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La promesse de l’Est. Espérance nazie et génocide 1939-1943, Christian Ingrao, Paris, Seuil, 2016, 468 p.
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1La dictature nazie et les crimes de masse continuent à exercer une fascination qui se traduit par la publication de centaines de livres et de thèses par an. Ponctuée épisodiquement par d’importantes controverses scientifiques, politiques et mémorielles, l’historiographie du nazisme des trente dernières années s’est sans cesse renouvelée. La richesse des archives exploitables et la constitution de cette courte et tragique séquence historique en « cas-limite » ont fait du Troisième Reich un terrain d’investigation particulièrement heuristique pour travailler un ensemble de questions centrales aux sciences sociales : les ressorts idéologiques, coercitifs et sociologiques de la domination et l’exercice de la violence [1] ; le charisme en politique [2] ; les effets de la socialisation, les croyances et représentations [3] ; les dynamiques structurelles et conjoncturelles de la radicalisation ou encore, plus récemment, la subjectivité et les émotions [4] qui ont suscité, en particulier, le débat suite à la publication en 2006 du roman de Jonathan Littell, Les Bienveillantes. Longtemps structurée par des controverses interprétatives présentant des explications mutuellement exclusives de la radicalisation d’un régime et de l’accomplissement du génocide, la production historiographique plus récente est marquée par une diversification des problématiques, méthodes, échelles et objets d’analyse. Dans cette littérature foisonnante, les projets de colonisation des territoires polonais et soviétiques entre 1939 et 1943, pourtant centraux dans le discours nazi sur l’espace vital, ont été étonnamment peu étudiés, une lacune dans l’historiographie que Christian Ingrao s’est efforcé de combler. La reconstruction des origines, des principes d’action et des effets de cette politique de gestion raciale des populations découlant des projets de colonisation à partir de sources dispersées et souvent incomplètes représente un tour de force et le premier intérêt de ce livre. Mais loin de constituer un récit linéaire et descriptif, Christian Ingrao fait l’hypothèse que la « Promesse de l’Est », en tant que projet suscitant l’adhésion enthousiaste d’un ensemble d’acteurs spécialisés et plus largement de la société allemande [5], a contribué à rendre nécessaire et souhaitable, aux yeux de ses promoteurs, l’expulsion et l’extermination de millions de Juifs et de Slaves.

2Ce livre prolonge les travaux antérieurs de l’auteur sur les « intellectuels d’action [6] » à l’époque nazie et leur rapport à la violence [7]. Ce dernier est le produit d’une rencontre entre, d’un côté, la vision du monde d’une génération d’intellectuels nés dans la première décennie du xxe siècle [8], formés dans les meilleures universités allemandes et, de l’autre, le contexte de guerre totale et de fluidité institutionnelle qui a produit des meurtriers de masse, travaillant dans les bureaux ou dans les camps ou participant directement à la « Shoah par balles ». Or, au lieu de s’interroger uniquement sur l’interaction entre les prédispositions idéologiques à la haine et la violence et le contexte qui déshumanise les victimes ou opère une taylorisation de la mise à mort qui la rend supportable, Ingrao s’interroge dans ce livre sur « l’attractivité du système de croyances nazi », c’est-à-dire sur le sentiment d’œuvrer à un avenir meilleur, ce qui nécessite une prise en compte des « affects et [d]es émotions générés par le sentiment d’œuvrer pour la réalisation de l’utopie raciale et sociale » (p. 23). La mort programmée par différents moyens des populations juives et slaves devient à partir de 1941 un « sale boulot », nécessaire à la réalisation de cette promesse, mais pas une fin en soi, au moins jusqu’à l’abandon du projet suite aux revers militaires de 1943. L’auteur s’inspire ici des perspectives ouvertes depuis une vingtaine d’années par Götz Aly qui, dans une interprétation plus économique, était le premier à penser la confiscation des biens juifs, la prédation économique dans l’Europe occupée et la Shoah comme le résultat d’une volonté de consolider le soutien de la population allemande grâce au maintien du niveau de vie et à l’accélération de la mobilité sociale ascendante [9]. De façon analogue, mais davantage centrée sur les croyances et l’idéologie comme matrice d’émotions, Christian Ingrao montre que les projets démesurés de repeuplement à l’Est entre 1939 et 1943 ne doivent pas être réduits à un leurre pour masquer la nature réelle du régime mais constituaient un avenir désirable auquel les protagonistes croyaient avec ferveur. L’élimination programmée de millions de personnes ne pouvait pas être pensée, justifiée ou traduite en action sans l’existence d’une utopie puissante qui la rendait pensable. La thèse centrale du livre consiste ainsi à montrer comment la réalisation de la promesse d’un Reich millénaire du Rhin jusqu’à l’Oural, du cercle arctique jusqu’à la mer Caspienne, peuplé de 600 millions d’Allemands racialement purs à l’horizon de cinq cents ans, est une affaire d’adhésion, d’espérance, de ferveur et d’utopie tout autant qu’une affaire de haine et d’angoisse.

