Introduction
1En France, l’hébergement institutionnel pour personnes âgées ou handicapées institué par la loi du 30 juin 1975 (Loi n° 75-534) est contesté dès la fin des années 1970. Malgré les efforts des pouvoirs publics pour en améliorer le fonctionnement, l’institution d’hébergement, qu’elle soit figurée par la maison de retraite ou le « foyer pour handicapés », fait l’objet de nombreuses critiques. Le caractère ségrégationniste des institutions spécialisées, ainsi que la valorisation de l’autonomie, de la préservation de l’individualité et de l’intimité s’expriment dans les mouvements alternatifs au secteur médico-social de la fin des années 1970 (Rapegno, 2014 ; Rosenfelder, 2017). Alors que les limites du domicile sont aussi pointées, les recherches d’alternatives (foyers autogérés, MARPA, petites unités de vie, cantous) affranchies du caractère jugé déshumanisant et disciplinaire de l’institution se développent dans les années 1980 et 1990 (Argoud, 2011). D’autres modèles émergent à partir des années 2000, en lien avec la montée en puissance des questions liées aux droits des personnes, à leur participation sociale, à leur capacité à choisir librement leur mode de vie dans une logique d’empowerment (Nowik et Thalineau, 2014). Dans ce contexte, la question du choix du lieu de vie, qui inclut les choix en matière d’accompagnement et de mode de vie, se pose avec une acuité nouvelle depuis le milieu des années 2010, la montée en puissance de formes d’accompagnement alternatives se faisant sous une pluralité de termes (habitat alternatif, partagé, accompagné, intermédiaire, groupé, diffus, solidaire, etc.). Nous voudrions montrer dans cet article que ce qui est en jeu à travers la multiplication de ces vocables, c’est la formulation de la question du choix du lieu de vie pour les personnes handicapées et les personnes âgées comme un problème appelant le positionnement des pouvoirs publics. Autant le dire d’emblée, cette formulation, encore incertaine, se présente davantage comme un nœud de problèmes et de solutions autour du même enjeu que comme une question univoque appelant des réponses parfaitement identifiées. Ce problème est néanmoins en train de s’imposer à l’agenda politique et institutionnel. À ce titre, il n’est pas anodin que le vocabulaire soit en train de se stabiliser sous l’expression d’habitat inclusif, que nous utiliserons par commodité dans la suite de cet article pour désigner l’ensemble de ces formes d’accompagnement [1].
2Pour retracer la montée en puissance de l’habitat inclusif, il nous semble pertinent de prendre appui sur les travaux consacrés à la construction des problèmes publics, qui ont montré que les problèmes dont s’emparent les autorités résultent bien souvent de mobilisations sociales et de dynamiques d’action collective : les problèmes et les solutions font l’objet de « cadrages » pluriels, souvent contradictoires, par les différents types d’acteurs qui contribuent à leur mise en forme (Benford et Snow, 2000). Il s’agit dès lors d’interroger le processus par lequel une situation en vient à être construite comme problématique par certains acteurs qui « entreprennent » un tel travail de définition (Kingdon, 1984), au cours de processus dynamiques et interactifs mettant en scène des luttes et des controverses (Gusfield, 1981), permettant de rechercher des causes aux problèmes, de dénoncer d’éventuels coupables et de réclamer une action publique. En fonction de leur capacité à enrôler (ou non) élites politiques, acteurs administratifs, médias, ou mouvements sociaux, tous les problèmes ne parviennent pas à être inscrits sur l’agenda politique (Garraud, 1990). Dans la mesure où « les problèmes de l’agenda politique traduisent de façon continue des opérations de construction et de reconstruction symboliques, […] les questions débattues ne sont pas des objets stables : des acteurs sociaux y portent soudain un intérêt ; des enjeux inédits s’y glissent tandis que disparaissent des objectifs originels » (Padioleau, 1982, p. 26). Les travaux plus récents qui ont renouvelé ces questionnements soulèvent la nécessité de se dégager d’une approche centrée uniquement sur la dimension « publique » des problèmes, pour étudier des formes d’action collectives mettant en jeu une grande variété d’acteurs. « Ce qui s’impose comme un “problème” renvoie en fait à des enchaînements d’actions extrêmement divers, se développant selon des logiques différentes dans plusieurs espaces sociaux, chacun entretenant des relations spécifiques avec ce qui apparaît comme le problème » (Gilbert et Henry, 2009, pp. 21-22).
