Même si je ne commence pas tout le temps à 8h, je me lève tôt. Quand je commence à 10h30, je me lève à 6h45, sinon je me lève à 6h15. Je fonce à la douche, je descends, je prépare le petit-déjeuner de ma mère… alors elle ne veut plus manger de tartines maintenant donc il y a tout un cérémonial le matin, savoir ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas manger. Bon en ce moment, elle me cache les tartines là… (soupir) J’en ai retrouvé derrière le pot de fleurs… bref, donc le matin je prépare les tartines, je les beurre, un peu de confiture, je fais couler le café. Pendant ce temps-là, je mange sur le pouce, debout, je file à la salle de bains pour continuer à me préparer. Ça, c’est quand je commence à 8h30, dans ces cas-là, je n’ai pas le temps de m’asseoir pour manger. Quand je commence à 10h30, je déjeune en 15-20 minutes. Bon, donc je file à la salle de bains pour me maquiller, je repasse à la cuisine, je débarrasse, je remets ce qu’il faut pour ma fille… Et je réfléchis à ce que je vais faire au déjeuner du midi. Par exemple, je mets à décongeler un plat s’il faut, je prépare une petite vinaigrette si j’ai le temps… dès le matin, je suis dans le midi si vous voulez. (…) Tous les matins, je dois nécessairement savoir ce qu’on va manger le midi sinon, ça ne colle pas. (…) et ce que je ne vous ai pas entièrement dit, c’est que, tous les matins, j’ai le coup des serviettes éponges ! Tous les matins, je dois m’en occuper ! Que je commence à 8h30, à 10h30 ou à 14h, il faut que ce soit fait rapidement car sinon, c’est une infection ! Donc en général, je m’en occupe quand mon mari et ma fille déjeunent, comme ça, ils ne voient pas ça. Je leur ai mis la table et hop, je file dans la chambre pour les chercher. Et donc, tous les matins, il faut que je fouille dans la chambre pour voir s’il n’y a pas des protections qui traînent parce qu’elle les cache… (soupir). Des fois, elle les cache car elle se dit qu’elles ne sont pas suffisamment sales donc qu’elles pourraient resservir… Il faut que je vide les poubelles aussi parce qu’il lui arrive d’aller en rechercher dans les poubelles… entre les tartines, les protections… elle ne m’épargne rien ! J’en rigole avec vous mais ce n’est pas évident. (…) Il faut rentrer dans une mécanique si vous voulez mais le moindre grain de sel, et c’est la pagaille. J’ai exactement 12 minutes de voiture pour me rendre au travail. Voyez déjà, tout est calibré ! 12 minutes, pas une de plus ! (…) Toute l’énergie que j’ai, je la dépense ici, à faire en sorte que ma maison continue de tourner, que ça ne soit pas trop le bazar, que le ménage soit à peu près fait, etc. Donc forcément, toute l’énergie que je dépense ici, je ne la dépense pas avec mon mari ni avec ma fille, encore moins au travail maintenant, c’est service minimum !!! et pour moi, je n’en parle même pas. (…) Ce n’est pas compliqué, la seule chose que je m’accorde, c’est-à-dire le seul vrai plaisir que je m’accorde chaque jour, c’est « Plus belle la vie », le soir. Ça dure 20-30 minutes, je n’ai que ça. Là, pour le coup, je ne fais rien. Le reste du temps, j’ai toujours quelque chose à faire et le pire, c’est qu’en général, je fais 2 ou 3 choses à la fois !
2Démarrer cet avant-propos de Gérontologie et société par cet extrait d’entretien a pour objectif de démontrer que derrière la notion de « proche aidant », s’incarnent des situations de vie et des histoires familiales concrètes et complexes. Cet extrait, issu d’une recherche valorisée en 2012 (Campéon, Le Bihan-Youinou et Martin, 2012), rend compte du discours de Caroline (50 ans, mariée, professeur de lettres dans un lycée), qui a décidé d’accueillir sa mère Odette (87 ans, agent de service hospitalier) chez elle suite à deux accidents vasculaires cérébraux (AVC) successifs. En concertation avec son mari, pressée par l’urgence et pour éviter le traumatisme généré par une hospitalisation difficile, elle a aménagé son logement, en installant notamment un lit adapté dans son salon. Cette situation, qui ne devait durer que quelques semaines, se prolonge pendant plusieurs années (5 ans au moment de l’entretien ; Odette est alors évaluée en GIR 3) et contribue ainsi à transformer durablement le mode de vie de Caroline et de sa famille. Progressivement, et de manière relativement insensible, celui-ci va devenir de plus en plus codifié, ritualisé et chronométré, pour garantir à Odette un cadre et un environnement favorable à son état de santé. Au fil de l’entretien, Caroline va nous décrire les multiples tâches qu’elle est amenée à réaliser le matin comme le soir (parfois la nuit), les difficultés qu’elle a eues à solliciter des aides professionnelles en raison, notamment, des réticences de sa mère mais aussi de la manière dont elle a vécu cet accompagnement, traversé de phases de désœuvrement et de satisfaction. Elle nous expliquera aussi en quoi cette situation a fragilisé sa relation de couple, son lien avec sa fille adolescente, ou encore le rapport distant qu’elle a fini par entretenir avec son travail d’enseignante, faute d’énergie, de temps et de possibilité de concentration. Elle nous relatera enfin l’abandon de ses activités de loisirs, jusqu’à l’impossibilité pour elle de s’absenter plus d’une journée, le week-end ou pour des vacances. Cet investissement qui la mobilise depuis plusieurs années, et qui est donc allé en s’accentuant, elle ne sait pas vraiment comment le verbaliser, sinon à nous dire qu’en tant que fille unique, elle considère comme naturel d’aider sa mère :
Je suis fille unique, ma mère s’est occupée de moi et… voilà, c’est à mon tour. Ça ne s’explique pas spécialement… c’est totalement naturel de l’aider… il y a trop de choses là-dedans, je ne peux pas la laisser tomber, même si elle n’est pas agréable avec moi. Je ne pourrais pas expliquer d’où me viennent tous ces sentiments, toutes ces contraintes que je m’impose… je ne sais pas.
