son rapport du 26 octobre 1906, il parle même de « l’échec total du système de colonisation et [de la] politique à l’égard des indigènes ». Il serait sage que les dirigeants français se gardent de mener une telle politique en Indochine, peuplée par une race similaire. Non seulement Labrouche n’a rien appris de son passage à Manille, mais ce « modeste consul de deuxième classe », comme il se qualifie lui-même, passe à côté de tous les événements majeurs de cette période, notamment la mise en place progressive d’institutions qui faciliteront le passage à l’autonomie.
10Les discours des consuls français présentent une logique similaire. Bérard et Labrouche ont projeté des concepts occidentaux et, au-delà, leur vision du monde, sur une réalité asiatique. Il est un principe qui s’applique non seulement aux diplomates mais à tous les expatriés engagés dans l’aventure coloniale : plus les préjugés ont été forts, moins les analyses furent pertinentes. Gide ne disait pas autre chose en Afrique sur l’homme blanc. La différence entre les individus tenait au temps passé sur place et à la volonté de comprendre d’autres logiques. L’aptitude à se remettre en question, à éprouver l’airain des certitudes, est un exercice auquel aucun fonctionnaire, colon, voire journaliste ne s’est soumis de bon gré. Au temps de l’Europe dominant le monde, c’eût été considérer que les nations du Vieux Continent furent dans l’erreur. Or cet état d’esprit n’a pas perturbé les relations seulement avec les peuples « primitifs », mais aussi avec les Américains. Ces derniers ont mis en place un système libéral de colonisation dont la logique ne se réduisait pas à être une pâle copie des modèles anglais ou français.
Les ambiguïtés de l’aventure coloniale américaine
11L’histoire de cette colonisation n’a cessé de susciter la polémique entre Philippins et Américains tout au long du XXe siècle [15]. Jusqu’à l’indépendance octroyée le 4 juillet 1946, les débats sont dominés par des enjeux politiques touchant aux modalités de décolonisation. Ensuite, universitaires et hommes politiques se sont affrontés pour savoir dans quelle mesure la présence américaine avait contribué au sous-développement du pays. Les diplomates n’ont évidemment vu que les enjeux immédiats ; leur réflexion porte sur le fonctionnement de l’appareil administratif « civil » qui se met en place à partir de 1901. Par habitude, pourrait-on dire, ils pensent que l’unique but de la présence américaine est d’exploiter la colonie. Cette intention n’est pas absente dans les milieux d’affaires mais elle ne saurait être représentative de la communauté américaine.
12Le 17 juin 1899, alors que Manille est encore en proie à l’anarchie, G. de Bérard se demande ce que les nouveaux maîtres du pays attendent pour réorganiser la colonie, prise aux Espagnols précisément sous le prétexte qu’elle était mal administrée. Candide, le consul ne tient pas compte de deux mobiles bien plus déterminants de l’intervention américaine. Tout d’abord, si la prise de possession n’est pas une priorité au regard de la doctrine Monroe, à la différence de Cuba, il n’en demeure pas moins que Manille est une tête de pont avancée des intérêts stratégiques américains dans le Pacifique. Ensuite, le lobby commercial est suffisamment puissant pour armer la main du gouvernement. La perspective de juteux profits sur les cultures tropicales et les exploitations minières est un secret de polichinelle. Henri-Jean Levet, consul adjoint, certainement plus proche que son supérieur hiérarchique des milieux d’affaires, ne s’y trompe pas. Dans un rapport du 20 mars 1905, il explique que les buts commerciaux des Américains sont très clairs. Le gouvernement de Washington s’indigne de l’ « hégémonie étrangère » et emploiera tous les moyens pour redonner les marchés à ses nationaux. Lors de la fête nationale américaine, deux ans auparavant, un discours avait agité les 17 consuls composant le corps consulaire. Le capitaine Crossfeld avait déclaré que les Philippins ne devaient pas abandonner leur pays à la tyrannie de l’Espagne pas plus qu’à « la cupidité et à l’avarice des autres nations d’Europe » ! Il n’y a pas de fumée sans feu car il est vrai que les intérêts commerciaux européens (britanniques et espagnols) sont supérieurs, et de très loin, à ceux des Américains au tournant du siècle [16]. Ainsi, l’impérialisme américain ne se distinguait pas, par nature si l’on peut dire, de l’impérialisme européen. À une différence près toutefois. Les administrateurs civils qui prennent le relais de l’armée sont animés par un esprit libéral, comme le soulignait Labrouche dans ses rapports [17]. Aux Philippines comme sur le territoire métropolitain, les Américains sont divisés en deux factions rivales. L’une, très discrète, reprend à son compte les arguments géopolitiques et commerciaux pour conserver l’archipel. L’autre s’inscrit dans la tradition des droits de l’homme. Elle exprime sa foi dans le progrès humain et est abondamment relayée par la presse métropolitaine. Aussi entend-on les deux discours, simultanément. Mais, pour bien comprendre les rapports de forces, il importe de savoir qui parle et au nom de qui, car, à la différence des Européens, il n’y a pas de consensus sur la colonisation.
