1Depuis le début de l’année 2020, plus d’une centaine de revues académiques [1], en grande majorité issues des sciences humaines et sociales françaises, se déclarent les unes « en lutte », les autres « en grève ». Prenant part au mouvement social en cours, leurs comités de rédaction protestent à la fois contre le projet visant les retraites, contre la réforme de l’assurance chômage adoptée à l’automne 2019 et contre les propositions contenues dans les rapports pour la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) [2]. Par son ampleur et par sa forme – la grève et le vote de motions qui incitent les comités de rédaction à sortir de leur réserve habituelle –, cette mobilisation est historiquement inédite. La dynamique collective qu’elle suscite, par-delà les disciplines, les écoles et les conditions d’exercice de chacune des revues, témoigne du sentiment de révolte que provoquent ces réformes. Pour l’enseignement supérieur et la recherche, la réforme des retraites telle qu’envisagée actuellement par le gouvernement conduira à l’accroissement général des inégalités (entre hommes et femmes, entre titulaires et précaires, etc.) et à l’appauvrissement futur de toutes et tous, fonctionnaires, contractuel·les ou précaires. La réforme de l’assurance chômage augmentera, elle aussi, la vulnérabilité déjà difficilement supportable du très grand nombre des travailleurs et travailleuses précaires sur lesquel·les repose massivement la vie des universités et des laboratoires : ils et elles représentent d’ores et déjà plus d’un quart des effectifs d’enseignant·es, et encore bien davantage parmi les travailleurs et travailleuses administratives et techniques. La LPPR, enfin, ne fera qu’aggraver le manque de moyens, de postes et de stabilité, et approfondir les inégalités qui minent l’enseignement supérieur et la recherche, et que deux décennies de « réformes » massivement contestées n’ont cessé d’amplifier.
Une crise organisée du service public de la recherche et des universités
2Depuis bientôt trente ans, les gouvernements successifs contribuent à l’effritement de l’État social, au lent rognage de la fonction publique, à la dénonciation des « privilèges » gagnés dans les luttes sociales du xxe siècle, à l’affaiblissement des principes de redistribution destinés à réguler les disparités socio-économiques et géographiques. Dans l’université et la recherche, la loi relative aux libertés et responsabilités des universités, dite « loi Pécresse » (LRU, 2007), a été la pierre angulaire d’un double mouvement, apparemment contradictoire : le désengagement budgétaire de l’État conformément à une logique néolibérale et le pilotage stratégique autoritaire de la recherche par ce même État. La logique de la loi tient à ce que l’autonomie (budgétaire) proclamée masque en réalité la dérégulation des statuts, la mise en concurrence de tou·tes contre tou·tes et la dépendance accrue de la recherche aux intérêts économiques et industriels, remettant finalement en cause l’autonomie véritable de la recherche. Cette politique menée avec opiniâtreté au mépris des mises en garde et des revendications de la communauté des chercheurs et chercheuses a multiplié les agences d’évaluation et de financement supposées indépendantes, prônant une culture de la « performance », du « résultat » et de l’« excellence », tout en réduisant les crédits propres des laboratoires au profit d’une distribution ciblée des moyens, largement définie par les aléas conjoncturels (sinon les modes), ainsi que par les hiérarchies et les situations préétablies. En privilégiant un financement par projets, elle a renforcé l’inégalité de dotations parmi les chercheurs et chercheuses, et a conduit à un immense gaspillage d’énergie et d’argent public : combien d’heures perdues à évaluer ou à rédiger des projets pour obtenir d’hypothétiques financements, alors que ce temps aurait pu être consacré à la recherche ou à l’enseignement ?
