CAIRN.INFO : Matières à réflexion

À propos de…

Le temps des sociétés. D’Émile Durkheim à Marc Bloch, Thomas Hirsch, Paris, Éd. de l’EHESS (En temps & lieux), 2016, 470 p.
figure im1

1Quand on voudra proposer un modèle méthodologique pour une « histoire sociale des idées », il faudra, désormais, évoquer ce livre. C’est, en effet, une idée que Thomas Hirsch y pourchasse : celle du temps considéré comme une forme qui varie avec les sociétés dans l’histoire. Il en observe toutes les expressions dans le champ français des sciences humaines, depuis sa première formulation par Henri Hubert en 1901 [1], jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Son corpus d’auteurs est constitué sur cet unique critère : être un savant français qui a parlé du temps dans cette période. Un tel projet exige du chercheur qui l’entreprend une érudition sans faille, des lectures extrêmement larges et le recours à un très grand nombre d’archives, scientifiques et personnelles. Deux traits majeurs caractérisent cette enquête.

2D’abord, c’est d’une histoire radicalement a-disciplinaire qu’il s’agit [2]. On sait les risques qu’entraîne l’écriture de l’histoire des disciplines par leurs pratiquants : effet de tunnel et téléologie – ce qui n’empêche pas que ce soit la façon de faire la plus courante, pour d’évidentes raisons institutionnelles. Ici, c’est un historien qui navigue entre sociologie, psychologie, ethnographie, sinologie, histoire aussi, bien sûr. Il le fait avec audace, tant les histoires disciplinaires tendent à faire l’objet de « captures professionnelles [3] » écartant les intrus qui seraient tentés d’interférer avec les récits devenus provisoirement officiels – l’histoire et « l’école des Annales » n’étant pas le dernier domaine à être concerné par ce phénomène. Mais l’audace – on mentionnera bientôt quelques-unes des révisions entraînées par une telle démarche – s’adosse ici à une connaissance exceptionnelle des textes et des archives.

3Choisir une idée ou un problème comme entrée dans un monde social de savants a permis de saisir sa circulation à l’intérieur d’un milieu où les interactions étaient denses et fluides, nullement segmentées par des disciplines. Il s’en dégage un tableau des sciences sociales françaises de l’époque qui comporte bien des nouveautés. Ressort, d’abord et surtout, l’existence d’un « tout petit monde », qui compte en son centre une dizaine de personnes, au total une trentaine, petit monde qu’ont démantelé les histoires disciplinaires en séparant des hommes qui ne cessaient de converser [4]. C’est là un second trait essentiel de la démarche : les auteurs sont regardés comme des acteurs, leurs énoncés comme des actions et les conditions dans lesquelles celles-ci s’inscrivaient sont soigneusement documentées et jamais perdues de vue. Ainsi, les controverses les plus abstraites prennent sens, doublement : d’abord dans les configurations de concepts propres aux conjonctures considérées, ensuite dans les rapports – que l’on peut décrire sociologiquement – entre les partenaires de la conversation. Un bénéfice secondaire en résulte – ou un inconvénient, c’est selon – : il nous devient plus difficile de nous emparer des arguments de ces hommes du passé pour les mettre sans autre forme de procès au service des disputes d’aujourd’hui. Ni Durkheim, ni Bloch, pour n’évoquer que les deux héros mentionnés dans le sous-titre de l’ouvrage, ne sont nos contemporains.

Argument

4La première partie du livre s’attache à décrire, dans son émergence et sa radicalité, la thèse que le temps est « social », telle que l’ont élaborée Durkheim et ses plus proches : Henri Hubert et Marcel Mauss, les « deux frères siamois [5] ». Certains des textes qui ponctuent cette élaboration sont bien connus, d’autres moins. Après sa première occurrence au détour d’un compte rendu signé de Hubert dans l’Année sociologique (1901), le thème s’élargit dans l’article de Durkheim et Mauss « De quelques formes primitives de classification » (1903), puis est repris de façon spécifique dans un article oublié de Hubert sur « les représentations du temps dans la religion et la magie » (1905), enfin dans les Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim (1912). Hirsch met en évidence les débats du « moment 1900 » dans lesquels, d’emblée, le temps social se trouve pris : les critiques du progrès, la mise en cause du « temps des horloges » au profit de la « durée » ou temps vécu (Bergson), la « crise de la raison » – notamment du rationalisme kantien –, la « mode » de la sociologie [6]. En particulier, « la “philosophie nouvelle” de Bergson paraît être constamment à l’esprit de Durkheim comme de Lévy-Bruhl » (p. 81). La conception sociologique du temps permet de mettre en évidence l’ambition durkheimienne : refonder la croyance au progrès et le rationalisme en un moment de doute, refonder la science de l’homme et, finalement, la philosophie, en s’appuyant sur l’histoire des sociétés [7]. C’est pourquoi la thèse du caractère social du temps a surgi dans le champ de la sociologie des religions : c’est dans les fêtes et les rites que l’être collectif se re-trempe périodiquement et c’est seulement dans certains états du corps social rassemblé que l’intensification des représentations collectives peut se produire. Dès lors, l’analyse du temps social est intimement liée à celle de la morphologie des sociétés : c’est là le socle de la théorie et c’est la fidélité à ce nouage qui va être la mesure de la proximité ou de la distance des auteurs ultérieurs à la sociologie « sociologique ». Un chapitre est consacré à cette question « dans le monde en ruines » des lendemains de la Grande Guerre et un autre aux débats entre psychologues et sociologues dans la même période.

