1Le présent commentaire cherche à nuancer le propos sur le prolongévisme (ou transhumanisme) par rapport à la vision des biogérontologues. Je ne suis moi-même aucunement partie prenante dans ce débat, n’étant qu’un observateur des investissements et résultats de la recherche visant à prolonger la vie en moyenne et aux extrêmes. Je ne prétends pas non plus défendre le prolongévisme ou affirmer que la vision négative de l’article précédent est nécessairement fausse, mais, plutôt soulever des doutes sur la démonstration et suggérer que nous avons besoin de plus de preuves pour conclure au rejet (ou à l’acceptation) des thèses prolongévistes. Ces doutes sont de trois ordres : sur la forme de ce qui est reproché au prolongévisme, sur l’argument théorique et sa logique, enfin sur un point empirique particulier concernant l’observation de la longévité maximale.
2En premier lieu, il me paraît injuste de reprocher au prolongévisme d’affirmer que l’humanité va vivre quasi éternellement grâce à une recette miracle simple et unique. Il est relativement facile de détruire une théorie en lui faisant dire ce qu’elle ne dit pas, mais cette manière de débattre sied plus à la polémique qu’à la discussion scientifique. En fait, les prolongévistes (par exemple Aubrey de Grey) tiennent un raisonnement beaucoup plus modeste : a) nous ne comprenons pas bien les mécanismes métaboliques qui font que tout organisme vivant vieillit et meurt, mais nous pouvons entrevoir que ces mécanismes sont à l’origine de lésions sur des organes, lésions causant à leur tour des maladies ; b) il convient bien sûr de soigner ces maladies (et d’investir dans la recherche gériatrique), ainsi que de mener des recherches sur les mécanismes métaboliques sous-jacents (la recherche en biogérontologie), mais il semblerait dommage de se priver d’une troisième voie d’intervention, sur la réparation des lésions (ce que font les bio-ingénieurs) ; c) ceci d’autant plus que la compréhension des lésions et de leur réparation semble plus accessible que la compréhension du métabolisme. Si l’on veut critiquer le prolongévisme, il faut donc se concentrer sur la plausibilité qu’une intervention « mécanique » réparant des lésions liées au vieillissement puisse prolonger la vie de manière aussi spectaculaire que l’a permis la mise au point de traitements des maladies résultant de ces lésions, de banaliser des durées de vie extraordinaires, voire d’explorer des durées de vie encore jamais documentées.
3L’argument théorique développé dans la critique du prolongévisme est que ces lésions ne sauraient être réversibles parce qu’elles forment un ensemble inséparable du déclin du métabolisme. Le raisonnement est, très rapidement, le suivant : les organismes vivants sont programmés pour maximiser leurs chances de reproduction, ce qui implique qu’ils survivent jusqu’à l’âge de la reproduction. Dans le cas d’espèces vivantes complexes, comme les humains, le cycle de reproduction prend fin quand le dernier petit atteint l’autonomie et la capacité reproductive (il faut donc que l’organisme parental vive jusqu’à 60-70 ans). Pour maximiser les chances de survie au moins jusqu’à cet âge, l’organisme peut être amené à faire des choix diminuant les chances de survie après 70 ans (en gros, l’organisme privilégie les choix amenant tout le monde à 70 ans exactement plutôt que des choix qui généreraient une distribution dans laquelle la moitié meurt à 30 ans et l’autre moitié à 110 ans). Cette hypothèse métabolique est très convaincante et certainement conforme à la logique évolutionniste (les solutions optimales seules ont survécu). Cependant, en déduire que le prolongévisme réfute l’évolutionnisme est logiquement infondé : ce que dit le prolongévisme est simplement que ces choix évolutionnistes de l’organisme provoquent des lésions qui sont elles-mêmes réparables par une intervention extérieure plutôt qu’un déclin inexorable et nécessaire pour une raison mystérieuse. Un exemple permettra d’illustrer ce que je veux dire : la théorie de l’évolution explique aussi que les organismes dont les chances de se reproduire sont trop faibles sont éliminés rapidement (pour ne pas gaspiller des ressources rares), expliquant ainsi la forte mortalité périnatale dans beaucoup d’espèces. Il n’en reste pas moins que, par des interventions extérieures, des ingénieurs médicaux ont pu améliorer notablement les chances de survie de ces organismes plus faibles sans remettre en cause la théorie de l’évolution. De la même manière, le fait que l’espérance de vie dans les pays riches dépasse de dix ans l’âge de fin de cycle de reproduction suggère que l’humanité a pu trouver des moyens de réparer certaines des lésions provoquées par le vieillissement, car tous les gains d’espérance de vie après 70 ans ne résultent pas de la survie aux maladies, mais aussi du recul de l’âge auquel ces maladies se déclarent. Au total, il me semble que l’attitude consistant à considérer toutes ces lésions comme le vieillissement lui-même (l’impossibilité de régénérer les cellules) et non comme ses conséquences s’apparente à une autre théorie archaïque, le vitalisme, qui est sans aucun doute tout aussi erronée que le créationnisme.