3Dans quels contextes et pour quelles raisons des acteurs se sont-ils progressivement mobilisés sur ce problème de la question du choix du lieu de vie pour les personnes âgées et les personnes handicapées ? Comment la question a-t-elle été cadrée par les différents acteurs qui s’en sont emparés ? Quelles solutions sont imaginées ? Après quelques précisions méthodologiques, cet article montrera comment ce problème, d’abord formulé par le privé non lucratif (1), a fait l’objet d’un investissement croissant de la part des pouvoirs publics (2), aboutissant sur la fin de la période considérée à une première reconnaissance institutionnelle de l’habitat inclusif (3).
Méthodologie
4Cet article repose sur 43 entretiens réalisés entre décembre 2016 et avril 2017 auprès d’acteurs institutionnels, choisis pour leur diversité : administration centrale, caisses nationales, agences régionales de santé (ARS), conseils départementaux (CD), maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), fondations, comités, fédérations nationales, groupes privés gestionnaires, associations gestionnaires et/ou militantes. Ces entretiens avaient pour objectif de comprendre le positionnement des différents acteurs vis-à-vis des transformations actuelles de l’offre médico-sociale, et plus particulièrement de l’émergence d’accompagnements alternatifs pour les personnes âgées et les personnes handicapées [2]. Des données issues d’une observation participante [3] menée depuis janvier 2016 au sein des collectifs « Habiter autrement » et « Habitat et Handicap, pour des formes plurielles et solidaires », dont il sera question dans ce qui suit, ont aussi été utilisées dans l’analyse.
5Notre enquête appelle trois remarques d’ordre méthodologique. En premier lieu, l’échantillon constitué avait pour objectif de recueillir les propos d’acteurs a priori plutôt engagés dans le déploiement de dispositifs dits inclusifs. Les données recueillies permettent efficacement de saisir ce mouvement convergent, dans ses différentes composantes actives, mais pas d’en estimer avec précision la portée réelle et les limites. Si nous pouvons restituer ces positionnements, il existe probablement un écart entre les discours tenus par les interviewés et les acteurs qui agissent à un niveau beaucoup plus opérationnel (gestionnaires de structures et professionnels de terrain). En deuxième lieu, le nombre d’acteurs rencontrés à l’échelle des départements et des régions (CD, ARS, MDPH), s’il permet de tracer des pistes de compréhension, ne permet pas de prétendre à une analyse fine de l’hétérogénéité des positionnements sur les territoires. En dernier lieu, une singularité de cette enquête tient à l’évolution rapide des positionnements sur ce sujet. Si enquêter sur un problème qui émerge en parallèle de la recherche présente l’avantage de l’observer en train d’être construit, dans toutes les tensions qui se font jour, certains éléments de l’analyse peuvent être rapidement rendus obsolètes. Ces remarques plaident en faveur d’investigations complémentaires à l’avenir. Malgré ces difficultés, cet article se propose de faire le point sur une actualité importante dans le champ du vieillissement et du handicap, pour nourrir les réflexions de tous les acteurs qui vont être amenés à se positionner à l’avenir (porteurs de projets locaux, dirigeants associatifs, acteurs politiques ou administratifs ou personnes directement concernées).
Un mouvement issu du privé non lucratif
6Saisir le processus d’émergence des problèmes publics implique de s’intéresser aux espaces d’expertise parfois discrets dans lesquels ils sont mis en forme en amont de leur arrivée sur l’agenda institutionnel. Les habitats inclusifs ont été essentiellement portés par des acteurs associatifs du privé non lucratif.
Le regroupement au sein de collectifs pour faire avancer le débat public
7Des associations de parents, des fédérations mais aussi des associations gestionnaires [4] ont favorisé l’émergence d’alternatives à l’hébergement institutionnel souvent jugé rigide et ségrégatif ainsi qu’au domicile souvent synonyme d’isolement. Certaines d’entre elles ont non seulement monté des projets mais se sont aussi regroupées au sein de collectifs afin d’échanger sur leurs pratiques, de diffuser leurs réflexions, et d’intervenir auprès des pouvoirs publics.