5La deuxième partie du livre étudie en détail les trois auteurs qui ont le plus écrit sur le temps dans les années 1920 et 1930. Lucien Lévy-Bruhl a disserté pendant deux décennies sur le rapport au temps des « primitifs », Maurice Halbwachs s’est intéressé à la « mémoire collective » en introduisant la notion qu’il n’y a pas « une société unique, la Société, mais des groupes » (cité p. 188), Marcel Granet a décrit ce qu’il considérait comme le temps propre à la « civilisation chinoise ». Le premier a opéré une rupture avec les sociologues sur un point central : il tenait que l’on peut décrire les traits généraux de la « mentalité primitive » sans référence à la diversité de ces sociétés et de leurs institutions. Les deux autres, en revanche, ne se sont jamais éloignés du strict durkheimisme dont Mauss s’était fait le gardien. Mais leur attachement même au point de vue morphologique les conduit à historiciser de façon plus radicale encore la question du temps : le temps des sociétés est pluriel et il n’est pas possible de le concevoir comme un lent progrès du temps vécu des primitifs à notre temps représenté.

6La troisième partie du livre met la focale sur les années 1930 et examine comment les conceptions sociologiques du temps ont été alors adoptées par l’ethnologie et par l’histoire. Trois décennies après sa première formulation, la thèse d’un temps social était désormais partagée par tout ce qui comptait dans les sciences sociales françaises, mais, plus que d’une « victoire » durkheimienne, ce consensus résultait de transferts assortis de réinterprétations. Le cours que Mauss donna au nouvel Institut d’ethnologie comportait un questionnaire visant à relever classifications sociales et structuration du temps. Mais Maurice Leenhardt et Jacques Soustelle s’approprièrent l’héritage maussien de façon opposée : le missionnaire voulait voir chez « le Canaque » un enfermement dans le temps mythique dont il ne pouvait être libéré que par la conversion, tandis que le « jeune premier de l’ethnologie » spécialiste de la méso-Amérique soulignait, à l’inverse, la nécessité de réintégrer les sociétés « primitives » dans l’histoire, car sociologie et histoire « ne sont que deux aspects nécessaires d’une même science » (cité p. 319). Une observation large de la scène historienne montre que, si les questions économiques et sociales sont largement traitées, « le temps comme représentation sociale n’est pas un objet historique partagé » (p. 336), sinon en histoire des religions. Ce furent Lucien Febvre et Marc Bloch qui, au tournant des années 1940, promurent une approche des « mentalités » qui engageait des représentations sociales du temps dans un cadre que l’un et l’autre empruntaient à Lévy-Bruhl, tout en posant avec force que « derrière le psychologique, il y a le social » (Febvre, cité p. 370).

Réceptions

7L’une des procédures les plus systématiquement mises en œuvre par Thomas Hirsch est l’étude, aussi exhaustive que possible, des comptes rendus et réceptions des publications. Il démontre ainsi empiriquement que la portée d’une idée ou d’un énoncé ne dépend pas seulement de son contenu, mais de l’audience qu’il a pu obtenir et des lectures qui ont en été faites. On s’aperçoit alors que ce sont les lecteurs qui décident de ce qui compte et que, parfois, ce n’est pas sans conséquence sur les travaux ultérieurs des auteurs. Ainsi, Halbwachs dit avoir décidé vers 1917 de développer « notre point de vue [8] » – celui du groupe durkheimien – sur les « problèmes psychologiques » et, particulièrement sur la mémoire, dans une conversation continuée avec le bergsonisme. Il relisait dans ce but les textes de sociologie religieuse de Durkheim et s’apprêtait à se spécialiser dans ce domaine, mais la fortune critique va le décider à changer d’argumentaire. Son article sur « L’interprétation du rêve chez les primitifs » (1922) n’avait suscité aucune réaction, tandis que « Le rêve et les images-souvenirs » (1923) fut largement discuté. Cette différence de réception peut rendre compte de l’abandon de son projet de livre sur les primitifs au profit de l’écriture des Cadres sociaux de la mémoire (1925), où il réinvestit ses lectures dans les domaines les plus divers (p. 183-185) [9].