3C’est peu dire, au reste, que les « gouvernants » nourrissent une obsession morbide pour les classements internationaux, dont la raison d’être est la promotion du modèle anglo-américain d’une université qui doit être gérée comme une entreprise, c’est-à-dire fonctionnant sur ses fonds propres (alimentés par des frais d’inscription appelés à augmenter), quitte à sacrifier le budget de fonctionnement et la qualité de l’encadrement. Depuis la LRU, la supposée mauvaise place des universités françaises dans ces classements est ainsi régulièrement invoquée pour tancer les chercheurs et chercheuses et poursuivre contre leur volonté la libéralisation de l’enseignement supérieur et de la recherche. Or ces injonctions se déploient dans un contexte de forte austérité budgétaire : rapporté au nombre d’étudiant·es, le budget de l’enseignement supérieur a ainsi chuté de plus de 10 % depuis 2010 ; et malgré les promesses, répétées depuis vingt ans par les différents gouvernements, de porter à 1 % du PIB l’effort budgétaire consacré à la recherche publique, celui-ci stagne toujours à 0,8 % (soit un manque de 6 milliards d’euros, une somme inférieure au crédit impôt recherche, cette niche fiscale concédée aux grands groupes industriels et de service). Dans ces conditions, chercheurs, chercheuses et universitaires en France sont soumis·es à un régime qui mêle surtravail et dégradation des conditions de vie et de travail. Ils et elles sont de plus en plus précaires, et le restent de plus en plus longtemps, l’âge moyen du recrutement s’élevant à 35 ans. Les politiques d’austérité conduisent aussi à une réduction drastique de leurs revenus : alors que, en trente ans, les titulaires ont vu leur pouvoir d’achat chuter de 30 %, marquant ainsi un net décrochage avec le secteur privé, les travailleurs et travailleuses précaires connaissent une grande vulnérabilité, enchaînent contrats courts et périodes d’incertitude, et cumulent des vacations d’enseignements dont le montant se situe désormais en dessous du SMIC horaire. Toutes et tous sont également de plus en plus évalué·es suivant des critères strictement comptables qui se limitent à dénombrer leurs publications, les contrats obtenus ou les brevets déposés, sans jamais interroger l’apport réel des connaissances produites. Ces différentes logiques font la part belle aux « entrepreneurs et entrepreneuses de carrière », au détriment d’une recherche fondamentale, collective et véritablement indépendante.
4Les mesures annoncées dans le cadre de la LPPR poursuivent avec obstination les transformations néolibérales engagées depuis le début des années 2000, dans le sillage de l’agenda de Lisbonne élaboré par le Conseil européen, et entendent les radicaliser. Empruntés au registre managérial, les mots d’ordre sont bien connus : compétitivité, financement par projet, concentration inégalitaire des moyens, austérité budgétaire, ce qui débouche sur un développement des emplois précaires et une mise en concurrence des individus, des laboratoires, des établissements, etc. Comme l’explique sans détour le PDG du CNRS Antoine Petit en novembre 2019, il s’agit d’engager une réforme « inégalitaire et darwinienne » : la concurrence généralisée et la concentration des ressources sur une minorité d’établissements et d’individus jugés plus « performants » selon des critères gestionnaires deviennent les principes cardinaux du gouvernement de l’enseignement supérieur et de la recherche, dans le cadre de « défis sociétaux » très perméables aux priorités de l’action gouvernementale. De nombreuses enquêtes démontrent pourtant les effets délétères de telles politiques sur l’originalité des savoirs produits et sur la qualité des formations dispensées aux jeunes générations : « effet Matthieu » – processus par lequel les plus favorisé·es augmentent leurs avantages –, standardisation de la recherche, bureaucratisation, affaiblissement de l’autonomie académique, appauvrissement de la diversité disciplinaire, etc.
5Toute cette politique méprise ce que les chercheurs et chercheuses savent par expérience : dans toutes les disciplines, l’activité scientifique nécessite du temps et une disponibilité intellectuelle incompatible avec l’angoisse d’une précarité parfois radicale et avec la fragmentation croissante des tâches ; elle s’exerce d’autant mieux que les équipes sont soudées alors que la compétition entre les pairs, désormais exacerbée, menace les collectifs ; et elle requiert une distance critique que la dépendance envers les hiérarchies administratives entrave. Ainsi, la communauté des chercheurs et chercheuses réclame avec force à la fois un engagement budgétaire à la hauteur des enjeux (en atteignant a minima l’objectif de 1 % du PIB consacré à la recherche publique) et une distribution équitable des moyens à des personnels titulaires dont le statut de fonctionnaire demeure la condition de l’indépendance et de la sincérité des résultats.
Revues scientifiques : une économie de la connaissance efficace
6Dans ce contexte, nos revues scientifiques occupent une place singulière et paradoxale. Lieux d’un intense travail collectif de production et supports efficaces de diffusion des savoirs, elles tendent à être instrumentalisées et mises au service de la vision néo-managériale dominante de la recherche. L’évaluation des chercheurs et chercheuses, des laboratoires et des universités repose en effet désormais en grande partie sur un décompte des articles publiés dans nos revues, selon des calculs bibliométriques dont la faiblesse et les effets pervers sur le plan scientifique ont été largement documentés [3]. Là n’est pas le moindre paradoxe des réformes en cours : alors qu’elles placent plus que jamais les revues au cœur de ce système de la recherche gouverné par « l’excellence » bibliométrique, elles conduisent non seulement à fragiliser leur fonctionnement, mais aussi à dénaturer le travail de production scientifique qui s’y déploie.