8Deux collectifs, « Habiter Autrement » dans le champ du vieillissement, et « Habitat et Handicap, pour des formes plurielles et solidaires » dans le champ du handicap, se sont structurés dans les années 2010, à partir d’initiatives individuelles. Le collectif « Habiter Autrement » a été créé en 2012 à l’initiative de deux responsables d’associations gérant des établissements et services médico-sociaux. François-Xavier Turbet Delof [5] de l’association Petits Frères des Pauvres, et Pierre Loussouarn de l’Association Monsieur Vincent, co-animent aujourd’hui encore la démarche. L’objectif initial était de partager les questionnements liés à la mise en œuvre de projets d’habitat alternatif (sur des questions d’ordre juridique et économique comme par exemple, le risque de requalification en établissement médico-social ou le type de financements possibles). Réunissant 5 à 6 participants à ses débuts, le groupe est constitué en février 2019 d’une trentaine de personnes (porteurs de projets, chercheurs, financeurs) :
Ce groupe c’est une auberge espagnole, c’est-à-dire que nous ne sommes que les animateurs d’une démarche […], nous ne sommes pas des « sachants », nous sommes des acteurs de terrain comme d’autres.
10Constitué durant la même période, au début de l’année 2013, le collectif « Habitat et handicap » est porté et animé par Jean-Luc Charlot, directeur de l’association Fabrik Autonomie Habitat, dédiée à l’habitat inclusif [6]. Ce groupe, dès ses débuts, a réuni lui aussi une pluralité d’acteurs travaillant sur l’habitat : petits porteurs et organismes gestionnaires et militants mais aussi des chercheurs, des financeurs, et, de manière moins régulière, des collectivités territoriales. L’objectif du groupe était de créer un espace d’échanges pour partager des informations mais aussi ses difficultés, en tant que porteur de projet, et ainsi « faire avancer le schmilblick dans le débat public et dans la société » (un membre du collectif « Habitat et handicap », décembre 2016).
11Ces deux collectifs, qui ont des fonctionnements similaires et proposent des activités ouvertes à tous, partagent les mêmes questionnements et objectifs.
Partager de l’information, connaître les projets existants
12Lieux de rencontre et d’échange, ces collectifs favorisent la mise en œuvre de projets d’habitat inclusif. Le premier objectif consiste donc à échanger sur les différents types d’habitat inclusif existants, sur leur mode de fonctionnement et de financement, notamment pour réfléchir à la pérennisation des projets. La notion d’habitat inclusif dépasse largement celle du simple « logement », dans la mesure où elle implique de construire une formule qui pense l’articulation entre le logement, l’accès à des services, mais aussi plus fondamentalement l’accès à une vie sociale aussi ordinaire que possible. Ces habitats sont le plus souvent ancrés dans le droit commun, les personnes étant locataires de leur logement. En matière de services, ces dispositifs apportent un étayage adapté à la situation des différents publics. Ils reposent sur un agencement de partenaires : association gestionnaire ou collectif ad hoc, élus mettant à disposition une parcelle, bailleur social propriétaire des logements, etc.
13Colocations pour un petit nombre de personnes âgées ou de personnes handicapées ayant des besoins similaires, immeubles veillant à une certaine mixité en termes de public, quartiers combinant diverses formes d’habitat dans une logique intergénérationnelle, béguinages pour personnes âgées souhaitant vivre au sein d’une communauté de solidarité : ces formules peuvent prendre des formes variées. Parmi les exemples rencontrés, certains dispositifs sont pensés pour des personnes ayant une maladie neurodégénérative, d’autres pour des personnes handicapées vieillissantes, ou encore pour de jeunes adultes autistes.