13D’emblée les Américains déclarent haut et fort que leur présence aux Philippines est temporaire et qu’elle doit se traduire par une amélioration du bien-être des populations. Dans ses instructions au général Otis, le 26 décembre 1898, le président William McKinley insiste sur la nécessité de gagner « la confiance, le respect et l’affection des Philippins » en respectant autant que faire se peut leurs droits et leurs libertés. Les diplomates européens pensent que ce n’est qu’un discours, et ce n’est pas sans un certain étonnement que le consul de France commente le 16 juillet 1899 une interview du Pr Shurman, qui vient d’être désigné président de la Commission philippine. Ce dernier pense que « les Philippins lui semblaient devoir obtenir un jour l’indépendance, quand l’expérience politique serait acquise par ses gouvernants ». Mais les libéraux américains se heurtent à l’hostilité de l’armée et des milieux d’affaires. Sarcastique, Bérard note l’année suivante, le 29 octobre, que l’on se demande ce que cette commission est venue faire à Manille, tant son rôle semble être réduit à sa plus simple expression. Après la reddition d’Aguinaldo et des « rebelles » philippins en mars 1901, les officiels « civils » pratiquent une politique de la main tendue. Immédiatement, Taft met en place un régime civil et prend le titre de gouverneur général. Dans son discours de politique générale, il affirme qu’il fera siéger quatre notables philippins à la Commission qui fait office d’instance législative. Le 6 mai, le gérant du consulat conclut que Taft donne « au peuple un régime parlementaire, presque analogue à celui conçu par Aguinaldo et ses partisans ». Le point de fuite de cette politique, tant pour les colonisateurs que pour les colonisés, c’est l’indépendance. Mais jamais les diplomates français ne prennent au sérieux cette politique et considèrent qu’elle n’est qu’un discours.