7C’est pourquoi, en perturbant ou en interrompant notre activité, en refusant de nous tenir à distance de ce qui se joue dans la communauté scientifique comme dans le monde social, nous souhaitons mettre en avant aussi bien ce qui fait les revues que celles et ceux qui les font. Car notre travail collectif, intellectuel et éditorial, qui permet la production et le partage des savoirs, est directement menacé par les projets de loi actuels, qui fragilisent toujours plus le service public de l’enseignement supérieur et de la recherche.
8L’existence de nos revues relève d’une économie de la connaissance fragile, mais néanmoins efficace. Ce sont aussi des scientifiques, dont une partie conséquente sont des agents publics, qui évaluent les textes, les discutent, les acceptent ou non en fonction d’expertises approfondies, font des suggestions à leurs auteurs et leurs autrices pour rendre ces textes plus pertinents, plus complets, plus exigeants dans leur démonstration, et qui, au terme de ce long processus de relectures, de discussions et de réécritures, de délibérations collectives et d’allers-retours avec les auteurs et autrices, publient et diffusent, sous forme d’articles scientifiques, les travaux qui sont à même de contribuer à la connaissance collective. Ces textes bénéficient, en outre, du travail minutieux de vérification formelle, de mise en forme et de mise en ligne, réalisé, quand ce n’est pas par les chercheurs et chercheuses, par des professionnel·les formé·es aux métiers de la documentation, de l’édition et/ou du numérique, dans le cadre de statuts variés, plus ou moins précaires – du fonctionnariat au CDD, en passant par le micro-entrepreneuriat. Enfin, ce sont surtout les bibliothèques universitaires, organismes publics, qui achètent les revues à l’unité ou en bouquets via des plateformes numériques. Cette offre en ligne, gratuite pour les étudiant·es, les enseignant·es ainsi que les chercheurs et chercheuses, et même tout un chacun quand il s’agit de revues en accès libre sur Internet, permet une large diffusion des dernières avancées scientifiques hors du champ universitaire : grâce au travail patient et collectif mené au sein de revues savantes, les enseignant·es ainsi que les journalistes, les associations, les élu·es, les citoyen·nes bénéficient ainsi d’un apport substantiel et régulier de connaissances fiables et renouvelées.
9Or, si cette économie de la connaissance assure l’enrichissement du savoir, elle rapporte toutefois peu en termes financiers. Elle est en effet adossée à une infrastructure invisible, celle du service public de la recherche.
10C’est ce service public qui, idéalement, garantit des personnels formés, qualifiés et stables de secrétariat de rédaction.
11C’est ce service public qui, idéalement, offre des réseaux ou des maisons d’édition, pour la numérisation, l’archivage ou la promotion des articles.
12C’est ce service public qui, idéalement, permet l’existence de revues scientifiques numériques de qualité en accès ouvert et entièrement gratuites.
13C’est ce service public, enfin, qui, malgré la lente dégradation des conditions de travail des statutaires et la précarisation des jeunes enseignant·es, chercheurs et chercheuses, continue de nous offrir le temps nécessaire pour siéger dans les comités de rédaction, pour concevoir les dossiers, lire, évaluer et discuter les articles proposés.
14Pourtant, in fine, les quelques revenus produits par les revues ne servent à rémunérer ni les scientifiques qui les font vivre, ni les travailleurs et travailleuses qui les fabriquent. L’essentiel de ces revenus va en effet aux sociétés qui diffusent ces revues sur les plateformes de publication scientifique, dont beaucoup sont privées, au sein d’un secteur éditorial très fragile. À l’international et dans l’ensemble des disciplines scientifiques au-delà des sciences humaines et sociales, la situation est encore plus complexe. Ces sociétés y distribuent une part importante du travail d’édition : d’une part, elles économisent les tâches de relecture grâce au bénévolat des universitaires qu’elles sollicitent ; d’autre part, pour financer la pratique de l’accès ouvert, elles ont recours au modèle inversé de l’« auteur-payeur ». Ainsi, la communauté scientifique et ses deniers publics payent plusieurs fois une activité dont les profits reviennent finalement à ces organisations commerciales prédatrices. Pour contrer cette marchandisation des savoirs, certaines plateformes et quelques revues ont proposé ces dernières années des dispositifs d’accès ouvert intégral, où l’auteur n’est pas payeur. Ceux-ci demandent à être renforcés et soutenus financièrement par les pouvoirs publics pour diffuser encore plus largement les savoirs scientifiques.