14Ces expériences se rejoignent dans la revendication d’échapper, dans une large mesure, au modèle institutionnel médico-social, en mettant l’accent sur un lieu de vie librement choisi par les personnes. Il s’agit de proposer une alternative à l’hébergement institutionnel ou au domicile sécurisé uniquement par les proches aidants, pour que les personnes puissent vivre « chez elles ». Souvent, ces projets ont été initiés par un porteur dynamique qui a su créer du réseau, se renseigner et visiter d’autres dispositifs avant de mettre en œuvre son projet. Une des motivations revenant souvent est le respect du libre choix du lieu de vie des personnes.
Formuler et publiciser le problème
15Le second objectif pour ces acteurs, non sans lien avec la pérennisation de leurs projets, est de parvenir à publiciser leurs formules alternatives comme une réponse identifiée à l’enjeu du libre choix du lieu de vie. Les deux collectifs ont engagé la réflexion, à l’échelle nationale, autour d’un nouveau modèle d’accompagnement. Ces projets sont souvent axés sur les droits et l’inclusion des personnes. Les échanges au sein des collectifs ont abouti à la rédaction de notes synthétiques, au financement d’études exploratoires, à l’organisation de colloques, dans l’objectif de fédérer ce mouvement, le rendre visible et diffuser les réflexions.
Et puis il y a le soft-power auquel nous on a un peu contribué à travers ce groupe-là. Et d’autres. De commencer à causer, à dire, à formaliser cette question de l’habitat inclusif. Produire des arguments, du texte, des rapports, bien sûr.
17Ainsi, les membres du groupe « Habitat et Handicap » ont régulièrement produit et rédigé des notes thématiques synthétisant leurs échanges (Groupe « Habitat et Handicap », 2016). La Fabrik Autonomie Habitat a, de son côté, organisé un colloque en juin 2015 sur l’habitat intermédiaire tandis que Jean-Luc Charlot a signé plusieurs articles dans différentes revues (Charlot, 2015, 2016, 2018) et intervient régulièrement dans des colloques, séminaires et journées d’étude s’adressant tour à tour à des acteurs universitaires, politiques, institutionnels, professionnels ou associatifs. Il contribue à faire du choix du lieu de vie pour les personnes un « problème » qui appelle une mobilisation sociale et politique, passant par une diversification des solutions médico-sociales. La Fondation des Petits Frères des Pauvres a financé une étude intitulée Habitat alternatif, citoyen, solidaire et accompagné, prenant en compte le vieillissement sur laquelle les membres du collectif se sont appuyés pour rédiger un guide repère pour des porteurs de projets d’habitat alternatif pour les personnes âgées (Collectif « Habiter autrement », 2017).
18Ces deux collectifs jouent aussi un rôle important dans la revendication politique du droit de choisir son lieu de vie pour les personnes âgées et les personnes handicapées. Ainsi, dans le cadre de l’élaboration de la loi d’adaptation de la société au vieillissement [7], le collectif « Habiter autrement » a souhaité exercer une action auprès des pouvoirs publics en proposant des amendements afin que cette loi :
favorise le développement des formes nouvelles d’habitat, qu’on sorte un peu du tout institution, qu’on arrive vers des formes d’habitat qui soient plus respectueuses de la liberté de choix des personnes.
20Les membres du collectif ont aussi signé une tribune dans Le Monde, en mars 2017 appelant les candidats à l’élection présidentielle « à se mobiliser pour permettre aux plus âgés de garder toute leur place dans la société, parce que choisir son lieu de vie est un droit essentiel à tout âge » (Turbet Delof et Loussouarn, 2017).
21Le choix du lieu de vie est d’abord cadré comme un « problème » par les acteurs associatifs qui élaborent en réponse différentes formules alternatives par rapport à l’offre existante. Ce faisant, ils poussent les acteurs publics à se positionner.
Quand les pouvoirs publics se saisissent du problème
22Pour la Direction Générale de la Cohésion Sociale (DGCS), la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie (CNSA), les ARS et les CD, l’émergence de ces questions est tout à la fois une contrainte à laquelle il faut faire face, et un mouvement jugé porteur d’opportunités. Dans l’ensemble, ces acteurs hésitent entre un accompagnement prudent des dispositifs innovants qui émergent et une promotion plus active, en phase avec des objectifs de rationalisation de l’offre.