14À la fin du mois d’octobre 1906, le président américain Theodore Roosevelt, plus libéral que son prédécesseur McKinley, prend la décision d’établir une véritable assemblée, à titre expérimental, pour l’année suivante. Jusserand sait que quelque chose se produit ; les Américains vont à contre-courant du mouvement d’expansion européen et il explique avec un soin tatillon le projet constitutionnel [18]. L’onde de choc se fait sentir jusqu’à Saïgon. A. Bonhoure, avec un temps de retard toutefois, se risque à une interprétation. À la question : Comment cela est-il possible ?, le gouverneur général d’Indochine répond le 4 juin 1908 que les situations politique et sociale de l’Indochine et des Philippines ne sont pas comparables. « On ne saurait comparer l’annamite à la population non sauvage des îles Philippines. Celle-ci, par suite d’un contrat prolongé avec les Européens et de métissages très nombreux, a été transformée. » C’est donc pour cette raison qu’elle est plus apte à profiter des institutions libérales que les Américains viennent d’octroyer. Visiblement troublé par une situation qu’il n’arrive pas à s’expliquer, Bonhoure demande qu’il y ait plus d’échanges d’informations entre Saïgon et Manille. Labrouche, toujours aussi haineux à l’endroit des Philippins, refuse de voir l’évolution qui est sur le point de prendre corps. Dans un rapport du 9 novembre 1908, il devise sur l’indépendance pour préciser qu’elle serait accueillie favorablement. Mais le cas échéant, le pays sombrerait dans l’anarchie et finalement dans des mains étrangères. « De bonne foi dans leur entreprise, il faut le dire, mais dans leur ignorance complète des races primitives, les Américains ont, dès le principe, commis l’erreur frappante de croire que le Philippin est un être travailleur, intelligent, dévoué et essentiellement perfectible. » La mise en place d’une assemblée disposant de prérogatives législatives extrêmement faibles (en raison de l’initiative des lois et du veto laissés au gouverneur général) mais au pouvoir symbolique très fort représente un saut qualitatif dans les relations entre les Philippins et les Américains. Ces derniers préparent le passage à l’autonomie, et on s’éloigne de plus en plus de rapports de force entre colonisés et colonisateurs. Une vraie vie politique anime Manille. Elle existait auparavant mais les consuls n’en rapportaient qu’un écho atténué, presque sourd.
15Dès lors, les diplomates qui prennent leur fonction dans l’archipel rendent compte de l’évolution politique comme s’il s’agissait d’un pays déjà indépendant. Aymé-Martin, nommé en novembre 1910, donne le ton. Ses sources d’information ne sont plus bornées à l’horizon de Malacanan, le palais du gouverneur général. Il considère les hommes politiques philippins comme des interlocuteurs valables. Pour la première fois, le consul parle du personnel politique et notamment de Manuel Quezon, le jeune Resident Commissionner qui, en 1907, à 30 ans à peine, a osé défier le Congrès américain en demandant l’indépendance immédiate de son pays. Le 14 novembre 1911, Aymé-Martin note que le futur président philippin est « par la nature spéculative de son esprit tourné vers les questions de pure politique ». Il est le premier à comprendre que les ténors philippins se livrent une lutte sans merci dans le dos des Américains afin d’être le mieux placés lors de leur départ [19]. En conséquence, il trouve que le précédent d’un self-government risquerait d’être compromis par ces luttes intestines. Au début de la décennie 1910, les diplomates français jettent un regard neuf sur cette colonie qui risque d’être la première en Asie à se débarrasser du joug occidental. Peut-être est-ce une coïncidence ou la somme des attentions, des mises en garde qui ont convergé vers le Quai d’Orsay, toujours est-il que le personnel diplomatique envoyé à Manille semble plus « professionnel », dirait-on aujourd’hui, à l’instar de M. Paillard en qualité de vice-consul à l’automne 1913. Le représentant de la France est nommé dans une période de grande agitation. Les Philippins avaient bien compris que leur destin était lié à la personnalité du président des États-Unis : un démocrate était plus susceptible d’octroyer l’indépendance qu’un républicain. Or Woodrow Wilson vient d’être élu, ce qui ouvre la porte à tous les espoirs. Jusserand s’est enquis des positions de la nouvelle administration. Il écrit à Poincaré que les Américains ne sont pas disposés à changer de politique. « Étant donné que nous n’avons nul intérêt, bien au contraire, à changer de voisin dans cette partie du monde, ces pronostics méritent d’être notés avec satisfaction » [20].
Vers l’indépendance ?