8Je m’arrêterai plus longuement sur le cas Lévy-Bruhl, très soigneusement étudié dans l’ouvrage. Les thèses de Durkheim et de Mauss sur les catégories et le temps eurent un certain écho, mais sans commune mesure avec la réception immense qu’a connue la Mentalité primitive de Lévy-Bruhl en 1922, difficile à imaginer aujourd’hui. Ses thèses avaient franchi les murs de l’université pour rencontrer un très large public, à la confluence de tendances en vogue comme la « crise de la raison », l’intérêt pour la psychologie, ou encore la cote croissante de l’art nègre chez les collectionneurs, sans parler de la curiosité qu’ont suscitée les « primitifs » exhibés à l’Exposition coloniale de 1931. Le cas me semble particulièrement intéressant pour ce qu’il dit de l’incapacité d’un auteur à contrôler ce que ses lecteurs et commentateurs font de ses livres. Hirsch insiste, au long de deux chapitres (6 et 9), sur les contresens dont ont souffert les thèses de la Mentalité primitive. Certes, elles étaient ambigües, et on y trouve effectivement des formulations qui suggèrent une radicale altérité du « primitif » et en font un témoin du passé le plus lointain de l’humanité. Le terme « pensée prélogique » lui-même, abandonné à partir de 1927, est lourdement chargé d’évolutionnisme. Mais, soutient Hirsch, il faut prendre en compte les correctifs : nous aussi aurions en nous une part de mentalité primitive et les primitifs auraient, eux aussi, une histoire, qui reste à écrire. Ces positions se sont exprimées avec une clarté croissante au cours des années 1930, en réponse à ce que Lévy-Bruhl considérait comme une « caricature » de sa pensée.

9Reste à comprendre ce qui rendait une telle caricature possible et comment elle a pu se répandre au point de remplacer, en quelque sorte, le « vrai » Lévy-Bruhl. N’oublions pas que celui-ci, au sommet des honneurs depuis son élection à l’Académie des sciences morales et politiques en 1917, multipliait les conférences dans le monde entier et touchait ainsi les dividendes d’une célébrité que l’on peut considérer comme fondée précisément sur ces ambiguïtés. Je suggérerais ceci : une fois les textes analysés avec soin, peut-être faut-il admettre que le Lévy-Bruhl qui compte, du point de vue d’une histoire sociale des idées, c’est celui qu’ont fabriqué ses lecteurs. D’autant que le « vrai » Lévy-Bruhl n’a manifestement pas jugé nécessaire de parler suffisamment fort pour exprimer des nuances que son temps ne voulait pas entendre. Il ne manquait pas, en revanche, de théoriser le « conformisme » de sociétés qui, « laissées à elles-mêmes » ne pouvaient que se défier du nouveau (cité p. 160). Lévy-Bruhl, il me semble, quoi qu’il en soit des variations par lesquelles a pu passer sa théorie, exposait pour ses contemporains les raisons profondes de ce que d’autres appelaient la mission civilisatrice de la colonisation [10]. Et l’on peut montrer que Halbwachs, d’une façon analogue, rendait compte dans le langage durkheimien du peu d’intérêt que les ouvriers accordaient au logement et à la vie de famille, transmuant en théorie les préjugés des réformateurs sociaux [11].

Débats inactuels

10En suivant le fil qui lui permet d’explorer un demi-siècle de sciences sociales françaises, Thomas Hirsch rencontre nombre de débats qui ne sont plus les nôtres – à moins de les solliciter sauvagement. J’en retiendrai deux : l’individuel et le social, et la question du progrès.