4Et que par conséquent, en dépit des sacrifices auxquels elle a pu consentir (pour sa vie personnelle comme familiale et professionnelle), elle ne regrette en aucun cas les choix qu’elle a faits.
5Cette situation, qui pourrait paraître caricaturale, ne l’est pas et ressemble au contraire à celle de millions d’autres proches aidants qui accompagnent au quotidien un conjoint ou un parent. Elle révèle une double difficulté, celle liée à la nature même de l’exercice qui peut s’avérer aussi « usant » qu’« absorbant » et « enfermant » mais également au fait de ne pas nécessairement vouloir et pouvoir « faire autrement », s’il était possible de revenir en arrière. En ce sens, son exemple est intéressant car bien que cette situation demeure malgré tout singulière, c’est-à-dire attachée à sa propre histoire et condition, elle condense néanmoins tous les ingrédients qui participent à l’ambiguïté du rôle de proche aidant.
Retour sur une dynamique : l’émergence des proches aidants
De l’ignorance à la visibilité des proches aidants
6En 2012, le rapport d’activité de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) rappelait que si l’intervention des proches ou des membres de la famille auprès de personnes malades, fragilisées, âgées, ou en situation de handicap n’était pas un phénomène nouveau, son identification par les pouvoirs publics et sa désignation sous le terme générique d’« aidants » étaient, quant à elles, relativement récentes (CNSA, 2012).
7Aujourd’hui en effet, la question du soutien à des personnes dans l’incapacité partielle ou totale d’assumer seules les actes de la vie quotidienne (AVQ) est devenue un enjeu social et de santé publique majeur, après être longtemps restée confinée dans le domaine privé. Rappelons en effet que l’aide prodiguée par les proches était alors considérée comme « naturelle », sinon résiduelle, et ne donnait pas lieu à une quelconque forme de reconnaissance. Ce n’est qu’au milieu des années 1970, début des années 1980, à l’heure où s’observaient les premiers grippages de l’État social, que cette question des aidants, et plus largement des solidarités familiales, est progressivement devenue un sujet digne d’intérêt, notamment scientifique. En témoigne le programme de recherche MIRE-CNRS « Santé, maladie, société », qui, dès 1984, a consacré le thème de la « production familiale de santé ». Dans un document de 259 pages, les auteurs, Martine Bungener et Chantal Horellou-Lafarge (1988), décrivaient ainsi la famille et la solidarité de voisinage comme un maillon central mais non officiel du système de santé, et donc l’engagement massif mais silencieux des proches dans le soin apporté aux personnes malades hospitalisées à domicile. À titre d’exemple, Normand Carpentier rappelle notamment que dans le domaine spécifique de la psychiatrie, la représentation du monde professionnel à l’égard de la place et du rôle des familles comme « acteur du soin » au tournant des années 1980 demeurait ambiguë et que « malgré la bonne volonté des politiciens et de nombreux intervenants », celles-ci avaient le sentiment « d’être laissées pour compte, rarement consultées et tenues à l’écart des décisions importantes (…) » (Carpentier, 2001, p. 95). Un constat qui pourrait très bien s’appliquer au secteur de la vieillesse puisqu’en dépit d’une politique affirmée de maintien à domicile introduite par le rapport Laroque en 1962, aucun dispositif significatif n’a paradoxalement été mis en place pendant plusieurs décennies pour soulager les proches dans leur travail quotidien d’accompagnement à domicile.
8Plusieurs facteurs structurels ont joué un rôle considérable dans cette « redécouverte opportune » (Martin, 2002) des solidarités informelles et qui font qu’aujourd’hui nous parlons des « proches aidants ». Sans prétendre à l’exhaustivité de ces déterminants, il s’agira de rappeler que notre société a connu ces dernières décennies de profondes mutations, tant démographiques que sociales et économiques, qui ont conduit nos politiques à accorder une attention croissante aux liens sociaux de proximité et, plus précisément, aux multiples formes de solidarité que peuvent apporter la famille et la parenté à leurs membres, « en complément, voire en substitut, d’une solidarité publique insuffisante ou défaillante » (Strobel, 2002, p. 11). Vieillissement de la population et allongement de l’espérance de vie ; transition épidémiologique, qui consacre l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques qui deviennent la principale cause de morbidité au détriment des pathologies aiguës ; crise de l’État-providence qui oblige à une maîtrise des dépenses publiques ; évolution des besoins des personnes malades qui souhaitent rester à domicile, etc., apparaissent de ce point de vue comme autant de transformations ayant permis de rendre plus manifeste l’existence d’un soutien informel significatif, provenant en particulier de la famille, dans la société.
9Une autre dynamique qui mérite d’être soulignée est celle portée par les aidants eux-mêmes qui se sont aussi organisés en associations ou groupes d’entraide, devenant ainsi plus visibles dans l’espace public. Si certaines associations de malades, historiquement instituées, ont connu une reconnaissance précoce (que l’on songe par exemple à l’Association des Paralysés de France ou à l’Association française contre les myopathies) qui a engagé la puissance publique à garantir aux personnes en situation de handicap qu’elles puissent exercer pleinement leurs droits fondamentaux (Sticker, 2013), d’autres, plus discrètes, ont aussi progressivement émergé pour s’offrir une tribune d’échange et de partage autour de leurs expériences communes. On le sait, là où les institutions ne coïncident pas ou plus avec les mœurs, la société sécrète d’elle-même ses propres espaces de représentation et de revendication. Mobilisées socialement et politiquement à travers une forme de participation et d’organisation, ces associations, généralistes (comme l’Association Française des Aidants) ou dédiées à des pathologies spécifiques (comme l’association France Alzheimer ; voir Ngatcha-Ribert, 2012) ont ainsi participé, dans le domaine de la vieillesse, à donner sens et forme au travail de soins profanes (Cresson, 2006) et à l’investissement des proches auprès des personnes âgées fragilisées par la maladie ou le handicap. Cette préoccupation croissante pour la question des aidants repose enfin sur une réalité démographique qui ne peut plus passer inaperçue. En France, les enquêtes les plus récentes sur les proches aidants avancent le chiffre de 11 millions (Fondation April et BVA, Baromètre 2017) d’aidants qui s’occupent d’un proche (quel que soit son âge). Parmi ces derniers, on estime à 3,9 millions le nombre de personnes aidant un proche de plus de 60 ans (Brunel, Latourelle et Zakri, 2019). Ces données chiffrées témoignent de l’ampleur du phénomène et de l’enjeu qu’il représente, tant socialement qu’économiquement (Davin, Paraponaris et Protière, 2015).