3Centré sur les « intellectuels d’action », docteurs en droit, agronomie, géographie ou ethnographie qui ont peuplé les différentes institutions chargées de la gestion des populations en territoire conquis, le livre fait travailler ensemble plusieurs paradigmes explicatifs. Ainsi, après la restitution fine dans le prologue de la chronologie des projets de dépeuplement / repeuplement des territoires conquis à l’Est entre l’automne 1939 et le printemps 1943, chacun des neuf chapitres thématiques cerne un objet, un groupe d’acteurs ou une échelle particulière. Avec une plume alerte et une vraie liberté de ton, Christian Ingrao implique son lecteur dans les différentes étapes de son enquête, le conduisant à explorer tour à tour la nébuleuse des institutions de la polyarchie bureaucratique du Troisième Reich (chapitre 1), le contexte de socialisation des planificateurs et promoteurs zélés de ce projet d’« ethnomorphose » (chapitre 2), le rôle des jeunes volontaires (chapitre 3) et l’analyse des onze plans et projets architecturaux, urbanistiques et agraires élaborés au cours de cette période (chapitres 4 à 6). L’ouvrage se termine par une analyse située à Zamość (chapitres 7 à 9), province aux confins de la Pologne et de l’Ukraine, à la documentation particulièrement riche, qui a constitué le laboratoire d’expérimentation du projet le plus abouti, censé être par la suite généralisé jusqu’à l’Oural.

4En schématisant l’administration de la preuve proposée par l’auteur, le rôle central de la promesse d’une nouvelle société allemande dans l’accomplissement du génocide peut se comprendre en additionnant plusieurs dynamiques et registres explicatifs. Tout d’abord, l’auteur étudie finement l’élaboration d’une série de représentations depuis la fin du xixe siècle, à la fois dans les mondes académiques et, de manière un peu moins précise, dans l’imaginaire populaire, qui construit, un peu à la manière du mythe de la frontière américaine, l’Europe centrale et orientale comme un territoire à la fois vide et dangereux, où les populations allemandes sont menacées de disparition. À la suite de la signature du traité de Versailles, ces imaginaires sont particulièrement investis dans des mobilisations intellectuelles et politiques. Plusieurs disciplines académiques, du droit à l’agronomie en passant par la géographie et l’ethnologie, se saisissent de cet enjeu et nourrissent un débat public intense.

5Cette matrice cognitive faite de « déterminisme racial, [d’]angoisse eschatologique et [d’]attente impériale » (p. 357), particulièrement virulente après 1919, sera intériorisée par les hommes qui seront plus tard actifs dans la planification de l’utopie nazie. Si sociologiquement peu de choses les distinguent des autres étudiants d’extrême-droite qui entreront au Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei (NSDAP) et dans la Schutzstaffel (SS), Ingrao note que ceux qui seront reconnus au sein de la SS et des institutions civiles comme experts en ethnonationalisme et en gestion des populations ont été souvent formés dans des universités prestigieuses situées aux frontières du Reich : Tübingen, Königsberg ou Leipzig, notamment. Dans les départements universitaires de ces villes, les mouvements pangermanistes comme le Deutscher Schutzbund ont été particulièrement actifs et ont multiplié des colloques et meetings thématisant une germanité à l’Est en danger existentiel, entourée, submergée et assimilée, culturellement et racialement, par les peuples slaves. L’Est est en même temps constitué en terre vierge par des géographes et agronomes, en espace vide à conquérir et à rendre productif pour une population allemande trop dense, trop urbanisée et à l’étroit dans les frontières définies à Versailles. Entrés précocement au NSDAP et souvent dans la SS par réseaux de cooptation, ces intellectuels accumulent des expériences pratiques à partir de 1938 dans la gestion des populations juives à Vienne et en Bohème avant de se trouver, dès l’automne 1939, en Pologne occupée ou dans de nouveaux services administratifs spécialement créés à Berlin. Ils puisent alors dans les représentations et travaux académiques accumulés depuis le début des années 1920. Ce sont également ces représentations qui seront activées par la propagande entre 1939 et 1943 dans le but de trouver des milliers d’étudiants volontaires pour l’accompagnement de la relocalisation des personnes de « race » allemande dans les territoires occupés.