16Dans son premier rapport, Paillard brosse un tableau assez fidèle de la situation politique à l’automne 1913. Wilson vient de nommer Francis Burton Harrison à Malacanan. Ami personnel de Quezon et redoutable manœuvrier dans les milieux démocrates, l’homme symbolise tous les espoirs d’indépendance. Il est vraisemblable que Wilson franchisse le pas décisif avant la fin de son mandat, entend-on à Manille et à Washington, car le président prête une oreille attentive aux arguments de Quezon. Le consul français se laisse prendre aux rumeurs que le commissaire résident philippin diffuse à l’envi dans les lieux de sociabilité manillais (loges maçonniques, clubs, etc.), à savoir que la porte de la Maison-Blanche lui est toujours ouverte. Quezon laisse ainsi entendre qu’il dispose d’une réelle influence sur Wilson. La réalité est tout autre mais le consul français n’est pas en mesure de la comprendre. Il n’empêche que l’indépendance est une certitude qui semble acquise ; seul son terme et ses modalités sont flous. Paillard s’interroge sur le devenir de l’archipel. Va-t-on neutraliser les Philippines, comme le demande Quezon ? « Irréalisable », lit-on en marge du rapport du 11 novembre... Et qu’adviendra-t-il non seulement des Américains mais aussi de toutes les communautés étrangères, européennes, japonaise ou chinoise ? Les capitaux investis risquent d’en pâtir. Le nouveau consul est visiblement soucieux quant à cette évolution, puisque, dans les rapports suivants, il revient sans cesse sur le problème. Le 12 décembre, après l’annonce de réformes par Harrison, il se risque à une analyse sur la politique des démocrates. On ne connaît pas, tout au moins aux Philippines, les raisons véritables des Américains « dont la générosité apparente contraste singulièrement avec l’âpreté anglo-saxonne. Elle se montre tellement généreuse dans les circonstances présentes qu’il est permis de se demander si elle ne va pas à l’encontre des intérêts mêmes de ses protégés » [21]. Le 7 janvier 1914, Paillard livre une pensée plus aboutie sur le lien colonial. Il déplore que les États-Unis aient fait des concessions sur lesquelles ils ne pourront plus revenir et il est trop tard pour refermer la boîte de Pandore. Le gouvernement américain, explique-t-il, a poussé « un peu loin le respect des droits des peuples gouvernés », car on peut interpréter cette volonté « comme un signe de faiblesse » et déjà son prestige – ou celui de l’homme blanc ? – est atteint. « Il manque à ces devoirs de tuteur de peuple philippin encore dans l’enfance, incapable de se conduire comme une nation civilisée. » Les Américains manquent en outre à leurs engagements vis-à-vis des autres nations, sans s’inquiéter des conséquences. Certes la décolonisation engage les deux pays, mais « il ne faut pas perdre de vue que les intérêts étrangers ne sont pas à dédaigner ». Quelques semaines plus tard, affligé par les rivalités politiques, les affaires de corruption, Paillard reprend à son compte un discours bien connu. Le 4 mars, il s’interroge sur l’universalité de la démocratie. Le système « se déforme dans les cerveaux encore imprégnés des instincts primitifs de la race. La diffusion de l’instruction ne les a pas encore améliorés ; elle les a recouverts d’une fragile couche de vernis que les Philippins confondent volontiers avec la civilisation occidentale acquise graduellement par l’évolution de nombreuses générations. »
17Comment interpréter ce virage à 180o en moins de six mois ? L’enthousiasme des premiers temps a cédé le pas aux poncifs les plus éculés. D’une part, on peut facilement distinguer les différentes strates dans le discours. À la base, à l’instar de son collègue Labrouche, Paillard est convaincu de la différence, voire de la hiérarchie des races, au sommet desquelles se trouvent les Blancs. Le consul est, consciemment ou non, imprégné par la pensée positiviste d’Auguste Comte. Aucune hiérarchie n’est figée car on peut toujours « améliorer » une race. Il y a fort à parier qu’il a posé le postulat que les Philippins étaient sur le même plan que les Blancs, quand il est arrivé. Or, dans la mesure où ces mêmes Philippins