De la visibilité à la reconnaissance
10Faire reconnaître le rôle central de ces acteurs du soin profane et rappeler le caractère indispensable de leur contribution fait aujourd’hui partie des principaux besoins que les aidants revendiquent ouvertement, tant vis-à-vis des professionnels, avec qui ils collaborent, que vis-à-vis des pouvoirs publics. Ce besoin de reconnaissance passe notamment par le droit au répit et des droits sociaux renforcés. La loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement a, de ce point de vue, fait récemment reconnaître le rôle des 3,9 millions d’« aidants » qui s’occupent d’un proche âgé en perte d’autonomie, en proposant, dans son article 51, une définition explicite du « proche aidant » [1]. Loin d’être anecdotique, celle-ci doit être considérée comme une entreprise de formalisation de l’enjeu. Plus encore, elle a permis d’instituer un droit au répit (tout en confortant le développement des dispositifs de formation et de conciliation vie familiale-vie professionnelle), complété par la création d’un dispositif d’urgence en cas d’hospitalisation de l’aidant. Depuis le troisième Plan Alzheimer (2008-2012), auquel il faut d’ailleurs reconnaître un rôle majeur dans la reconnaissance du rôle et des difficultés des aidants non professionnels, des dispositifs publics protéiformes d’« aide aux aidants », destinés à soutenir cet engagement, ont aussi été imaginés, à l’instar des plateformes de répit et autres expérimentations de répit au domicile, comme le relayage. Ainsi, depuis 2012 notamment, des formules innovantes voient le jour un peu partout en France. Portées par les agences régionales de santé, les collectivités locales, les acteurs locaux du secteur médico-social, les organismes de retraite, etc., ces initiatives apparaissent comme des incarnations concrètes d’une volonté politique de soulager et de soutenir dans la durée le travail d’accompagnement des aidants en leur proposant des services censés répondre à leurs besoins.
11Cette dynamique de reconnaissance est aujourd’hui engagée. Rappelons les derniers éléments en date, comme le rapport de Dominique Libault en mars 2019, qui a insisté sur la nécessité de soutenir plus efficacement ces solidarités de proximité, pour contrer le risque d’épuisement, d’isolement et de mauvaise santé de ceux et celles qui les portent. En page 69, on peut notamment y lire : « On ne peut concevoir une action forte en faveur des personnes âgées sans s’engager fermement auprès des aidants dont nous savons le rôle essentiel, et en même temps la difficulté de la tâche, l’épuisement qui souvent les guette, le découragement, et l’affaiblissement de leur propre santé. Nous devons les aider, les accompagner, notamment par la simplification de leurs parcours. Ce soutien n’a pas vocation à se substituer à l’aide institutionnelle et professionnelle mais vient la compléter. Il doit être articulé au mieux avec les professionnels, mais également faire l’objet d’une réelle reconnaissance. L’aide apportée par les proches aidants est en effet dans bon nombre de cas la première réponse à une situation qui survient brusquement. La dimension affective de l’investissement personnel du proche aidant n’efface pas ses contraintes, en termes d’équilibre professionnel et familial, de santé ou de conséquences financières. » Dans ce rapport, il est notamment question de mieux reconnaître ces aidants, de leur favoriser l’accès aux formules de répit ou encore d’envisager des démarches simplifiées pour qu’ils puissent mieux articuler leur vie professionnelle avec leur responsabilité d’aidant. Parmi les mesures importantes, on notera la création des maisons des aidés et des aidants sur l’ensemble du territoire national, sorte de guichets uniques qui constitueront à la fois des lieux « d’information, d’orientation, d’accompagnement dans les démarches et d’explicitation des droits » mais également des espaces de ressource pour amorcer la coordination des interventions sociales, médico-sociales et sanitaires. On retiendra aussi l’indemnisation d’un congé spécifique de trois mois pour les aidants qui soutiennent un proche en situation de handicap (au sens large), voté par le Sénat en octobre 2019. Plus récemment encore, le 23 octobre 2019, le Premier ministre Édouard Philippe a annoncé la stratégie de mobilisation et de soutien en faveur des aidants en présence d’Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé et de Sophie Cluzel, secrétaire d’État chargée des personnes handicapées. Si cette stratégie a une ambition générale pour l’ensemble des aidants (quel que soit l’âge de la personne qu’ils accompagnent), elle n’en est pas moins politiquement significative. Dans la continuité du rapport « Grand âge et autonomie », elle accentue d’ailleurs la nécessité d’ouvrir de nouveaux droits aux aidants, de prévenir leur épuisement et isolement, de diversifier et d’augmenter les capacités d’accueil des lieux de répit, etc.
12On ne peut donc que constater l’élan pris, depuis les années 2000, autour de la question des aidants et de leur reconnaissance comme enjeu de société [2], et notamment des proches aidants de personnes âgées en perte d’autonomie. Le libre propos de Florence Leduc, présidente de l’Association Française des Aidants, en porte témoignage, en montrant comment cette préoccupation des aidants, dont des aidants de proches âgés, s’est progressivement invitée sur la scène publique et politique, et à l’influence que l’on peut attribuer à la sphère associative à ce niveau. Une prise de conscience réelle est aujourd’hui advenue, de même que sa concrétisation à travers l’inscription de cette préoccupation dans les textes de loi et dans de nombreux dispositifs et services. Reste cependant à évaluer, dans les années à venir, dans quelle mesure cette sensibilisation politique et sociétale aura effectivement été suivie d’effets concrets pour garantir des conditions d’accès appropriés à tous les aidants de personnes âgées en perte d’autonomie. En effet, l’ambition est à la hauteur des enjeux et nécessite des ajustements significatifs – en termes de gouvernance et de régulation, mais également en termes de moyens budgétaires alloués – pour concevoir une politique transversale, qui soit à la fois cohérente et équitable, quels que soient les âges et les situations considérées.