6À cette histoire sociale des artisans et exécutants qui rend compte des dispositions et motivations, Christian Ingrao ajoute l’analyse magistrale du paysage complexe et mouvant des institutions en concurrence autour de cette question, tant à Berlin que dans les territoires occupés. Suivant la trace des onze projets de repeuplement des territoires conquis qui se succèdent entre 1939 et 1943 et que produisent trois administrations différentes, le livre montre l’importance de la concurrence institutionnelle et personnelle dans la radicalisation des projets successifs. La première institution, créée en octobre 1939, est le RKFDV (Reichskommisariat für die Festigung deutschen Volkstum, « Commissariat pour le renforcement de la germanité ») placé sous la direction de Himmler et qui devait initialement s’occuper des Allemands dans les territoires conquis. Le deuxième opérateur est le RSHA (Reichssicherheitshauptamt, « Office principal de la sécurité du Reich ») dirigé par Heydrich. À partir de 1939, il regroupe l’ensemble des organes de sécurité, dont le service dirigé par Eichmann qui a joué un rôle déterminant depuis 1938 dans les mesures antijuives d’identification des populations, de confiscation des biens économiques et de gestion territoriale des populations. À partir de 1939 les hommes de Heydrich et d’Eichmann se redéploient en Pologne et étendent leur savoir-faire non seulement aux mesures antijuives de plus en plus radicales, mais aussi à la planification de la logistique d’identification et de relocalisation des Allemands sur ces territoires, faisant de ce service, malheureusement peu documenté, un point d’articulation entre les politiques de germanisation et les politiques de concentration, puis d’extermination, des Juifs. Enfin, la SS représente la troisième institution centrale dans l’élaboration du nouvel ordre social et racial, et plus particulièrement en son sein les services administratifs et économiques. Absents de l’histoire que Christian Ingrao reconstruit jusqu’à la fin 1941, ces services, eux-mêmes en constante réorganisation et expansion, émergent comme l’acteur dominant en 1942, traduisant l’expansion tous azimuts des prérogatives de la SS. C’est en particulier le groupe chargé de la construction d’immeubles et de bâtiments qui s’empare de l’élaboration des derniers plans grâce à sa capacité à disposer de la force de travail de millions de prisonniers et des ressources économiques à l’Est. La première institution (le RKFDV) s’appuie sur un savoir-faire à la fois ethnologique, racial et géographique et pense l’avenir dans les termes d’une planification spatialisée qui réorganise le peuplement selon une hiérarchie raciale et culturelle stricte. La deuxième (le RSHA) « excelle » dans l’organisation bureaucratique d’identification et de transport des populations, tandis que les services économiques de la SS s’emparent de la planification économique et de l’exploitation de la main-d’œuvre et organisent son travail selon une logique statistique.