n’ont pas réagi comme il l’aurait pensé, le consul en conclut qu’ils étaient encore dans une phase antérieure de développement « où s’expriment les instincts primitifs de la race ». Si le consul commet une erreur de jugement, c’est bien ici. Les Occidentaux, Américains inclus, interprètent les comportements erratiques des hommes politiques philippins à l’aune de leurs valeurs, de leurs concepts. Mais les pratiques politiques des Politicos s’inscrivent dans des logiques asiatiques et philippines de longue durée. L’affrontement démocratique opposant deux camps selon un clivage déterminé ne peut pas exister, par exemple. Aux Philippines, on recherche toujours, et à n’importe quel prix, le consensus (pakikisama sur Luzon proche du concept de mufakat en Indonésie [22]). Par ailleurs, on trouve dans le discours du consul français une thématique du progrès ; la colonisation doit servir le « bonheur du peuple » (2 avril 1914) par son « œuvre civilisatrice » (18 juillet 1914). Ces occurrences incitent à penser que Paillard était franc-maçon, ce qui expliquerait qu’il ait été aussi bien informé pour un Européen. Tous les officiels américains rencontraient les hommes politiques philippins en loge. Si Paillard n’a pas été initié, il était pour le moins très proche et de l’idéologie du Grand-Orient et des cercles de sociabilité réservés à l’élite américano-philippine. D’autre part, on peut aussi expliquer son changement d’attitude par une réaction psychologique. Dans la mesure où Occidentaux et Philippins agissent selon des logiques propres, il se produit d’inévitables malentendus. Le consul français a dû s’estimer floué par les Philippins comme ces hauts commissaires et ambassadeurs américains qui, à partir de 1935, ne cesseront plus de décolérer contre les Philippins...
18Alors que les nuages s’amoncèlent sur la ligne bleue des Vosges, les diplomates français restent préoccupés par l’indépendance philippine que la loi Jones en discussion au Congrès américain est susceptible de donner sous peu. Quels sont les risques que les colonies françaises et, plus largement, les intérêts français courent dans cette éventualité ? Au printemps 1914, le lieutenant-colonel Le Rond, attaché militaire au Japon, donne ses impressions à J. Noulens, ministre de la Guerre [23]. Selon ses dires, il ne fait aucun doute que, si les Philippines accédaient à l’indépendance, le pays tomberait aux mains des puissances étrangères et les deux pays qui en souffriraient le plus seraient la Grande-Bretagne et la France. Cette dernière perdrait un débouché pour son riz indochinois. Le Rond ne sait donc pas que les Philippines sont autosuffisantes en riz et que le commerce avec la péninsule Indochinoise est réduit à l’exportation de buffles cambodgiens. Ce rapport est révélateur d’un certain état d’esprit : moins on connaît la réalité, plus on est péremptoire. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le lieutenant-colonel conclut en affirmant que le statu quo aux Philippines serait la meilleure chose que les deux alliés puissent espérer... La Jones Bill est votée en février 1916 après de longs débats. L’indépendance ne sera octroyée que quand les Philippines disposeront d’un « gouvernement stable ». Parallèlement, un système bicaméral est institué ; Manuel Quezon est élu président du Sénat alors que Sergio Osmena, son rival, garde ses fonctions de speaker de la chambre basse. C’est un demi-succès pour Quezon qui pensait bien devenir immédiatement le premier président philippin (il lui faudra attendre 1935 [24]). Paillard, toujours très au fait des questions politiques, s’interroge sur les répercussions de cette loi en Indochine. Le gouvernement américain vient bel et bien de donner une réelle autonomie au pays, et tout un chacun sait bien que ce n’est qu’une étape transitoire. Est-ce « susceptible de développer chez les peuples asiatiques voisins soumis à la domination occidentale des idées séparatistes ou émancipatrices ? » A priori non, mais il faudrait surveiller des agitateurs – sous-entendu : ouvriers – qui pourraient en tirer parti. La crainte du « partageux » dépasse ici celle de l’indigène émancipé.