Des pouvoirs publics questionnés par l’émergence d’objets difficiles à cerner
23Par leur positionnement de proximité, les CD sont bien placés pour observer l’émergence de cette offre en dehors des catégories traditionnelles. Selon la seule enquête de recensement disponible (DGCS, 2017), près de 70 % des départements français avaient investi ce champ d’activités. Pourtant, l’émergence de ces offres ne se fait pas, le plus souvent, à leur initiative. Ces derniers assistent plutôt au montage de projets par rapport auxquels il leur est demandé de se positionner, et qui questionnent leur fonctionnement. Il arrive que les acteurs des CD soient mis dans la boucle sur le tard, alors qu’un bâtiment a déjà été construit, que des locataires ont été recrutés, au moment où il est urgent de résoudre un problème financier ou en lien avec l’intervention de services.
En 2016-2017, les acteurs des ARS étaient dans une situation assez similaire : peu d’appels à projets avaient été lancés sur des formes alternatives aux établissements médico-sociaux. Ceux que nous avons pu interroger voyaient ce sujet émerger, à l’occasion du dialogue de gestion entamé avec les opérateurs, et dans le cadre des instances de débats sur l’évolution de l’offre. Les tensions suscitées par l’émergence de solutions alternatives au niveau local et les questions posées en matière de financement ou de contrôle remontent régulièrement aux acteurs de l’administration centrale ou de la CNSA, qui sont par ailleurs exposés à ces enjeux par le lobbying des acteurs associatifs. Ces différents acteurs publics se questionnent sur l’émergence de ce problème et de ses solutions. Comment catégoriser les formules émergentes ? Quels projets financer ? Comment les évaluer ? Comment s’assurer de la qualité du service apporté ?Il y a le dynamisme propre du secteur associatif qui vient nous voir en proposant des offres nouvelles. On a une offre en habitat accompagné, balbutiante, des petits projets qui s’adressent à un nombre de personnes assez réduit, mais ça commence à fonctionner, avec toutes les difficultés. Nous n’avons pas été finalement les initiateurs de cela. Il faut déjà qu’on ait une vision sur cette offre et ses difficultés, et bien analyser ses forces et faiblesses pour pouvoir, le cas échéant, être force de proposition. Mais on n’arrive pas à passer à ce stade-là parce que ce n’est pas une offre classique.
Entre soutien prudent aux porteurs associatifs et réappropriation des formes alternatives
24Pour les pouvoirs publics, une première manière – assez prudente – de se positionner sur ce sujet incertain a été de commanditer des études, des recherches, des événements permettant de donner une certaine visibilité à ce mouvement tout en mettant au jour des connaissances sur ses formes et ses résultats. Dans les diverses initiatives qui ont vu le jour [8], on retrouve les mêmes préoccupations : recenser ce qui existe et en estimer la portée, se doter de critères pour l’évaluer, capitaliser sur les expériences existantes pour favoriser leur multiplication dans de bonnes conditions, le tout sans déployer, dans un premier temps, de moyens massifs sur le sujet.
25Au-delà de cette manière prudente de se positionner, les autorités en charge de l’organisation de l’offre médico-sociale commencent à se réapproprier le problème du choix du lieu de vie en le liant à leur propre agenda de réforme. Ils développent leurs propres cadrages du problème et des solutions à lui apporter, en phase avec les transformations qu’ils cherchent à encourager. La question montante du choix du lieu de vie est considérée comme allant dans le sens d’une offre diversifiée et plus modulaire. Deux raisons motivent particulièrement cette appropriation du problème : d’une part, la perception accrue de demandes des citoyens pour des formules alternatives, garantissant davantage d’autonomie et de liberté ; d’autre part, la conviction que des offres hybrides ou « intermédiaires » pourraient permettre de répondre à davantage de besoins à financement équivalent, dans un contexte budgétaire fortement contraint. Cela conduit certains acteurs publics à apporter un soutien au cas par cas, parfois purement symbolique, pour légitimer les expériences qui leur semblent judicieuses. Une ARS a par exemple organisé une journée sur le thème de la dynamique « Une réponse accompagnée pour tous » dès l’automne 2016, qui a été l’occasion d’encourager les opérateurs à être force de proposition. Ce type de journées s’est depuis répandu. Dans une perspective comparable, un département a fait le choix de « labelliser » les béguinages pour personnes âgées, sans toutefois leur apporter de financement.