15La LPPR, telle qu’annoncée, promet de saper les fondements de cette triple économie financière, scientifique et humaine des revues. Elle frappe de plein fouet les personnels dits de soutien à la recherche, qui sont justement ceux qui permettent aux revues d’exister en tant qu’objets, en tant que produits manufacturés (même en ligne, même dans l’espace virtuel, un article est repris selon des normes typo-bibliographiques précises, mis en page et monté). Elle précarise ces personnels, substituant à l’emploi pérenne des contrats dits « de chantier », qui obligeront nos revues à épuiser leurs forces pour solliciter, via de lourds dossiers de demande, le droit de bénéficier de quelques heures du contrat de travail d’une personne spécialisée dans l’édition. C’est là poursuivre une politique cynique de diminution drastique des emplois des personnels invisibles de la chaîne éditoriale (éditeurs et éditrices, secrétaires de rédaction, chargé·es d’édition, traducteurs et traductrices, graphistes, développeurs et développeuses, personnels des imprimeries et des plateformes de publication numérique, etc.). En effet, parmi ces derniers, les rares personnes qui bénéficient d’un CDI ou du statut de fonctionnaire sont généralement en sous-effectif et débordées par le flux constant de parution des revues, alors même que les tâches tendent à être « mutualisées » entre plusieurs publications, doublant voire triplant le travail de chaque poste. Quant à ceux et celles qui doivent jongler entre des CDD mal payés, ils et elles sont également contraint·es de travailler bien plus que les heures effectivement rémunérées, alternant périodes de chômage et embauches au sein d’équipes auxquelles, à peine formé·es, ils et elles n’ont guère le temps de s’intégrer. C’est ce que subissent les personnels d’OpenEdition, dont près de 60 % sont contractuels, voire prestataires, alors que la plateforme est désormais devenue indispensable à la plupart de nos revues [4]. Les conséquences de ce système nous sont déjà connues et évoquent ce qui a été mis au jour dans le cas, notamment, de France Télécom, de La Poste ou de l’hôpital public : surcharge de travail, détérioration des conditions de travail et des statuts générant souffrance, incertitude permanente, perte de sens et gaspillage des savoir-faire.
16Enfin, privilégiant une recherche par projets assortie à des contrats limités dans le temps, diminuant drastiquement les recrutements de chercheurs et chercheuses titulaires, la LPPR fragilise de façon dramatique les jeunes chercheurs et chercheuses en quête de poste, contraint·es de multiplier les CDD post-doctoraux pour vivre, ou de quitter la France pour aller là où on leur propose les postes qui manquent ici, voire de quitter la recherche pour un autre métier. Or, ce sont ces jeunes chercheurs et chercheuses qui contribuent massivement à la production d’articles scientifiques et au renouvellement des connaissances.
Défendre l’autonomie de la recherche et de l’édition scientifique
17Comme on l’a vu, le travail de nos revues est un patient travail de discussion, et même, osons le mot malgré ses usages actuels, d’évaluation sur des critères partagés. La transparence et la pédagogie des processus éditoriaux, puis l’évaluation des articles, leur acceptation ou leur refus, ont des conséquences majeures sur les trajectoires des chercheurs et chercheuses et universitaires, notamment pour celles et ceux à la recherche de postes, et le rôle joué par les revues dans ce processus est indéniable. Mais, n’en déplaise à celles et ceux qui y verraient les outils par excellence de la sélection « inégalitaire et darwinienne », nos revues ne sont pas des agences de notation destinées à établir le ranking des chercheurs et chercheuses, à classer les « talents » ou à mesurer les « performances ». Car le processus d’évaluation est collégial, arbitré par la délibération dans des collectifs qui visent à produire la connaissance la plus précise, la plus robuste, la mieux démontrée. Si elles n’acceptent pas tous les articles qui leur sont soumis, nos revues ne sont pas des instances d’élimination qui mettraient en œuvre des critères d’« excellence » fixés par une bureaucratie quelconque : elles sont des lieux de réflexion et d’appréciation, mais aussi de communication avec les auteurs et autrices, pour définir ce qui, au regard de leurs projets intellectuels, « fait science ». Qu’elles soient généralistes, spécialisées ou interdisciplinaires, elles contribuent à informer la communauté scientifique, et bien au-delà, des recherches en cours, mais aussi à poser de nouvelles questions, à proposer des analyses ou des interprétations inédites, à lancer des controverses. Dans le vaste écosystème des revues académiques, chaque comité de rédaction travaille à élaborer une ligne éditoriale qui nourrit l’identité de la revue et ne saurait être réduite à une conception homogène de la scientificité. Ainsi, fondé sur des pratiques collectives et sur une conception coopérative et cumulative de la recherche scientifique, l’esprit qui anime nos revues est à l’opposé de la mise en concurrence et d’une illusoire évaluation individuelle des chercheurs et chercheuses.