11On a oublié aujourd’hui la centralité, dans les années 1920, d’une psychologie « en plein essor » qui était un « carrefour des sciences de l’homme » (p. 125), oubli qui tient sans doute à ce que la psychologie expérimentale s’est ensuite détachée des sciences sociales – les neurosciences ayant récemment radicalisé ce mouvement [12]. La psychologie bénéficiait alors d’une institutionnalisation beaucoup plus affirmée que la sociologie, qui n’était, au fond, qu’une doctrine, une revue – l’Année sociologique, qui peinait à renaître – et un enseignement donné ici et là par des professeurs de philosophie. Le débat entre psychologues et sociologues était pourtant vital pour les deux sciences, à en juger par la densité des contributions et la vivacité de la controverse. Celle-ci tournait autour d’une question qui peut surprendre : quelle est la science de l’homme prééminente ? Les tenants de la sociologie et de la psychologie ne cherchaient pas tant à délimiter un domaine qui leur était propre aux côtés des autres que d’établir que la science dont ils se réclamaient était la science de l’homme dans son ensemble, dont les autres seraient des auxiliaires ou de modestes compléments.

12Ce qui fixait le cadre de la controverse, c’était, d’une certaine façon, le fait que le durkheimisme l’avait emporté : plus personne – si ce n’est les nombreux enseignants de la philosophia perennis – ne contestait le fait que les catégories de la pensée humaine variaient au cours de l’histoire et selon les sociétés [13]. Le désaccord portait seulement sur les conséquences de cette proposition quant à la place respective de la sociologie et de la psychologie dans le concert des sciences humaines. On trouvait, aux extrêmes du spectre, deux positions radicalement opposées. Marcel Mauss, ici « héritier strict de Durkheim » (p. 138), tenait que la construction sociale des catégories est « l’un des principaux chapitres de la sociologie entendue au point de vue historique » et réaffirmait que « la sociologie n’est pas […] une des sciences sociales, elle est la science sociale ». Il ne restait donc à la psychologie qu’une place bien « mince » (cité ibid.). Ignace Meyerson, proclamait, à l’inverse : « La sociologie n’est qu’une branche de la psychologie et M. Mauss n’est qu’un psychologue » (cité p. 139). C’est ce même débat qui rend compte de l’entreprise de Halbwachs visant à établir que la mémoire ne consiste pas à se souvenir du passé sur le mode intime, mais à reconstruire celui-ci en fonction des cadres fournis par la société. Dans la discussion avec Bergson, Freud et les psychologues, la théorie de la mémoire était une expérience cruciale parce que, comme le disait son ami Henri Piéron, « le champ de la mémoire, c’est celui de la vie mentale tout entière » (cité p. 183).

13Ce qui rend la vivacité de la controverse surprenante, c’est qu’elle opposait des hommes pour la plupart très proches les uns des autres à tous égards : trajectoire institutionnelle (l’agrégation de philosophie), parcours intellectuel (un durkheimisme partagé), positions politiques (penchants socialistes ou radicaux), liens de sociabilité, voire de famille (p. 139-140). C’est cet air de famille qui aurait rendu possibles, voire probables, les efforts de synthèse que l’on peut observer dès la fin des années 1920, notamment celui de Charles Blondel, collègue et ami strasbourgeois de Halbwachs et de Febvre : pour ce professeur de philosophie, l’objet de la « psychologie collective » est celui même des sciences sociales, à savoir les « mentalités » – les façons de sentir et de penser des hommes dans leur diversité historique et sociale [14]. Un espace s’ouvrait ainsi pour une nouvelle spécialité, qu’on appela aussi « psychologie sociale » ou « psychosociologie » et qui s’affirma pendant plus d’un demi-siècle avant de quasiment disparaître. Mais surtout, la notion de « mentalité », en se dégageant du concept durkheimien de « représentations collectives » était rendue disponible pour circuler entre psychologie, ethnologie et histoire, à distance du vocabulaire propre à une sociologie qui restait arrimée au fondateur.