Les proches aidants : un groupe social hétérogène porté par une cause commune
De la diversité des profils…
13En dépit de l’ambiguïté qui caractérise encore la notion d’« aidant », dont la terminologie fluctue en fonction des sources mobilisées (aidants familiaux, informels, naturels, non professionnels, etc.), les différentes enquêtes disponibles, issues d’organismes publics (enquêtes HID, HSM, HSA) ou d’instituts privés (Pixel, Panel national des aidants familiaux BVA Fondation Novartis) s’accordent sur les grandes dimensions qui caractérisent les aidants profanes.
14Selon les données les plus récentes de l’enquête CARE – Capacités, Aides et REssources des seniors (Besnard et al., 2019), parmi les 3,9 millions d’aidants d’un proche âgé, plus du quart (27,3 %) sont des conjoints ; plus de la moitié (53,4 %) sont des enfants, notamment lorsque le conjoint a disparu ou n’est plus capable d’assurer seul un soutien à son proche ; et les autres membres du groupe familial (12 %) sont des membres de la parenté plus ou moins éloignés (frères ou sœurs, cousins, neveux, etc.). En d’autres termes, l’entourage prodiguant des aides aux personnes en perte d’autonomie est, dans une très grande majorité de cas, un entourage familial (92,7 % des situations), constitué par un ou plusieurs parents de ces personnes, dont les liens sont différents, à la fois statutairement (en termes d’alliance et de filiation), mais également affectivement. En conséquence, la nature du lien qui unit est un premier facteur à prendre en compte (quand bien même celui-ci n’explique pas tout). C’est le cas avec le lien conjugal puisque le conjoint, et plus souvent encore la conjointe, est « ordinairement » amenée à compenser certaines limitations et donc à prendre la responsabilité de la prise en charge. Cette prise de responsabilité est cependant généralement non conscientisée (du moins au départ, tant que les limitations demeurent discrètes) car elle s’inscrit dans l’ordre routinier de la vie conjugale passée. Les habitudes de vie, le partage intime d’un espace commun (des interactions qui s’y déploient comme des activités qui s’y déroulent), l’engagement moral profondément enraciné dans l’histoire conjugale à s’occuper de l’autre quelles que soient les épreuves traversées, etc., participent donc de cette régulation « instinctive » et à la cohésion au sein de la configuration puisque la responsabilité de celui qui cohabite est rendue de facto légitime (s’il est, bien sûr, en mesure de pouvoir assurer celle-ci [3]). Le lien de filiation est également un des déterminants majeurs dans la compréhension de l’organisation des configurations d’aides familiales. L’obligation de solidarité et d’entraide, enseignée et transmise dans la sphère familiale (mais aussi au niveau de la société), n’est cependant pas la même pour tous. Comme le rappellent Aude Béliard et Solène Billaud (2015), la mobilisation familiale autour d’un proche n’a en effet rien de naturel, elle suit au contraire une hiérarchie implicite « qui révèle des normes et des sentiments d’obligations », contribuant ainsi « à spécifier » et « à placer » certains individus comme étant les plus à même d’assurer cette responsabilité. Les recherches sociologiques ont depuis longtemps attiré l’attention sur le poids du genre dans ce mécanisme d’attribution, et il faut bien reconnaître que la pression exercée sur les femmes est généralement plus forte, ce qui explique qu’elles soient les principales pourvoyeuses d’aide, que ce soit à l’égard des enfants ou encore de la prise en charge des personnes âgées [4]. Il peut s’agir de l’aînée ou au contraire de « la petite dernière » dont la place au sein de la structure familiale l’a automatiquement « placée » en position de soutien. Un positionnement dont les caractéristiques peuvent même être proprement « piégeantes » dans certaines circonstances, où l’accumulation d’attributs identitaires spécifiques se renforcent mutuellement et augmentent le risque d’être des éléments clés dans les enchaînements biographiques qui conduisent à l’imposition et à l’enfermement dans un rôle d’aidant. Rappelons aussi que ces aidants sont inégalement redevables aux yeux de la loi et d’un point de vue moral (à leurs propres yeux et aux yeux des institutions auxquelles ils ont affaire) vis-à-vis de l’aide qu’ils apportent à leur proche : les époux se doivent en effet mutuellement secours et assistance et les enfants sont tenus à une obligation alimentaire vis-à-vis de leurs parents. Les autres parents ne sont pas concernés par ces obligations légales d’assistance. Bien que l’aide à un proche (qu’il soit ou non âgé) soit, en France, très largement irriguée par le familialisme (tant au niveau des politiques publiques qu’à celui des professionnels en charge de l’accompagnement de la vieillesse), il serait cependant erroné de réduire l’aide profane à cette seule composante familiale. En effet, dans un nombre significatif de situations (7,3 %), c’est aussi un entourage extrafamilial qui peut être mobilisé, au premier rang duquel on retrouve les amis ou encore les voisins. Loin d’être anecdotiques, ces soutiens méritent une attention particulière, tant leur rôle paraît essentiel au quotidien, notamment dans leur dimension de veille de l’état de santé de la personne aidée, de relais ponctuel dans l’accompagnement ou encore de soin pour certains actes à accomplir.