18La coexistence de revues différentes est à ce titre indispensable : la pluralité et l’émulation sont les conditions du débat et de la confrontation, nécessaires aux progrès et à la validation des savoirs. La science s’élabore sur la contradiction, la multiplicité des approches et des écoles que, précisément, la concentration des moyens remet en cause. À l’opposé d’une conception managériale visant à faire des revues les centres de sélection et d’enregistrement d’une science uniformisée à l’échelle mondiale, c’est la capacité des différentes revues (nationales notamment) à défendre un point de vue scientifique particulier, une ligne spécifique, qui permet l’existence d’un espace international de points de vue, où la diversité des approches est une condition de la dynamique de la science. Ainsi, les revues scientifiques sont des instances de production et de diffusion d’une connaissance certifiée collectivement. Les articles et les dossiers qu’elles publient sont le fruit de travaux originaux : en sciences humaines et sociales, des mois de recherche dans des archives ou sur des terrains empiriques peuvent tenir en 50 000 précieux signes. Ce processus d’évaluation, de délibération collective et d’échanges entre les comités de rédaction et les auteurs et autrices occupe de longs mois de travail, de sorte que rares sont les articles publiés dans leur version initiale. Auteurs et autrices, évaluateurs et évaluatrices, membres du comité de rédaction, secrétaires de rédaction contribuent ainsi ensemble à la fabrication d’un savoir fiable et accessible. Lieux de transmission, de traduction et de production des idées et des recherches, espaces de rencontres et de débats, nos revues continuent de garantir un savoir scientifiquement solide et intellectuellement libre, à l’abri des intérêts privés. Elles contribuent à rendre la science meilleure.
19Le monde de la recherche est déjà structuré par une très forte concurrence. Si l’on souhaite renforcer la qualité et la diversité de la production scientifique, ce n’est donc pas de darwinisme social que nous avons besoin, mais plutôt d’espaces de travail stables, de « milieux » structurés sans lesquels les prises de risque, les coopérations et les débats indispensables à la production et à la consolidation de la connaissance ne peuvent se produire. En imposant des réformes structurelles permanentes, un pilotage vertical et par projets, l’accélération de procédures qui ne se conçoivent plus que dans le court terme, l’accroissement de la précarité des travailleurs et travailleuses et des collectifs de travail, le train de réformes dans lequel s’inscrit la LPPR ne fait que déstabiliser et appauvrir le fragile écosystème des revues.
20Se mettre en grève, se mobiliser auprès des personnels en lutte, faire paraître un numéro blanc ou contribuer, par la publication de textes collectifs ou de récits anonymes, au mouvement social en cours : par ces actes inédits, et devant le constat de la dégradation du service public de la recherche, les revues expriment leur colère et leur inquiétude. Elles montrent d’un coup l’envers du décor et tout ce qui rend possible la production et la diffusion d’un savoir à la fois indépendant (notamment des mannes industrielles), fiable (car discuté par des scientifiques de haut niveau) et neuf (c’est ce savoir qui est à la base des futurs manuels universitaires, puis scolaires). Nos revues ne doivent leur existence qu’au service public de la recherche. Parce que le service public en général, et celui de la recherche en particulier, sont menacés, nous, collectif des revues en lutte, nous opposons aux projets de réforme en cours avec la plus grande fermeté. Nous refusons la casse des formes de collaboration et d’émulation solidaire qui font la force et l’honneur du modèle français de la recherche.
Perspectives depuis Genèses
21À l’heure où nous préparons ce numéro [5] consacré aux politiques de la recherche publique, à leurs « réformes » successives et à leurs effets, la France comme le monde entier est traversée par une crise sanitaire majeure tandis que nous sommes confiné·es pour un temps indéterminé. À rebours des discours du gouvernement sur l’impossibilité de prévoir cette crise et du renvoi à la responsabilité individuelle dans la gestion de la pandémie du SRAS-COV2, les causes de cette situation sont bien plus à rechercher dans les politiques de casse du service public engagées depuis de nombreuses années, tout comme dans les formes d’exploitation de la planète et de transformation du vivant, issues des modes de production capitalistes jouant avec les vies de tou·tes. Dans le cadre de ce numéro, il apparaît plus que jamais crucial de souligner les nombreux parallélismes, voire la matrice commune qui a guidé, depuis une trentaine d’années, les réformes de l’hôpital public (avec notamment la loi portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (HPST), dite Sarkozy-Bachelot, du 21 juillet 2009 instaurant la maîtrise des dépenses hospitalières ainsi que la « valorisation » des actes médicaux dans une logique managériale [6]) et celles qui touchent l’enseignement supérieur et la recherche (plus particulièrement depuis la LRU du 10 août 2007), imposant l’autonomie budgétaire des universités, réduisant chroniquement les dotations des structures pérennes, et diminuant le nombre de postes stables pour favoriser les dotations et l’emploi par « projet ».