19L’entrée en scène des États-Unis sur le théâtre européen en avril 1917 interrompt pour un temps le processus de décolonisation. Auparavant, la guerre n’existe pas aux Philippines. Le consul a pris soin, dès le début, de tenir en respect son homologue allemand. Jusqu’en mai 1914, le consul général anglais avait été le doyen du corps consulaire à Manille. Par ordre de préséance, le consul chinois devait lui succéder. Or Zitelmann, consul allemand, intrigua pour faire renoncer Liu Ngai. Le 22 août 1915 : « M. Zitelmann déclarait dans un mouvement de vanité propre à sa race qu’il “avait été distingué par élection comme doyen du Corps consulaire”. Il mentait sciemment et je jugeai opportun, étant dégagé de tous ménagements à son égard, de faire rectifier ses déclarations dans le numéro suivant du Coleman’s Weekly. Ce faisant, je rétablissais la vérité et par la même occasion je faisais ressortir publiquement le flagrant délit de mensonge dont s’était rendu coupable le représentant de l’Allemagne. » Cette dérisoire bataille gagnée par le camp allié ne sera inscrite sur aucun mémorial de la Grande Guerre... Les correspondances deviennent plus sporadiques jusqu’au début de l’année 1918.
20Paradoxalement, la correspondance politique et commerciale conservée au Quai d’Orsay renseigne plus sur les « mentalités » françaises de la Belle Époque que sur l’état des Philippines sous la colonisation américaine. En passant les discours au tamis, que reste-t-il ? Une pensée cohérente en dépit de la personnalité des diplomates. Ces derniers sont persuadés, à l’instar de leurs compatriotes, de leur supériorité : supériorité de l’homme blanc sur les races primitives, supériorité de la colonisation française sur toutes les autres. Ils ne peuvent comprendre, par exemple, la générosité du gouverneur général en décembre 1913. Harrison fit alors passer un projet de loi sur l’égalité des races qui stipulait que toute personne sans distinction de race et de couleur aurait des droits similaires dans les lieux publics. Cette libéralité derrière laquelle on cherche le mobile impérialiste peu avouable est impensable dans les colonies françaises. Autre paradoxe de la situation philippine : les Américains osent dans leurs possessions du Pacifique ce qui serait inconcevable dans les États du sud de l’Union.
21Incompréhensions, méprises, malentendus sont les maîtres mots des relations interculturelles. Bien souvent incapables de saisir l’originalité de la culture philippine tout autant que la sincérité du libéralisme américain, les consuls se sont repliés sur la défense du pré carré français. Il est vrai que la perspective d’une indépendance nourrit quelques craintes quant au dogme de la supériorité de l’homme blanc. Mais ce motif d’inquiétude est bien vite balayé par le déclenchement de la Grande Guerre. À son terme, l’attitude des diplomates envoyés à Manille s’avère différente. Les Philippines accèdent alors à un nouveau statut dans l’imaginaire du personnel diplomatique. Dans la mesure où cette colonie va s’émanciper – c’est une évidence –, il importe de la traiter d’ores et déjà avec la condescendance d’un État indépendant. La reprise des relations diplomatiques se fera donc sous d’autres auspices ; les consuls nommés à Manille ressembleront, à s’y méprendre, à Paillard, à l’instar de Gaston Willoquet, premier diplomate français à analyser correctement la situation intérieure des Philippines de 1931 à 1940 [25].
Notes
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[1]
Sur cette période, cf. Denis Nardin, La France et les Philippines du début à la fin du régime espagnol, Paris, EHESS, 1974, 122 p.
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[2]
Pour une approche globale, cf. Jean-Claude Allain et Marc Auffret, « Le ministère français des Affaires étrangères. Crédits et effectifs pendant la IIIe République », Relations internationales, no 32, hiver 1982, p. 405-446.
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[3]
Archives du ministère des Affaires étrangères (MAE), États-Unis, îles Philippines, dossier général NS76.
-
[4]
G. de Bérard est témoin de la révolution et part à l’été 1903. A. Pinard ne le remplace qu’à l’automne 1904 jusqu’en mars 1905. M. Labrouche lui succède pendant l’été et demeure à Manille jusqu’à la fin de 1908. G. Bertrand et Sieyes de Veynes assurent l’intérim en 1909-1910. H. Aymé-Martin arrive à Manille en septembre 1910 et repart en octobre 1912. M. Paillard est nommé en septembre 1913 et quitte l’archipel en décembre 1918. Les parcours de ces diplomates, de leurs successeurs jusqu’en 1941 ainsi que leurs collègues anglais et allemands feront l’objet d’une étude ultérieure.