15Une autre caractéristique essentielle de ces aidants tient à la variété de leurs situations en fonction de leur âge, de leur genre, de leur milieu social mais également de leur situation familiale et au sein de la parenté (et, naturellement, selon l’histoire plus ou moins conflictuelle des relations familiales) ou encore de leur situation par rapport à l’exercice ou non d’une activité professionnelle. L’enquête CARE dresse un portrait « type » de ces aidants, en nous rappelant qu’ils/elles sont âgé·e·s en moyenne de 73 ans pour les conjoints et de 52,5 ans pour les enfants, qu’il s’agit le plus souvent de femmes et que 37 % exercent une activité professionnelle (Besnard et al., 2019). Ces éléments sont importants à prendre en considération dans la mesure où ils ont nécessairement une influence significative sur l’investissement dans l’aide, mais également dans la manière d’aider. On n’aide pas de la même façon ni pour les mêmes raisons, selon que l’on est conjoint ou enfant, enfant unique ou issu d’une fratrie nombreuse, habitant à proximité ou dans une autre région, en retraite ou en activité professionnelle, etc. De même, le vécu de ces aidants dépendra d’un certain nombre d’autres déterminants attachés à l’aidé, selon ses caractéristiques sociales propres (sa situation familiale, son environnement de vie, etc.), mais également selon son état de santé, la nature de ses troubles, l’antériorité et la gravité de la maladie et/ou du handicap qui l’affecte, etc.
… à la diversité des situations d’aide
16On l’aura compris, « être aidant » c’est utiliser le singulier pour décrire des profils pluriels. « Pluriels » à plusieurs titres d’ailleurs. D’abord parce que, bien souvent, il n’y a pas un aidant mais plusieurs aidants qui se partagent la responsabilité d’un accompagnement [5], que ce soit au sein d’un ensemble familial et/ou d’un groupe d’aide extrafamilial et autoconstitué. En effet, les travaux sociologiques tendent à montrer que la mobilisation auprès de personnes âgées en perte d’autonomie repose généralement sur une pluralité d’acteurs (on parlera alors de configuration d’aide) dont l’agencement se module au gré de l’évolution de l’état de santé de la personne aidée, mais également des (in)disponibilités de ses aidants (en fonction des événements de vie traversés, de la trajectoire biographique, des tâches à accomplir, de ses propres responsabilités personnelles, etc.). Plusieurs travaux se sont ainsi questionnés sur la nature de ces configurations, sur les règles implicites qui les régissent comme sur leur mise en mouvement (Campéon, Le Bihan-Youinou et Mallon, 2018 ; Billaud, 2015 ; Weber, Gojard et Gramain, 2003), autant pour qualifier les conditions d’entrée dans l’aide (par qui, à quels moments, pour quelles raisons, etc.) que de sortie ou encore pour renseigner la répartition des tâches. Au sein de fratries par exemple, la division sociale et morale du travail ne relève pas du hasard ; elle repose généralement sur des spécificités individuelles (qu’il s’agisse de son lien de filiation, de sa place dans la fratrie, de son genre, de sa profession, de son lieu et mode de vie, etc.), auxquelles sont souvent associées des compétences qui rendent légitimes ou au contraire disqualifient certains pour certaines tâches. La parenté repose sur « un système de sentiments » qui entraîne, nous dit Florence Weber (2002), « au-delà ou en deçà des classifications qu’elle impose et des comportements qu’elle autorise ou proscrit, des émotions ou des affects » susceptibles d’expliquer l’investissement ou le non-investissement de certains aidants. Ce constat, déjà confirmé dans de nombreuses autres recherches quelle que soit la focale privilégiée (Le Bihan-Youinou et Martin, 2006 ; Billaud, 2015 ; etc.), permet de montrer qu’hommes et femmes, par exemple, ne se spécialisent effectivement pas de la même manière ni dans les mêmes espaces ni sur les mêmes objets [6] (et parfois non plus, ni dans la même temporalité). Parler de configuration revient donc à proposer une interprétation dynamique du comportement d’individus (qui partagent un même objectif et qui sont tenus par les mêmes règles, que celles-ci soient formelles ou non) qui s’ajustent constamment les uns par rapport aux autres, en fonction des aléas de l’état de santé de leur proche.
17Pluriels également car lorsque l’on s’attache à identifier la nature des tâches que ces aidants réalisent, on s’aperçoit rapidement du large spectre qui est le leur. Aider au quotidien ou de manière plus sporadique, c’est endosser, souvent sans en avoir conscience, de multiples rôles qui vont façonner un répertoire de tâches (et donc de compétences) extrêmement diversifié. Un répertoire qui, par ailleurs, est lui-même appelé à s’enrichir en fonction de l’évolution de la maladie ou du handicap de la personne qu’ils accompagnent. Plusieurs articles présents dans ce numéro y reviendront, en montrant notamment les différents registres possiblement investis par ces proches aidants. Sans faire une liste à la Prévert, rappelons quelques-unes de ces responsabilités qui incombent aux aidants : de la visite récréative (qui se double généralement d’une veille) à l’aide aux démarches administratives, de l’accompagnement aux sorties (médicale, de loisirs, etc.) aux travaux d’aménagement pour rendre un logement accessible, du travail des soins médicaux à la préparation des repas ou des médicaments, de la simple présence pour assurer une continuité de l’aide aux prothèses mnésiques pour sécuriser un environnement, etc. Les aidants multiplient les axes d’intervention et les domaines d’activité. Ces tâches peuvent être effectuées par des proches, membres de la famille, voisins ou amis (ce qui va conditionner la nature de l’aide dispensée), et/ou par des professionnels de l’aide et du soin dont l’intervention s’est développée depuis la mise en place de dispositifs publics (services d’aide à domicile, allocation personnalisée d’autonomie finançant une partie de ces services) permettant aux familles d’externaliser une partie de l’aide et du soin. Cette sollicitation des professionnels soulage matériellement les aidants, mais se traduit aussi par la nécessité de coordonner l’ensemble des intervenants. C’est pour rendre compte de ce rôle de coordination que certains auteurs ont conceptualisé la notion de « care manager » (Da Roit et Le Bihan, 2009), à savoir ce travail d’articulation qu’ils réalisent pour assurer un arrangement d’aide stable et sécurisant pour la personne aidée. S’ils ne réalisent plus la toilette, c’est aux aidants profanes de trouver la professionnelle qui interviendra auprès de son proche ; c’est également à cet aidant que reviendra la responsabilité de prendre contact avec les services d’aide à domicile, s’occuper des rendez-vous médicaux à l’hôpital ou avec le médecin généraliste. Si ce type de délégation soulage les aidants d’un certain nombre de tâches concrètes, ils doivent désormais orchestrer cette délégation et, une fois organisée, ils doivent veiller à son bon déroulement au quotidien. Ils doivent s’assurer que les tâches d’aide et de soins sont bien effectuées. Les aidants doivent également « former » les intervenants, en prenant le temps de leur expliquer quel est le besoin de leur proche, quelles sont précisément ses difficultés et comment interpréter certaines de ses réactions. Le recrutement est dès lors une étape essentielle de l’activité de coordination. Cela interroge la structuration du marché des services d’aide à domicile : la multiplicité des intervenants mobilisés par les services pour une personne âgée ne facilite pas le tissage de liens et le développement d’une relation de confiance. Les aidants sont sans cesse conduits à rappeler les consignes, expliquer la situation, préciser ce qu’il faut faire ou ne pas faire et comment il faut le faire. À ce suivi organisationnel déjà dense s’ajoutent la gestion des problèmes lorsqu’ils surviennent, la prise de décision et enfin l’anticipation de ces derniers. Par ailleurs, et pour conclure sur ce point, il faut prendre en compte dans l’accompagnement non seulement le travail matériel, quantifiable et objectivable, mais également le travail relationnel et émotionnel (Mallon et Le Bihan-Youinou, 2017) avec le proche accompagné, avec les autres membres de l’entourage et/ou encore avec les professionnels.