22Dans les deux cas, on observe une logique comparable qui mène à la hiérarchisation à outrance, des décisions prises en haut lieu et de façon non transparente par des comités d’experts le plus souvent sans consultation de la base ou des pairs. Par ailleurs, l’objectif affiché, sous couvert d’« excellence », est en réalité la réduction des dépenses publiques ainsi que la recherche de rentabilité précisément permise par cette verticalité des décisions et des modes d’exercice de l’autorité. Le résultat est sans appel : tandis que les modes de production et de circulation capitalistes ont permis à un virus de se propager à une échelle planétaire, ce dernier a trouvé face à lui une institution hospitalière publique exsangue (ce que les acteurs de la santé publique clamaient depuis des mois, voire des années, et en particulier dans le récent contexte de mouvement social) et une recherche médicale dominée par des thématiques imposées au sommet de l’État. Aussi bien dans le secteur de la santé publique que de la recherche, cette situation est le produit d’une seule et même offensive libérale, visant à instaurer la gestion d’entreprise comme manière de gouverner la santé publique et la recherche quelle qu’elle soit.
23C’est parce que l’hôpital a été soumis à des exigences d’économies budgétaires rognant le nombre de postes et de lits et faisant dépendre les ressources de pratiques productivistes à travers la T2A, c’est parce que la notion même de santé publique a été mise à mal – comme le prouvent la scandaleuse pénurie construite de masques (dont les réserves ont été liquidées à partir de 2009 [7]) et de gel ainsi que l’incapacité à se doter de tests – que le premier socle sur lequel pouvait reposer la lutte contre le virus a été impossible à mettre en place. Ce socle, consistant en le recours à la distanciation physique, la désinfection récurrente des mains, le port généralisé de masques et, comme le réclame l’Organisation mondiale de la santé depuis le mois de janvier, les tests généralisés, était le premier rempart contre la pandémie. L’impossibilité de le mettre en pratique en raison des manques créés par des années de choix politiques désastreux (notamment la délocalisation de bien des usines productrices) a entraîné le recours à la quarantaine obligatoire, avec de lourdes conséquences économiques et sociales.
24Car la situation de confinement a des effets sociaux différenciés, qui sont des révélateurs importants des inégalités sociales, tant matérielles que linguistiques et symboliques. On peut en prendre pour exemple l’injonction faite par les ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur à la dite « continuité pédagogique ». Comme le signale une tribune parue dans le supplément numérique hebdomadaire de la revue Questions de classe(s) et signée « Des mères confinées mais déterminées (contre la casse de l’école publique, pour une école de la solidarité) [8] » :
« Comment un parent peut-il ou elle (ce sont souvent les femmes qui prennent en charge le suivi scolaire en plus de la (sur) charge de travail domestique lié au confinement) assurer cette “continuité” ? Parfois seul·e, avec son/sa conjoint·e au travail, ou en famille monoparentale, parfois en télétravail, parfois en assurant plusieurs niveaux différents ? Comment accompagner son ou ses enfants, quand on ne dispose que d’un […] téléphone pour plusieurs […], quand on ne maîtrise pas le français ou la forme de pensée “scolaire”, le type d’exercice demandé par les enseignant·es ? […] Quand l’enfermement [dans un espace exigu] réduit d’autant les chances pour l’enfant de bénéficier des ressources pour se concentrer […] ? Quand les difficultés économiques, sociales, psychiques, la barrière de la langue sont autant de limites et font naître la culpabilité […] ? Lorsque le handicap […], la tension intrafamiliale allant parfois jusqu’à la violence, sont le quotidien de certain·es ? »
26La gestion de la crise actuelle par le confinement révèle les failles, politiquement construites, de notre système de santé, ainsi que des dysfonctionnements et des déséquilibres sociaux plus généraux. Les tentatives de culpabilisation individuelle des « secteurs irresponsables » de la population ne sont que des manières de reporter sur les plus démuni·es, qui sont les plus durement touché·es par le confinement, les responsabilités politiques des gouvernements successifs, tout comme l’absence de toute politique écologique fait porter aux consommateurs la responsabilité du réchauffement global. L’état d’exception que cette situation crée montre aussi des tentations autoritaires contre lesquelles il nous faudra lutter pied à pied.