26Des acteurs publics sont également à l’origine d’injonctions à redéployer une partie des moyens existants sous la forme de dispositifs innovants. Cet usage est émergent, mais croissant : en 2016, de nombreux CD et ARS ont commencé à prendre en compte l’habitat inclusif et les établissements externalisés dans leurs plans ou schémas d’organisation de l’offre en faveur des personnes âgées et/ou des personnes handicapées. Dans l’un des départements, le fond d’innovation était le seul ayant été mobilisé pour financer des projets nouveaux, justement en matière d’habitat inclusif, dans l’espoir de pouvoir par la suite redéployer des moyens vers ce type d’offre. De leur côté, certaines ARS passent par des appels à projets ou appels à candidatures pour répondre à tel besoin non couvert, ou mobilisent les opérateurs à l’occasion du dialogue de gestion lié aux contrats pluriannuels. Ainsi, en septembre 2018, l’ARS Île-de-France avait lancé un appel à candidatures pour le financement de 8 projets d’habitat inclusif tandis que d’autres ARS avaient lancé des appels à manifestation d’intérêt plus larges, comme l’ARS Bretagne sur la « transformation de l’offre médico-sociale en faveur des personnes en situation de handicap » en indiquant l’habitat inclusif comme priorité. D’autres cherchent de plus en plus à utiliser l’externalisation des établissements ou des services comme un moyen de rationaliser l’offre existante, par exemple en transformant des EHPAD jugés non viables en EHPAD intervenant à domicile.
Dans la région, on a beaucoup d’EHPAD de petite taille. Et dès lors qu’ils sont vétustes, ils n’ont pas les moyens de se reconstruire. Notre choix, c’est de ne pas allouer d’aide à l’investissement dès lors qu’on sait que ce n’est pas pérenne. […] Donc, quand on doit fermer un EHPAD, la réflexion peut être justement de quand même maintenir une réponse sur le territoire. Ça peut être quelque chose qui se retransforme sur une logique d’EHPAD à domicile.
La reconnaissance de l’habitat inclusif : une convergence des dynamiques associatives et institutionnelles ?
28La notion d’habitat inclusif commence à se diffuser à partir de 2016 avec l’annonce du comité interministériel du handicap (CIH) d’une « démarche nationale en faveur de l’habitat inclusif », et se stabilise – non sans heurts – avec la loi ELAN. Cette reconnaissance résulte des deux dynamiques précédemment décrites, portées par le secteur privé non lucratif et par les pouvoirs publics.
La création d’un observatoire de l’habitat inclusif : une réappropriation politique ?
29Annoncé par le CIH en décembre 2016, et donc d’abord par une politique en direction des personnes handicapées, l’observatoire de l’habitat inclusif réunit dès ses débuts au printemps 2017 acteurs du champ gérontologique et du handicap. Sa création s’inscrit dans la stratégie d’un soutien prudent aux formules d’habitat inclusif et constitue une nouvelle preuve de l’intérêt des pouvoirs publics. Coprésidé par la DGCS, la Direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages (DHUP) et la CNSA, et faisant travailler conjointement secteur de l’habitat et secteur médico-social, l’observatoire fédère un ensemble d’acteurs mobilisés sur le sujet, dont les associations qui ont promu ces nouveaux modèles.
30Dans un premier temps, il s’est surtout inscrit dans la volonté de recueillir des informations sur les projets existants, et de mettre en place des outils pour favoriser l’émergence d’expériences de ce type. Un guide d’aide au montage de projets d’habitat inclusif (CNSA, DGCS et al., 2017) a ainsi été publié, reprenant en partie le guide édité par le collectif « Habiter autrement ».
C’est un observatoire pas tant là pour faire des statistiques mais pour remonter les actions innovantes, les réalisations qui nous paraissent dignes d’intérêt. Repérer les facteurs bloquants dans la réalisation de projets de ce type. Et voir comment on peut les outrepasser. Et puis, c’est d’offrir pour tous les nouveaux porteurs de projet des guides méthodologiques permettant de bien construire les choses.