4La dernière objection faite au prolongévisme est le versant empirique de l’argument précédent : une preuve que l’organisme est « programmé » pour vivre en moyenne jusqu’à un âge fixe (la fin de l’âge de reproduction) serait que, si la durée de vie moyenne augmente, en revanche la durée de vie maximale, elle, n’évolue pas. En gros, l’argument dit que l’organisme privilégie des stratégies pour garantir une survie jusqu’à 70 ans, qui ont pour effet que nul être humain ne peut dépasser 115 ans (Jeanne Calment étant la légendaire exception qui confirme la règle). Cet argument s’appuie sur une analyse statistique (Le Bourg, 2012) de données publiques, dont la conclusion est que, depuis 1932, les supercentenaires meurent tous à 115 ans. Cette analyse repose sur la table C publiée par le Gerontology Research Group (GRG, http://www.grg.org/Adams/C.HTM) et est présentée dans la figure 1 de l’article d’Éric Le Bourg de 2012. Cette figure relie les points déterminés par les couples de coordonnées suivants : en abscisse, la date de décès de la doyenne de l’humanité et en ordonnée, son âge au décès. À regarder la figure, on « voit » effectivement que, depuis Jeanne Calment, l’âge de la doyenne de l’humanité semble avoir fluctué autour de 115 ans ; en outre, avant Jeanne Calment, aucune tendance claire n’apparaît, l’âge des doyennes commençant par chuter pour retrouver ensuite le niveau de départ, là encore autour de 115 ans. Pourtant, un examen plus approfondi de la courbe montre autre chose : alors que la table de données publiée par le GRG comprend une vingtaine de points entre Jeanne Calment et 2010 (21 précisément si l’année 2010 est incluse), la figure publiée n’en montre que 13 ; de même, l’avant Jeanne Calment compte 28 doyennes différentes dans la table, mais seulement 14 sur le graphique de É. Le Bourg. Il est précisé dans la légende que les cas douteux n’ont pas été inclus, mais rien n’est dit sur la méthode suivie pour décider que tel ou tel cas était douteux ou non. Rappelons qu’il ne s’agit pas ici d’écarter une ou deux observations, mais de ne sélectionner que 27 points sur 49 disponibles (soit 55 %), ce qui ne peut que suggérer que la sélection est de convenance, destinée à prouver un point qui n’apparaîtrait pas si toutes les données étaient utilisées. Puisque l’information est disponible, il est possible de reproduire la figure, l’analyse visuelle et même une analyse statistique rudimentaire de l’évolution de l’âge le plus élevé observé à une date donnée. Je mène cette analyse sur les données publiées de 1955 à 2014 (6 décembre 2014).
Age de la personne la plus âgée de l’humanité

Age de la personne la plus âgée de l’humanité
5La représentation graphique que je propose est légèrement différente de celle proposée par É. Le Bourg (2012) et est construite de la manière suivante : la table fournit la date de naissance et de décès des doyennes successives de l’humanité, organisée par dates de décès. On sait donc que telle doyenne est décédée à tel âge à telle date. La figure relie simplement les points formés de la date de décès (abscisses) et de l’âge au décès (ordonnées). Immédiatement après le décès d’une doyenne, l’âge de la doyenne de l’humanité diminue, car la nouvelle doyenne est mécaniquement plus jeune que celle qui vient de mourir. Ensuite, tant qu’une doyenne ne meurt pas, l’âge de la doyenne de l’humanité augmente régulièrement d’un mois tous les mois. Il est facile de voir sur cette courbe que l’âge maximal de l’humanité a en fait augmenté de manière non négligeable au cours des 60 dernières années, passant des environs de 109 ans à la fin des années 1950 à environ 115 ans aujourd’hui, soit environ un dixième d’année de vie maximale gagnée chaque année. Une régression linéaire permet de « projeter » (sous l’hypothèse que les gains futurs sont similaires à ceux observés sur les soixante dernières années) que la doyenne de l’humanité aura autour de 117 ans en 2024, et de 122 ans en 2064 (Jeanne Calment sera alors la norme plutôt que l’exception).
6Bien évidemment, les prolongévistes souhaiteraient avoir découvert d’ici là des moyens de réparer les lésions liées au vieillissement et permettre à cette doyenne de vivre beaucoup plus longtemps, peut-être jusqu’à 150 ans.