27En ce sens, défendre l’ESR et continuer la grève et l’opposition à la LPPR [9] est une manière de s’opposer à ces politiques néolibérales, comme ont essayé de le faire en 2018 les salarié·es de l’hôpital psychiatrique du Rouvray à Sottevillelès-Rouen (Seine-Maritime) quand ils et elles se sont mis·es en grève de la faim, les services d’urgence en grève depuis 2019, les plus de 1 000 chefs de service qui ont démissionné de leurs fonctions administratives pour sauver l’hôpital public en décembre 2019.
28Médecins, personnels soignants, mais au-delà toutes les petites mains invisibles des supermarchés, caissières, conducteurs et agents de la RATP, livreurs, éboueurs, etc., se retrouvent en première ligne pour permettre aux personnes qui télétravaillent de rester chez elles et eux. Tou·tes ces anonymes, aujourd’hui encensé·es et traité·es en héros par le gouvernement, risquent d’être de nouveau oublié·es au sortir de cette crise : ce sont les mêmes qu’il a méprisé·es et fait matraquer par la police lorsqu’ils et elles manifestaient en novembre 2019 pour sauver l’hôpital, mais également depuis décembre contre la loi de « réforme » des retraites puis la LPPR, ou depuis plus longtemps encore, revêtu·es de gilets jaunes, pour se révolter contre la précarité de leur vie orchestrée par des politiques néolibérales…
29Tous ces mouvements ont essayé de faire entendre que le principe de « rentabilité » imposé aux vies humaines, que ce soit dans le secteur de la santé comme dans celui de la recherche, mène au désastre. Il faut que le décompte des morts du Covid-19 que font les autorités chaque soir soit mis en regard de tous ces choix politiques : les politiques néolibérales tuent, littéralement.
Pour l’université, pour la recherche
30Comme on l’aura constaté à la lecture des lignes qui précèdent, ce numéro s’inscrit au cœur du mouvement social engagé début 2020 contre les politiques publiques de l’enseignement et de la recherche entreprises par l’actuel gouvernement. Cette seconde livraison placée – à l’image du numéro 118 « En grève » paru en début d’année – sous l’égide du collectif des revues en lutte est presque entièrement consacrée à éclairer le lent et continu mouvement de transformation néolibérale de l’université et de la recherche depuis vingt ans, en France comme dans la plupart des pays occidentaux. De nouveau, nous avons choisi de rompre avec le format habituel de la revue, à la fois dans sa forme et sur le fond.
31Formellement d’abord, outre la couleur de la couverture, le numéro est tout entier constitué d’un long dossier thématique divisé en trois grandes parties – on ne trouvera donc pas dans ce numéro les habituelles rubriques qui d’ordinaire identifient Genèses. Surtout, il puise son contenu à des sources diverses. Pour une part, il s’agit, à l’image de ce que nous avions déjà fait pour le numéro « En grève », de republications issues de supports variés, revues, volumes collectifs aussi bien que blogs. Pour quelques autres, ce sont des traductions ou importations venues d’Allemagne ou du Québec. Enfin et surtout, sept des articles publiés proviennent du « pot commun » mis en place par le collectif des revues en lutte. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un stock de textes alimenté par les différentes revues mobilisées et dans lequel chacune d’elles peut venir puiser les écrits qui l’intéressent pour composer son numéro. Deux spécificités découlent de cette inscription dans le collectif : d’abord et logiquement, les articles tirés du pot commun publiés dans Genèses peuvent l’être ailleurs, dans d’autres revues participantes ; ensuite et surtout, l’ensemble de ces textes, y compris les rééditions, sont signés d’un même nom collectif : Camille Noûs. À travers ce nom propre devenu commun, nous voulons réaffirmer notre volonté de lutter contre l’individualisation forcenée, le comptage stérile et la pression à multiplier les publications comme critères de définition de « l’excellence » en matière de recherche. Voilà la raison pour laquelle, une fois n’est pas coutume, la quasi-totalité des articles du numéro est signée d’un·e même auteur·e.
32Sur le fond, ce numéro consacré aux combats pour l’université et la recherche se décline suivant trois parties. La première rassemble sept écrits proposant un panorama général tant des acteurs que du contenu des réformes impulsées depuis 2000 : qui sont les hommes et les femmes placé·es à la tête des deux grandes agences nationales en France, l’ANR et l’HCERES ? Comment les normes de marché ont-elles progressivement pénétré le monde universitaire ? Qui doit évaluer le travail académique ? Dans quelle langue les réformateurs parlent-ils ? Voilà les questions envisagées par ces différents articles.