32En regroupant acteurs associatifs et institutionnels, dont les caisses de Sécurité sociale et les collectivités territoriales, l’observatoire constitue un lieu d’échange mais aussi un lieu de tensions entre pouvoirs publics et porteurs de projets (grands et petits), ceux-ci n’ayant pas toujours les mêmes logiques et ne poursuivant pas les mêmes objectifs. Par exemple, l’une des ambitions affichées par les institutions qui président l’observatoire était début 2017 d’étudier les modèles économiques et estimer les coûts de ces nouvelles formules, notamment en regard de formats plus classiques de l’hébergement en établissement et du soutien à domicile. Ce positionnement sur les questions économiques faisait craindre à certains acteurs associatifs que les objectifs d’inclusion passent au second plan de la réflexion.
Vers une stabilisation du problème dans les termes de l’habitat inclusif
33Le terme d’habitat inclusif est en cours de stabilisation. Une définition a ainsi été posée dans la loi ELAN : l’habitat inclusif « est destiné aux personnes handicapées et aux personnes âgées qui font le choix, à titre de résidence principale, d’un mode d’habitation regroupé et assorti d’un projet de vie sociale et collective » (art. L. 281-1 du CASF [9]). Ce projet devra être défini par un cahier des charges national, toujours en cours d’écriture en avril 2019. L’article L. 281-2 du CASF crée aussi un forfait pour l’habitat inclusif, versé à la personne morale chargée d’assurer le projet de vie sociale et collective, financé par la section V du budget de la CNSA. La loi confie aussi la tâche à la conférence départementale des financeurs de la prévention de la perte d’autonomie des personnes âgées (qui devient la « conférence des financeurs de l’habitat inclusif pour les personnes handicapées et les personnes âgées ») de recenser les initiatives locales et de définir un programme coordonné de financement.
34Cette volonté d’encadrer l’habitat inclusif questionne les porteurs de projets. Jugée restrictive, cette définition au singulier est source d’inquiétude pour les membres des collectifs, qui craignent que la notion s’éloigne de l’objectif initial de respect de la liberté des personnes et qu’il y ait une moins grande diversité des projets.
Cette définition normative (logements regroupés, projet de vie sociale et collective, locaux communs) va contribuer à formaliser des réalisations, excluant de fait l’agencement de solutions qui répondraient à d’autres besoins et aspirations des personnes concernées, freinant voire obérant la créativité et l’invention qui caractérisent les réalisations qui, ici où là, s’inventent.
36Cet encadrement par l’État revient à exclure du champ certains dispositifs, et risque de limiter les marges de manœuvre des porteurs de projets. L’intérêt grandissant pour l’habitat inclusif, qui se traduit par une reconnaissance et une stabilisation de la notion, est le signe d’une réappropriation politique et institutionnelle qui interroge les porteurs de projets.
Conclusion
37La reconnaissance de l’habitat inclusif par la loi ELAN nous semble caractéristique du moment où le choix du lieu de vie est reconnu comme un problème, et l’habitat inclusif comme une solution. Depuis 2017, plusieurs acteurs politiques de premier plan ont affiché leur intérêt pour ce sujet [10]. Cette mise à l’agenda n’est pas le point de départ de la politique en faveur de l’habitat inclusif, mais la résultante des dynamiques décrites dans cet article : il a fallu que des acteurs associatifs explorent, bricolent puis défendent des formules alternatives tant à l’établissement qu’au domicile ; il a fallu que les pouvoirs publics commencent à se saisir de ces formules ; puis que ces dynamiques convergent pour stabiliser une formulation autour de l’habitat inclusif. L’année 2018 marque ainsi le début officiel de la « carrière » de ce problème public (Gilbert et Henry, 2009) qu’est le choix du lieu de vie pour les personnes âgées et handicapées.