18Quelles que soient les configurations, la nature des tâches réalisées, leurs profils, etc., les aidants se retrouvent cependant sur un point, celui d’apporter une aide à leur proche, de façon à ce que ce dernier puisse vivre sa maladie et/ou son handicap dans des conditions qui soient aussi facilitantes que possible. Dans la plupart des cas, ils sont portés par ce que certains nomment une « cause commune » (Gollac, 2003), c’est-à-dire le souhait d’orienter leur action, leurs habitudes, etc., en faveur d’un principe qui surpasse leur propre individualité. Que les ressorts de cet engagement révèlent des formes de déterminismes psychologiques et/ou sociaux (les uns et les autres étant souvent interdépendants), ils rendent compte, dans tous les cas, d’un processus de construction identitaire spécifique qui va les amener à endosser certains rôles, parfois à en refuser et à en déléguer d’autres, pour assurer le bien-être de leur proche, au risque parfois de sous-estimer l’implication de cet engagement sur leur propre santé [7].
Perspectives du numéro
19L’ensemble des contributions réunies dans ce numéro ont pour ambition de donner à comprendre ce qui se joue dans les situations d’aide, en termes de pratiques concrètes comme de relations. Pour ce faire, elles s’appuient sur des cadres divers, tant d’un point de vue disciplinaire (en sociologie et psychologie notamment mais aussi en ouvrant d’autres pistes de réflexion avec des chercheurs et/ou professionnels issus des sciences infirmières ou en travail social) qu’en termes de terrain d’enquête (en France, au Canada et en Suisse) ou encore de démarche méthodologique (avec des approches qualitatives et d’autres mixtes).
20En tant que professionnelle et citoyenne engagée depuis de nombreuses années pour la reconnaissance des aidants et de leur activité, Florence Leduc, présidente de l’Association Nationale des Aidants, introduira cette réflexion autour de la question des proches aidants. Par son regard et son expertise, son témoignage révèle le chemin parcouru et la dynamique aujourd’hui engagée pour les proches aidants, mais aussi les points de vigilance à avoir. Ce libre propos sera suivi et complété par trois entrées thématiques qui dessinent l’économie générale de ce dossier.
Dans l’intimité des relations d’aide
21La première s’immisce au cœur de l’intimité des relations, à commencer par celles des couples âgés, pour donner à voir le sens donné par les conjoint·e·s à l’activité d’aide, les motifs de leur engagement comme les effets de cet investissement sur la façon dont ils conçoivent et portent cette responsabilité. L’article proposé par Isabelle Van Pevenage, Chloé Dauphinais, Didier Dupont et Valérie Bourgeois-Guérin en est une illustration. À travers l’analyse d’une vingtaine d’entretiens menés dans la Grande Région de Montréal auprès de conjoint·e·s aidant·e·s, les auteurs analysent, à la fois, les déterminants contextuels qui poussent ou qui contraignent ces conjoint·e·s à agir mais également en quoi ces déterminants conditionnent leurs manières d’agir. Par ce prisme, ils révèlent ainsi des postures d’aidants, décryptent les ressorts de leurs actions, tout en livrant l’interprétation que ces derniers donnent à leur conduite. L’article proposé par Julie Thomas et Maks Banens est, de ce point de vue, complémentaire, tout en proposant un autre point de vue. Analysant la relation de couple comme unité – le couple conçu comme une « équipe » et qui porte une « voix commune » –, les auteurs s’intéressent à la production de soin par le couple et pour le couple. Dans ce type d’arrangement, c’est donc le lien conjugal qui prévaut, au détriment de tout autre type de la filiation, pour maintenir une unité conjugale aussi proche de ce qu’elle fut avant l’entrave de la maladie ou du handicap. Plus encore, et à partir d’une analyse en termes de genre, ils démontrent comment cette volonté commune de faire corps pour maintenir une continuité conjugale se traduit dans le maintien d’une position personnelle et sexuée dans le couple et dans la répartition des activités accomplies, y compris lorsqu’il s’agit de s’adapter aux contraintes en s’autorisant, dans le cadre de la production domestique, à « franchir les frontières de genre ». Troisième proposition, celle de Barbara Masotti et Valérie Hugentobler qui nous proposent une réflexion stimulante autour des solidarités de proximité à destination des personnes âgées en Suisse, où l’aide formelle dispensée par les pouvoirs publics reste limitée. Ce faisant, les auteures cherchent à comprendre la mobilisation de ces soutiens, et en particulier de celui des enfants qui peuvent intervenir à la place, ou en complémentarité, de services professionnels. L’intérêt de cet article est, entre autres, de partir du point de vue de la personne aidée pour expliquer la manière dont a été réfléchi le besoin d’aide, d’une part, et façonnée la demande d’aide, d’autre part. Il est ainsi fait mention des conditions de possibilité et de bonne réception de l’aide – en quoi celle-ci est susceptible de rassurer le proche aidé – mais également de la difficulté qui traverse cette sollicitation. Dans une société qui valorise l’autonomie, solliciter ses proches ne va pas toujours de soi, en effet. Les auteurs évoquent ainsi l’existence d’une « ambivalence intergénérationnelle » dans les situations d’aides ; ambivalence dont il faut savoir prendre la juste mesure pour encourager le développement de services ajustés et adaptés. Cette première thématique sera conclue par le retour d’expérience d’Adeline Paignon, Séverine Laverrière, Séverine Lalive d’Épinay Raemy et Françoise Cinter à propos d’un sujet largement sous-médiatisé et travaillé, qui correspond à une problématique majeure dans le champ actuel du vieillissement, celui de l’aide dispensée par des proches âgés à l’égard de leur enfant en situation de handicap et présentant une déficience de