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[5]
La correspondance politique et commerciale de 1897 à 1918 est conservée dans la série États-Unis, îles Philippines, Nouvelle Série (NS), sous les cotes 73 à 77 pour les dossiers généraux ; 78 à 84 pour les autres dossiers. Par commodité, les références ne seront indiquées que lors d’un changement de volume.
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[6]
Maria Louisa Camaguay a traduit (en anglais) des dépêches de Bérard et de Menant son adjoint dans French Consular Dispatches on the Philippine Revolution, Quezon City : University of the Philippines, 1997, 207 p. La sélection et la traduction mettent en avant la solidarité avec les insurgés.
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[7]
Cf. notre article : « La genèse du nationalisme philippin sous la colonisation américaine : un enjeu de mémoire », in Péninsule, no 44, 2002.
-
[8]
MAE, NS73.
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[9]
Cf. à cet égard le remarquable travail de Laurent Villate sur les relations entre les deux frères dans La République des diplomates. Paul et Jules Cambon, 1843-1935, Paris, Science infuse, 2002, 415 p.
-
[10]
MAE, NS74.
-
[11]
La guerre a suscité une polémique entre historiens. Le livre de Linn, Brian McAllister, The Philippine War 1899-1902 (Lawrence, University Press of Kansas, 2000, 427 p.), tente de brosser le tableau le plus exact possible de la situation.
-
[12]
MAE, NS74.
-
[13]
MAE, NS75.
-
[14]
Mais le consul a peut-être croisé des consommateurs de stupéfiants. Le shabu (métamphétamine) est introduit à la même période, par... un Français, descendant d’un ancien consul de Cebu. Les Philippins mais aussi les expatriés en consomment, comme l’opium en Indochine.
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[15]
Pour une première approche bibliographique, cf. notre article « Sociabilités et liens personnels aux Philippines sous la colonisation américaine (1898-1946) », Aséanie. Sciences humaines en Asie du Sud-Est, no 6, Bangkok, décembre 2000, p. 57-80. Frank H. Golay a écrit en 1997 juste avant sa mort le meilleur ouvrage de synthèse sur la question : Face of Empire. United States-Philippines Relations, 1898-1946, Quezon-City-Madison, ADMU Press-Center for Southeast Asian Studies Center, 549 p.
-
[16]
Maria Dolores Elizalde, « International interests in the Philippines and the Spanish-American War », paper presented at the symposium Filipinas y el 98, Manila, October 28-31, 1997.
-
[17]
Cf. Onofre D. Corpuz, 1957. The Bureaucracy in the Philippines, Manila : Institute of Public Administration University of the Philippines, 268 p. ; n’a toujours pas été remplacé.
-
[18]
MAE, NS75.
-
[19]
Sur la lutte fratricide autant que sans pitié que M. Quezon et S. Osmenia, son principal rival, se livrent, cf. notre article : « In the eye of the colonizer : Political stakes through the Philippine independence process (1907-1923) », Philippine Studies, Manille, 2003.
-
[20]
MAE, NS84, politique intérieure États-Unis.
-
[21]
MAE, NS76.
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[22]
Pour une synthèse commode de ces concepts, cf. le chapitre de Minas Roces, « Deconstructing politica de familia and Western institutions », Kinship Politics in Postwar Philippines. The Lopez Family, 1946-2000, Manila, De La Salle University, 2001, p. 27-81.
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[23]
MAE, NS77.
-
[24]
Sur Manuel Quezon, cf. William Guéraiche, Manuel Quezon ou la tentation de l’Occident, à paraître en 2004 chez Maisonneuve et Larose.
-
[25]
Il est l’auteur du « Que sais-je ? » de 1961, Histoire des Philippines, Paris, PUF, 128 p.