14Autre question vive d’alors, celle du progrès. Si, en posant comme sociales les catégories de l’entendement et les formes de la sensibilité, on remet Kant sur ses pieds et historicise les conditions transcendantales du savoir, une question sérieuse se pose : celle de l’historicité même de la raison. D’où l’importance de déterminer si les diverses formes du « temps social » – pour n’évoquer que ce point – s’inscrivent dans une trajectoire ascendante d’accès à la raison moderne. Thomas Hirsch montre, après d’autres, que le projet durkheimien était de penser et fonder sociologiquement le progrès : « L’idée d’un rapport social au temps apparaît comme l’un des nœuds de cette refondation positive de l’idée de progrès » (p. 76). Ce projet n’a de sens que si l’on restitue l’affrontement, parfois vif, parfois euphémisé, avec les diverses versions de la « crise de la raison » qui marquèrent successivement la génération de Durkheim, celle des normaliens des années 1900, puis celle des années 1930 et du nazisme triomphant. Mais le projet lui-même, indissociable d’une prise de parti évolutionniste, finit par se déliter lorsque – pour utiliser un langage qui ne l’emporte que dans la dernière période – la pluralité des « civilisations » vint remplacer la marche vers la civilisation, la diversité historique des « mentalités » démanteler l’idée d’un passage du « primitif » au « civilisé », le vocabulaire du « changement » remplacer celui de l’« évolution ». Au terme de cette… évolution, on reconnaît une façon de penser qui est encore la nôtre aujourd’hui, ce qui permet de mieux voir à quel point les précédentes conversations de savants que nous croyons proches ne nous incluaient pas.

Mises au point

15Hirsch regarde nos totems sans tabou [15]. Il connaît ses dossiers sur le bout des doigts et n’a rien à défendre à propos des grands ancêtres, sinon l’exigence de ne pas les lire (exclusivement) en fonction des débats et intérêts du présent. Il en résulte toute une série de remarques, faites en passant et sans y toucher, qui devraient faire réviser certains lieux communs souvent entendus aujourd’hui – si toutefois les intérêts à les entretenir et les convictions qui accompagnent ceux-ci n’étaient pas si solidement enracinées. J’en évoquerai seulement quelques-uns [16]. Mauss désormais érigé en père fondateur de l’« anthropologie » et Halbwachs en « classique » de la mémoire collective sont souvent crédités d’une souplesse, d’une hétérodoxie qui les opposeraient au dogmatisme de Durkheim, chargé de tous les maux. Hirsch montre, à l’inverse, que, s’agissant du primat de la sociologie sur la psychologie ou de l’arrimage de l’étude du temps à la morphologie sociale, ils furent, l’un et l’autre, les gardiens de la doctrine « en toute radicalité » (p. 135-139, 175-176 et 193-194). La disqualification de Lévy-Bruhl après 1945 a été aussi brutale que grande avait été sa gloire de son vivant : sa vision des « primitifs » – une lecture que Hirsch juge injuste, on l’a noté – et l’ascension rapide de Lévi-Strauss au panthéon de ce qui était désormais nommé « anthropologie » se sont combinées pour faire oublier son rôle central dans les sciences sociales françaises pendant une trentaine d’années.

16Hirsch invite aussi à réviser la nature de la révolution introduite par les Annales de Febvre et Bloch [17]. Elle n’a pas consisté à élargir les intérêts de la discipline à l’histoire de l’économie, de la société ou de la culture, car l’étude des sommaires de la Revue historique (p. 230) ou des contenus des collections « L’Évolution de l’Humanité » et « Peuples et civilisations » (p. 334-336) montre que cela se faisait déjà depuis longtemps (p. 230). Elle n’a pas consisté non plus à introduire la notion de « mentalité », car celle-ci pointe dans des travaux historiens dès la fin du xixe siècle et fleurit partout dans l’aura de Lévy-Bruhl. « Tout se passe […] comme si les Annales était le nom donné à un ensemble de modifications et d’aspirations qui se manifestaient dans le champ historique des premières décennies du siècle » (p. 336). Déjà, la controverse de 1903 engagée par François Simiand contre les historiens, et mise en relief au temps de la « nouvelle histoire [18] », n’opposait pas deux camps de façon aussi radicale qu’on a voulu le dire. Classé parmi les tenants supposés de l’« histoire historisante », Gabriel Monod plaidait dès 1896 contre une attention excessive accordée aux « grands événements ou grands hommes » et pour l’étude des « grands et lents mouvements des institutions, des conditions économiques et sociales » (cité p. 65) ; et Charles-Victor Langlois, à la manière de ses rivaux de l’« école sociologique », pointait en 1900 la « régénération » que « la notion historique du devenir » a entraînée pour toutes les sciences de l’homme, détrônant ainsi les abstractions des philosophes (cité p. 31).

17

« En fait d’une opposition qui serait comme la scène originaire des rapports entre histoire et sociologie, de leurs orientations antithétiques et dont l’éclosion un quart de siècle plus tard d’une “école des Annales” serait la résolution ex post, le débat de 1903 apparaît comme un moment de cristallisation d’une tension entre philosophie et histoire occasionnée par le développement des sciences sociales qui suscitent une concurrence, un recouvrement au moins partiel […] ».
(p. 66)

18La révision n’est pas mince. C’est à se demander si « l’école des Annales » n’est pas née dans les années 1950-1970 des efforts de la VIe section de l’École pratique des hautes études (EPHE) pour marquer sa différence d’avec la très puissante Sorbonne (p. 337).