nature cognitive. En effet, le vieillissement de ces aidants (tout comme celui des personnes dont ils s’occupent [8]) fait planer le risque d’une rupture de prise en charge et de perte de suivi familial. En outre, il spécifie une forme d’aide particulière, inscrite sur le long cours, où les parents deviennent des spécialistes « par obligation » (Ebersold, 2005). Dans cet article, les auteurs font ainsi mention de la complexité du problème pour les aidants, de la répercussion de ce travail d’accompagnement sur leur santé et sur leur équilibre de vie (répercussions qui ne sont pas toujours négatives, loin s’en faut), sur la conciliation vie familiale/vie professionnelle, mais également des obstacles qu’ils rencontrent pour transmettre cette responsabilité à d’autres. La perspective de leur fragilité à venir, sinon de leur finitude, les confronte à la fois à l’absolue nécessité de trouver une solution mais surtout d’en trouver une qui soit à la hauteur de leur relation et de leur projet à l’égard de leur enfant. Il ne s’agit pas d’une simple délégation mais de veiller à ce que celle-ci puisse assurer, comme ils l’ont fait depuis des années, le bien-être moral et la préservation de la dignité de leur proche.
Accompagnements profanes, arrangements et soins professionnels
22Dans ce numéro, la relation entre aidants professionnels et les aidants profanes est également interrogée, pour en démontrer les spécificités et les principales caractéristiques, tant dans la construction de l’offre de soin que dans les ajustements et négociations, plus ou moins explicites et conflictuels, réalisés pour accompagner l’aidé et soulager ses aidants.
23Cette section s’ouvre par un article de Jean-Marc Talpin, qui par sa pratique et son expérience clinique, nous offre un point de vue original sur la complexité de ce qui se joue dans la relation aidant profane/aidant professionnel. Par définition, une relation est d’abord et avant tout une relation d’interaction, qui confronte deux types d’individus. Et si les aidants ont leurs propres représentations des professionnels – ce qui les amène à avoir ou à ne pas avoir confiance en eux –, ces derniers ont aussi leur propre point de vue. Dans son retour d’expérience, basé sur des séances de groupes d’analyse de pratique professionnelle dans le champ de la gériatrie, Jean-Marc Talpin nous décrit ainsi les représentations expertes qui orientent les pratiques et les relations, en situation d’aide. Ce faisant, il nous offre une typologie des modes d’appréhensions de ces proches, en en interrogeant les dimensions épistémologiques, représentationnelles et relationnelles. La finalité de l’exercice est ainsi « de participer à donner des repères aux professionnels et de les aider à prendre du recul par rapport à des réactions parfois vives, que les familles soient idéalisées en positif (partenaire) ou en négatif (rivale et plus encore pathologique) ». L’article de Sylvie Renaut se propose également d’investiguer la nature de la relation entre profanes et professionnels, mais en utilisant une autre focale. L’objectif est ici moins de se questionner sur la relation en tant que telle que sur la manière dont le fait d’être en couple à un âge avancé, va entraver ou au contraire faciliter le recours à des services. L’auteur évoque à cet égard « l’engagement solidaire des conjoints » qui tend à retarder les sollicitations extérieures. Pour ces couples, il s’agit de se protéger, de démontrer la maîtrise qu’ils ont de la situation et de leur environnement, soit une manière de revendiquer leur autonomie de fonctionnement, par-delà les difficultés rencontrées. Ceci n’empêche pas qu’ils soient parfois secondés et conseillés (en règle générale par les enfants selon le principe de l’exercice descendant de l’aide qui les place en deuxième position) mais ils demeurent néanmoins les premiers filtres à travers lesquels sont pensées les situations et ceux auxquels on se réfère pour les qualifier. Après avoir dressé un bref panorama statistique (issu des données de l’enquête CARE-Ménages 2015) des principales caractéristiques des modes de vie et aides dans la vie quotidienne après 60 ans, Sylvie Renaut rend ainsi compte des logiques personnelles et conjugales qui président à la (non-)délégation de tâches auprès de services spécialisés. Elle nous informe aussi sur l’influence du genre dans la formalisation de ce (non-)recours, dans le vécu de ces aides extérieures lorsqu’elles sont acceptées ou encore dans la répartition des tâches. En contrepoint de l’article précédent, celui de Marie-Christine Legout et Béatrice Cahour se propose d’étudier au contraire les modalités de collaborations concrètes entre les familles et les services d’aide. En prenant pour appui l’utilisation du carnet de liaison, ces deux auteures nous amènent à réfléchir autour d’un instrument, sa finalité comme les écueils de son utilisation, destiné à favoriser un accompagnement personnalisé auprès de la personne aidée. Véritable support au travail d’articulation, ce carnet, qui recueille leurs observations les plus diverses (des informations les plus standardisées aux plus personnalisées), a logiquement pour objectif de contribuer à une meilleure coordination entre chaque aidant, permettant aux uns et aux autres, diversement investis, d’être informés des microdécisions du quotidien, des tâches à accomplir, de l’emploi du temps, etc. Comme l’ont déjà démontré les chercheurs qui travaillent sur les « écritures ordinaires » (Lahire, 1993), ces formes de correspondance sont à considérer comme des « opérations cognitives et intellectuelles » qui permettent de rationaliser le processus complexe d’organisation des activités (Guilot, 2014). Reste que, pour cela, il faut que les règles de cette transmission soient suffisamment claires pour être intégrées par tous, ce qui n’est pas toujours le cas comme le démontrent les résultats de cette contribution.