33La deuxième partie aborde plus spécifiquement la question de la précarisation dans l’université telle qu’elle peut notamment être saisie à l’échelle internationale. Nous republions un article ancien consacré à la situation à la fin des années 1990 en France. Deux autres textes reviennent sur les effets de la précarité sur le contenu de la recherche lui-même. Deux articles encore illustrent la situation de l’université par-delà nos frontières, en Allemagne et en Suisse.
34La troisième partie, enfin, revient sur les différentes expériences de mobilisation auxquelles ces réformes ont donné lieu. Nous publions ou republions, sous forme de document, des écrits décrivant les mobilisations françaises « Sauvons la recherche » et « Sauvons l’Université ! » des années 2000, un témoignage qui revient sur le mouvement étudiant de 2012 au Québec, enfin un article qui interroge la question du droit de grève à l’université.
35À la suite de ce dossier exceptionnel, nous proposons une lecture au format habituel, celle du livre de Michel Pialoux par Christian Baudelot. Elle souligne ce que nous semble devoir être l’horizon d’une recherche inventive et féconde : permettre aux chercheurs de choisir leurs objets de recherche et de s’y consacrer durablement, c’est-à-dire un fonctionnement très différent de celui qu’instaure la généralisation du financement par projets. Enfin, ce numéro se termine par un ensemble de « Lectures par gros temps », courtes évocations de textes qui, à notre sens, aident à réfléchir aux bouleversements induits par l’événement monde que nous vivons en même temps qu’elles rappellent les conditions dans lesquelles ce numéro a été préparé : en plein confinement [10].
Notes
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[1]
À la date du 24 avril 2020, quatre mois après le début du mouvement, 155 revues ont rejoint le mouvement des revues en lutte. Elles sont recensées sur le site Université ouverte, URL : http://universiteouverte.org/. Pour contacter Camille Noûs (laboratoire Cogitamus) : camille.nous@noussommesluniversite.fr.
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[2]
Les rapports sont signés par trois groupes de travail et consacrés au « Financement de la recherche », à l’« Attractivité des emplois et carrières scientifiques » et à la « Recherche partenariale et innovation ». Ils sont disponibles sur le site du ministère de l’Enseignement supérieure, de la Recherche et de l’Innovation. URL : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid145221/restitution-des-travaux-des-groupes-de-travail-pour-un-projet-de-loi-de-programmation-pluriannuelle-de-la-recherche.html.
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[3]
Yves Gingras, Les dérives de l’évaluation de la recherche. Du bon usage de la bibliométrie, Raisons d’agir, Paris, 2014.
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[5]
Supplément à l’« Édito commun des revues en lutte » (URL : https://universiteouverte.org/2020/03/05/edito-commun/), les lignes qui suivent engagent le seul comité de rédaction de la revue Genèses.
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[7]
Voir la série d’articles intitulée « Aux racines de la crise sanitaire française », par Gérard Davet et Fabrice Lhomme, dans Le Monde du 3 au 7 mai 2020.
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[8]
« Pédagogies des confiné·es… », N’autre école, no 1, paru le 13 avril 2020, p. 28-30. URL : https://www.questions-de-classes.org/IMG/pdf/lhebdo.pdf.
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[9]
Des arrêtés ou des décrets continuent du reste à être adoptés depuis le début du confinement : comme le décret du 18 mars 2020, donnant aux postes hors-statut enseignant.e-chercheur.se (EC) l’accès à des primes jusque-là réservées aux titulaires, afin de favoriser le recrutement précaire. Il y a aussi l’arrêté et le décret du 3 avril 2020, qui obligent tout·e étudiant·e de licence, licence professionnelle, diplôme universitaire de technologie et BTS à obtenir une certification en anglais délivrée par des entreprises privées étrangères. Voir « Enseignement supérieur et recherche : Appel solennel à cesser de prendre toute mesure non-urgente en période de confinement », pétition lancée par Académia.
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[10]
Si le gouvernement a annoncé pendant le confinement qu’il suspendait la loi sur les retraites (Adresse aux Français du président de la République Emmanuel Macron, 16 mars 2020), il profite de ce que les universités sont fermées aux étudiant·es et à la plupart des enseignant·es pour annoncer que la loi sur la LPPR sera examinée en conseil des ministres le 8 juillet 2020.