19L’enquête de Thomas Hirsch a aussi le mérite de rendre visibles des figures inclassables dans le cadre des disciplines issues des évolutions postérieures à la Seconde Guerre mondiale. Henri Hubert, historien de formation s’occupant de musées et des « religions primitives de l’Europe » à l’EPHE, est largement négligé par les histoires de la sociologie (p. 54-60). C’est le cas, plus encore, de Marcel Granet, lui aussi historien de formation et sociologue par choix, spécialiste de la Chine ancienne, ce qui l’exclut d’une sociologie redéfinie après 1945 comme l’étude des sociétés industrielles contemporaines (p. 205-206). On voit intervenir dans les débats sur le temps social le collègue philosophe de Halbwachs à Strasbourg, Charles Blondel, protagoniste majeur du débat sur les rapports entre psychologie et sociologie (p. 141-144), mais aussi Marcel Cohen, avec sa thèse sur le Système verbal sémitique et l’expression du temps (1924) (p. 106-107). Hirsch montre aussi à quel point, en matière de science, la roche tarpéienne est près du Capitole, en mettant en évidence l’importance dans les débats de l’époque de personnages ensuite décriés ou quasiment oubliés. On a déjà évoqué Lévy-Bruhl qui, du fait de son immense notoriété et de sa position de « patron des patrons [19] », se trouvait en mesure de faire discuter ses thèses dans tous les quartiers des sciences de l’homme, philosophie, sociologie, psychologie, ethnologie, histoire. On peut aussi mentionner Paul Fauconnet et Georges Davy, philosophes de formation qui avaient rallié le camp durkheimien et s’étaient érigés ensuite en porte-parole de la doctrine sans plus rien produire d’autre que de la méta-sociologie (p. 107-109). Une leçon à méditer par certains sociologues hors sol d’aujourd’hui ?

Un tout petit monde

20Thomas Hirsch met donc en évidence un trait, inaperçu et pourtant essentiel, des sciences sociales françaises du premier xxe siècle : l’existence d’un « sens commun » entre des hommes diversement classés comme philosophes, sociologues, psychologues, historiens ou ethnologues. Ce sens commun peut s’apercevoir avec la notion de temps social, mais son contenu était une double prise de position pour l’histoire et pour le social, qu’il n’est pas possible de décrire comme un « paradigme » ou une « epistemè », mais plutôt, propose Hirsch, comme une « constellation [20] » – interaction de penseurs et espace de pensée produisant des objets complexes partagés (p. 391-396). L’intérêt de la notion est, relève l’auteur, de souligner « la dimension constructiviste de l’enquête » (p. 396), une autre entrée pouvant éventuellement conduire à une description un peu différente. Il est aussi, à mon avis, de pointer la nature réticulaire (ou l’aspect conversationnel) à la fois des idées énoncées et des acteurs qui les énoncèrent, ce qui ouvre peut-être une perspective d’analyse complémentaire du matériel recueilli.

21Pour rendre compte sociologiquement de l’émergence de ce sens commun, Hirsch évoque « une forte homogénéité sociale et politique » du groupe de personnes constituant le corpus (p. 393), mais aussi certaines conditions « morphologiques » : un espace géographique restreint – le Quartier latin –, l’interconnaissance dès les années de formation, des institutions communes favorisant des pratiques intenses de discussion (p. 386). Il faut insister, je crois, sur ce résultat de l’enquête, lettre volée depuis toujours en évidence dans nos bibliographies, mais que nos perspectives disciplinaires nous empêchaient de voir. Tous ces professeurs, qui enseignaient dans les mêmes institutions, discutaient par la médiation des mêmes revues : si l’Année sociologique (1898) était chancelante après un vigoureux départ, ils avaient l’Année psychologique (1895) de Piéron, le Journal de psychologie normale et pathologique (1904) de Meyerson, mais aussi la Revue philosophique (1876), la Revue de métaphysique et de morale (1893), sans parler des réunions de la Société de philosophie. Revues et sociétés savantes – et, dans l’entre-deux-guerres, instituts de recherche – étaient les formes principales d’expression moins de disciplines que de prises de position doctrinales – l’Année sociologique, la plus doctrinaire de toutes, s’efforçant de ne publier que des textes de « l’école sociologique » – ou, le plus souvent, de débats philosophiques soutenus par la publication croisée des articles et comptes rendus de tous ces professeurs.