Les proches aidants et l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale
24Autre thématique investiguée dans ce numéro, celle de l’articulation vie familiale et vie professionnelle lorsque l’on se retrouve en situation d’aide auprès d’un proche. En effet, l’implication en tant qu’aidant, dans les tâches de care comme dans le suivi et l’organisation de l’arrangement d’aide, nécessite du temps et peut constituer une pression importante qui vient s’ajouter aux autres obligations, familiales et professionnelles, de la vie quotidienne (Campéon et Le Bihan-Youinou, 2013). Faciliter autant que possible le maintien en emploi, tout en encourageant et en soutenant les solidarités familiales afin d’éviter qu’elles ne s’épuisent, constitue aujourd’hui une orientation politique forte en France (comme dans l’ensemble des pays européens), qui se traduit par l’octroi de différents droits et services à destination de ces aidants en activité. Dans la continuité de leurs précédents travaux (Charlap et al., 2019), l’article de Cécile Charlap, Vincent Caradec, Aline Chamahian et Veronika Kushtanina se propose ainsi de revenir sur la manière dont ces derniers s’organisent pour faire face aux multiples responsabilités qui sont les leurs. Pour en rendre compte, les auteurs proposent une analyse dynamique des trajectoires, des registres et des pratiques d’aides, qui nous permettent de saisir le travail d’articulation/réarticulation réalisé par ces aidants, en fonction des ressources dont ils disposent et qu’ils mobilisent de manière stratégique pour maintenir leur engagement au fil du temps.
25Pour conclure cet avant-propos, et donner du lien à ce qui unit l’ensemble de ces propositions, nous rappelons que, d’une manière ou d’une autre, tous ces articles exposent finalement la définition et, plus précisément, la redéfinition complexe qui s’opère dans la situation d’aide, tant en matière de tâches réalisées que des liens noués entre ces aidants et leurs aidés. Ils reviennent à la fois sur la spécificité du travail des proches aidants dans certaines conditions (en fonction des histoires personnelles, des ressources et des environnements qui sont les leurs) et temporalités mais également sur l’expérience vécue de cette aide et de ce qu’elle engage en termes de transformations identitaires, conjugales, familiales ou encore professionnelles.
Notes
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[1]
Dans l’article 51 de la loi n° 2015-1776, il est stipulé qu’est considéré « comme proche aidant d’une personne âgée son conjoint, le partenaire avec qui elle a conclu un pacte civil de solidarité ou son concubin, un parent ou un allié, définis comme aidants familiaux, ou une personne résidant avec elle ou entretenant avec elle des liens étroits et stables, qui lui vient en aide, de manière régulière et fréquente, à titre non professionnel, pour accomplir tout ou partie des actes ou des activités de la vie quotidienne. »
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[2]
Voir notamment la Revue française des affaires sociales (2019/1) qui, dans un numéro intitulé « La place des aidants profanes dans les politiques sociales, entre libre choix, enrôlements et revendications » coordonné par Olivier Giraud, Jean-Luc Outin et Barbara Rist, propose de riches contributions actualisées sur la thématique des aidants profanes.
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[3]
En effet, il arrive que, dans certaines situations, l’engagement conjugal ne soit pas rendu possible pour raison de santé du proche aidant par exemple. Dans d’autres (à l’image de relations conjugales récentes ou conflictuelles), le conjoint peut aussi ne pas être en première ligne mais ne s’investir que de manière secondaire, après l’investissement d’autres proches, comme un enfant.
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[4]
Même si les évolutions démographiques et sociales conduiront probablement les hommes à être plus souvent en position d’aidant potentiel (Bonnet et al., 2011), aujourd’hui encore, les femmes sont en France (comme partout en Europe) plus souvent en position d’aidantes auprès de leurs parents âgés. L’enquête CARE confirme le rôle prépondérant des femmes comme productrices de soins profanes (59,5 % des aidants des seniors sont des aidantes). Il convient aussi de noter que l’aide dispensée ne doit pas seulement être mesurée sous l’angle du volume horaire mais aussi de la nature de l’aide qui demeure très orientée (cf. Gérontologie et société, 2019/2, vol. 41, n° 159).
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[5]
53 % des personnes âgées de plus de 60 ans sont aidées par deux aidant·e·s ou plus (Brunel, Latourelle et Zakri, 2019).
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[6]
L’enquête CARE confirme ces résultats en démontrant cette répartition genrée des tâches. Toutes catégories d’aidants confondues, les femmes apportent plus fréquemment une aide pour le ménage, la gestion administrative et les soins (se laver et s’habiller par exemple), quand les hommes se spécialisent davantage sur l’aide au bricolage (Besnard et al., 2019).
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[7]
Comme le rappellent Xavier Besnard et ses collègues, « un peu moins d’un aidant sur deux (47 %) déclare au moins une conséquence négative sur sa santé de l’aide apportée au senior. (…) Le fait de déclarer au moins une conséquence négative sur la santé est ainsi plus fréquent parmi les aidants conjoints (64 %) que parmi les enfants cohabitants (45 %) ou non cohabitants (44 %) » (2019, p. 32). Voir également Soulier (2012).
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[8]
Cf. Gérontologie et société, 2019/2, vol. 41, n° 159.