38Cette recherche soulève deux enjeux. En premier lieu, la manière dont l’habitat inclusif est formulé renvoie à la question de la convergence entre les politiques à destination des personnes âgées et celles à destination des personnes handicapées. Si ces secteurs ont des histoires différentes (Gucher, 2008), les formules d’habitat inclusif pensées pour ces deux types de bénéficiaires mettent en jeu des questions pour partie analogues, qui ont occasionné des échanges croissants entre les acteurs associatifs et institutionnels qui les portent dans chacun des deux domaines. De ce point de vue, l’habitat inclusif semble s’inscrire dans l’ambition – fortement affichée mais loin d’être aboutie – de rapprocher ces deux secteurs dans ce qui serait une « politique de l’autonomie » transversale.
39En second lieu, la place de l’habitat inclusif dans le paysage actuel est loin d’être stabilisée. Bien que la notion d’habitat inclusif ait été définie dans la loi ELAN, celle-ci continue d’être travaillée au sein des collectifs. À ce titre, le manifeste Habiter autrement avec un handicap : chez soi, ensemble et dans la cité (APAJH et al., 2018) rédigé par 8 associations issues du champ du handicap, questionne l’habitat inclusif au prisme des acteurs historiques du médico-social et de la « “transformation inclusive” des établissements médico-sociaux ». Par ailleurs, le mode de financement de l’habitat inclusif sur un budget de la CNSA via des appels à projets gérés par les ARS continue de questionner l’articulation des administrations et institutions du logement et du médico-social. L’habitat inclusif questionne plus largement l’articulation entre pouvoirs publics, acteurs associatifs et simples citoyens souhaitant échapper au cadre institutionnel existant.
Notes
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[1]
L’expression « habitat inclusif », initialement employée dans le champ du handicap – notamment par l’Association des paralysés de France – a été retenue dans la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (dite loi ELAN). Plus largement, l’expression « société inclusive » s’est progressivement développée dans le courant des années 2010 en France, notamment depuis la ratification de la Convention des Nations unies pour les droits des personnes handicapées (et de l’article 19 « Autonomie de vie et inclusion dans la société » – Nations unies, 2006). Le chapitre prospectif de la CNSA (2018) intitulé « Pour une société inclusive ouverte à tous » illustre cette appropriation progressive par les pouvoirs publics. Précisons que l’objet de cet article n’est pas de se prononcer sur le caractère véritablement « inclusif » ou non de ces formules, ce qui supposerait une démarche méthodologique différente.
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[2]
Cette enquête est restituée plus en détail dans un rapport de recherche pour la CNSA (Bertillot et Rapegno, 2018).
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[3]
Nous avons participé régulièrement, en tant que chercheurs académiques, à ces collectifs, ce qui nous a permis d’assister aux débats internes aux collectifs, de présenter et discuter nos travaux ainsi que d’être en prise avec l’actualité sur ce sujet.
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[4]
Elles gèrent près de 85 % de l’offre s’adressant aux personnes handicapées et près de 20 % de l’offre s’adressant aux personnes âgées.
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[5]
Les engagements des personnes ayant fédéré ces collectifs étant publics, nous n’avons pas anonymisé leur nom afin que le lecteur ait une meilleure compréhension des dynamiques en cours.
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[6]
Contrairement aux associations Petits Frères des Pauvres et Monsieur Vincent, gestionnaires d’établissements et services médico-sociaux, Fabrik Autonomie Habitat se consacre essentiellement au développement de formules d’habitat inclusif.
-
[7]
Loi n° 2015-1776.
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[8]
S’inscrivent dans ce soutien aux études différents travaux menés sous l’égide de la DGCS (ANCREAI, 2011 ; Oxalis, 2015 ; DGCS, 2017) ou financés par la Cnav (Guérin, 2016). La « journée nationale de l’habitat inclusif » organisée par les institutions qui président l’observatoire de l’habitat inclusif le 30 novembre 2017 à Paris est un exemple d’événement soutenu par les pouvoirs publics.
-
[9]
CASF : Code de l’action sociale et des familles.
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[10]
Le 22 mai 2017, le Premier ministre et la secrétaire d’État en charge des personnes handicapées ont consacré un de leurs premiers déplacements à visiter un habitat inclusif, au sein des maisons partagées Simon de Cyrène. La secrétaire d’État a par la suite visité, le 20 octobre 2017, un dispositif d’habitat inclusif pour jeunes adultes autistes (HabiTED).