22Un travail plus systématique sur le milieu porteur des idées étudiées aurait été bienvenu et, en outre, cohérent avec le projet même de l’auteur [21]. Peut-être conviendrait-il de poursuivre cette superbe enquête sur les publications et correspondances par une étude morphologique de ce « petit monde », conçue comme telle. Elle associerait les réseaux de textes aux réseaux d’acteurs et les uns et les autres aux institutions qui constituaient le cadre et les formes principales d’organisation des débats. Après cette étude quasiment exhaustive à partir de l’analyseur « temps social », un tableau complet est à portée de main, prenant en compte les générations, les formations initiales, les lieux d’enseignement, les carrières et les réseaux d’appui, les revues et lieux de publication, les sociétés savantes. Tous les éléments sont là, il ne manque plus que le dessin d’ensemble, qui relierait positions et prises de position et ferait plus complètement encore redescendre dans le monde social les débats d’idées que fait revivre ce passionnant ouvrage [22].

Notes

  • [1]
    « Le temps est un objet de représentations collectives au même titre que l’espace », Henri Hubert, « W. Warde Fowler, The Roman Festivals of the Period of the Republic […] », L’année sociologique, t. IV, 1899-1900 [1901], p. 234 (cité p. 25).
  • [2]
    Voir la proposition de Nathalie Richard, Hippolyte Taine. Histoire, psychologie, littérature, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 19.
  • [3]
    L’expression est de Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (xviie-xviiie siècle), Paris, Éd. de l’EHESS, 1992, p. 8. Pour une des premières critiques des récits disciplinaires, voir Stefan Collini, « “Discipline History” and “Intellectual History”. Reflections on the Historiography of the Social Sciences in Britain and France », Revue de synthèse, vol. 109, nos 3-4, juillet-décembre 1988, p. 387-400.
  • [4]
    Isoler du reste l’équipe de l’Année sociologique a été une des opérations intellectuelles fondatrices de la durkheimologie jadis officielle (Philippe Besnard, « La formation de l’équipe de l’Année sociologique », Revue française de sociologie, vol. 20, no 1, janvier-mars 1979, p. 7-31 ; id. (éd.), The Sociological Domain : The Durkheimians and the Founding of French Sociology, Cambridge et Paris, Cambridge University Press et Éd. de la Maison des sciences de l’Homme, 1983), ce qui n’a pas été sans conséquence sur les travaux ultérieurs (Jean-Christophe Marcel, Le durkheimisme dans l’entre-deux-guerres, Paris, Puf, 2001). Un des mérites de Johan Heilbron est d’avoir insisté sur la dispersion des dukheimiens entre facultés et disciplines (Johan Heilbron, « Les métamorphoses du durkheimisme, 1920-1940 », Revue française de sociologie, vol. 26, no 2, 1985, p. 204-208).
  • [5]
    Lettre de Mauss à Hubert, 1898 (cité p. 69).
  • [6]
    Sur la mode, voir les savoureuses remarques de Henri Hauser (un homme, déjà, de l’« histoire économique et sociale »), à l’occasion du Congrès international de l’enseignement des sciences sociales de 1900 : Henri Hauser, L’enseignement des sciences sociales. État actuel de cet enseignement dans les divers pays du monde, Paris, A. Chevalier-Marescq, 1903, p. 16-17.
  • [7]
    Ce projet de refondation philosophique est décliné dans l’entre-deux-guerres sur un mode plus « appliqué » par les durkheimiens « enseignants universitaires », par opposition aux « chercheurs » – utile distinction introduite par J. Heilbron (art. cité, p. 220-223).
  • [8]
    Lettre à Mauss, 24 juin 1924 (citée p. 177).
  • [9]
    On voit aussi se former, dans la « chaude bataille » avec les psychologues et avec le conseil de Mauss, le projet de Les causes du suicide (1930), qui devait originellement être une simple introduction à la réédition du livre de Durkheim (p. 194).
  • [10]
    Paul Nizan, toutefois, aurait noté dans L’Humanité en 1937 la portée critique de l’œuvre de Lévy-Bruhl à l’encontre de la colonisation. Mais Hirsch n’en dit pas plus là-dessus (p. 249).
  • [11]
    Sur Halbwachs et les réformateurs sociaux, voir Christian Topalov, Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930), Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 121-122.
  • [12]
    À moins que, désormais, le mouvement ne s’inverse : des sciences cognitives qui prétendent absorber la causalité du social bénéficient d’une promotion politique forcenée et, massivement financées par les managers de la recherche en France et en Europe, s’implantent en science économique, en psychologie clinique, en sociologie, ou même en histoire.
  • [13]
    Sur la place de la philosophie dans le système des disciplines en 1900 : Jean-Louis Fabiani, Les philosophes de la République, Paris, Éd. de Minuit, 1988.
  • [14]
    « Psychologie collective » est le titre d’un cours de Halbwachs en Sorbonne en 1937-1938, puis de sa chaire au Collège de France en 1944. Voir Thomas Hirsch, « Psychologie collective et sociologie », in Maurice Halbwachs, La psychologie collective, Paris, Flammarion, 2015, p. 7-42.
  • [15]
    Dukheim, Hubert et Mauss : le « clan tabou-totem », selon une boutade de Bouglé (cité p. 45).
  • [16]
    Je ne peux pas énumérer toutes les lectures dotant les auteurs de significations particulièrement anachroniques que Hirsch égratigne au passage : il y en a trop. Pour une étude de cas complète et particulièrement réussie, voir Thomas Hirsch, « Une vie posthume. Maurice Halbwachs et la sociologie française (1945-2012) », Revue française de sociologie, vol. 57, no 1, 2016, p. 71-96.
  • [17]
    Jacques Revel parle de la « rupture fondatrice de 1929 » (« Histoire et sciences sociales : les paradigmes des Annales », Annales. Économies, sociétés, civilisations, vol. 34, no 6, 1979, p. 1360), André Burguière d’une « conversion théorique » (« Histoire d’une histoire : la naissance des Annales », ibid., p. 1347).
  • [18]
    L’exposé de Simiand fut réédité à l’initiative de Fernand Braudel par les Annales ESC en 1960 (vol. 15, no 1, p. 83-119) et largement commenté à l’occasion du cinquantenaire de 1979 : J. Revel, op. cit., p. 1362-1364 ; Madeleine Rebérioux, « Le débat de 1903 : historiens et sociologues », in Charles-Olivier Carbonell et Georges Livet (dir.), Au berceau des Annales. Le milieu strasbourgeois. L’histoire en France au début du xxe siècle. Actes du colloque de Strasbourg (11-13 octobre 1979), Toulouse, Presses de l’Institut d’études politiques de Toulouse, 1983, p. 219-230. Gérard Noiriel a souligné, de son côté, que la construction d’une pratique professionnelle commune constitue une continuité majeure entre les fondateurs de « l’histoire historisante » et Marc Bloch (Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Belin, 1996, p. 60-70 et 81-89).
  • [19]
    Terry N. Clark, Prophets and Patrons : The French University and the Emergence of Social Sciences, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1973, p. 73.
  • [20]
    Emprunt, signalé, à Martin Munslow, « Qu’est-ce qu’une constellation philosophique ? Propositions pour une analyse des réseaux intellectuels », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 64, no 1, 2009, p. 81-109.
  • [21]
    Thomas Hirsch semble y avoir pensé s’agissant des réseaux d’idées, mais a il écarté cette direction de recherche : « Les conceptions sociologiques du temps se trouvent […] prises dans un écheveau de liens scripturaires si serré qu’une représentation graphique en serait des plus malaisées » (p. 387).
  • [22]
    L’étude du milieu strasbourgeois a déjà été entreprise et montre bien que la morphologie du « petit monde » est possible et féconde : C.-O. Carbonell et G. Livet (dir.), op. cit. ; John E. Craig, Scholarship and Nation Building : The Universities of Strasbourg and Alsatian society, 1870-1939, Chicago, University of Chicago Press, 1984 ; Bertrand Müller, « L’université de Strasbourg dans l’immédiat après-guerre (1919-1925). Lieu ou moment de reconfiguration des sciences sociales ? », Revue d’histoire des sciences humaines, no 33, 2018, p. 211-240.
Christian Topalov
Christian Topalov, sociologue et membre du Centre Maurice-Halbwachs (CMH), enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a récemment publié une édition critique des Écrits d’Amérique de Maurice Halbwachs (Éd. de l’EHESS, 2012), Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago 1880-1930 (Classiques Garnier, 2015) et Philanthropes en 1900 (collectif, Créaphis, 2019).
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/04/2019
https://doi.org/10.3917/gen.114.0160
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Belin © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...