7La concurrence institutionnelle a été alimentée et entretenue par l’évolution très rapide du contexte sur le front – et des décisions politiques qui ont généré des « problèmes » que chaque institution a saisis pour renforcer son périmètre d’action. Ainsi, la conquête d’espaces très vastes à partir de l’été 1941 à la fois rend possible le déploiement de l’utopie à l’échelle d’un continent, mais fait rentrer des millions de « surnuméraires » au cœur des préoccupations, d’autant plus que le plan d’approvisionnement de la Wehrmacht consistait à ne pas nourrir les unités pour les pousser à prélever leurs besoins sur les territoires conquis. Les populations considérées comme indésirables sont expulsées et concentrées dans des ghettos et territoires « dépotoirs » tandis que les populations identifiées comme allemandes ou à ascendance allemande doivent former le noyau de la colonisation / reconquête raciale de l’Est dans des villages et fermes « modèles » conçus par des agronomes et géographes. Ces déplacements de population ont été pensés à la fois comme des outils de contrôle du patrimoine racial germanique, comme des dispositifs d’exploitation économique et comme un préalable à la construction d’une société harmonieuse. Le peuplement spatial devait ainsi isoler et découper les populations slaves privées de leurs élites et réduites à l’état d’esclaves, tandis que les zones de peuplement germaniques étaient censées suivre des cordons pénétrants reliant ces espaces au vieux Reich (p. 171). Ingrao documente ainsi comment la réalisation de l’utopie se heurte au chaos et à la faible proportion de populations considérées comme racialement pures qui conduit, après une première phase de politique de déplacement de populations, à une extermination par le travail des Juifs puis à leur extermination physique et, pour les populations slaves, à une « politique démographique consciemment négative », pour reprendre l’expression d’un des projets, par la famine programmée, la stérilisation et la privation de soins médicaux (p. 191). La pratique génocidaire, en marche depuis l’automne 1941, est devenue la précondition de la germanisation.

8Si la manière d’associer des explications auparavant mutuellement exclusives en termes d’idéologie, d’histoire sociale des intellectuels nazis et de radicalisation bureaucratique entraîne pleinement la conviction du lecteur, l’objectif annoncé de contribuer à l’anthropologie de l’émotion nazie, de réussir en d’autres termes à isoler l’émotion d’autres mobiles et logiques d’action, à partir des sources écrites disponibles, suscite en revanche des réserves.

9Les intellectuels nazis chargés de traduire cette utopie en réalité agissent effectivement avec zèle, se battent pour les ressources afin d’établir les premiers villages modèles, élaborent avec enthousiasme des expositions et projets de villes et villages nouveaux et préparent une politique de « dépopulation » qui signifie concrètement l’expulsion de 31 millions de personnes de leurs terres et la mort programmée de dizaines de millions d’autres. Doit-on pour autant suivre l’auteur dans l’hypothèse de l’importance qu’il accorde à l’émotion comme facteur explicatif de ces engagements ? La documentation disponible et mobilisée permet-elle d’accéder au « for intérieur » et aux motivations qui sortent du registre de l’intérêt, du sens du devoir ou de l’obéissance ?

10Pour étayer son hypothèse, l’auteur développe longuement la prégnance des discours sur l’Est et sur la germanité en péril, qui inculquerait des visions du monde partagées non seulement chez les intellectuels nazis formés dans les années 1920 mais aussi chez les milliers d’étudiants volontaires socialisés après 1933. L’invasion de la Pologne puis la conquête de vastes territoires après l’été 1941 rendent pensable un ambitieux projet d’ingénierie socio-raciale, armée par les différents savoirs académiques, sur une échelle jamais réalisée. Pour l’auteur, le sentiment d’être investi d’une mission historique pour reconstruire un monde meilleur permet de justifier les sacrifices du présent, de comprendre l’exaltation et en même temps l’indifférence pour le sort des Juifs et Slaves, dont l’existence est pensée comme un obstacle, une somme de bouches inutiles à nourrir, voire un risque pour la sécurité des colons. L’état de la documentation, très lacunaire sur la planification et les rapports d’activité « bureaucratiques », permet certes d’expliciter les visions et divisions du monde social en fonction de critères raciaux de la part de leurs auteurs, mais ne permet pas en revanche d’accéder avec certitude aux motivations profondes de ce zèle : ces dernières peuvent relever aussi bien d’une volonté de faire carrière, de se comporter selon les attentes des pairs ou des supérieurs hiérarchiques, ou d’agir dans le sens du travail bien fait en « réglant » les problèmes que se posent les bureaucraties en territoire occupé. De même, Ingrao documente les expositions grand public et l’énergie que déploient les architectes, agronomes et urbanistes pour concevoir des villes, villages et exploitations agricoles dignes de cette utopie, il cite les discours emphatiques des lendemains qui chantent, mais là encore il est difficile de distinguer ce qui relève de l’engagement professionnel, de la conformité au discours propagandiste attendu, ou d’une véritable adhésion obsessionnelle à une utopie devant être réalisée par tous les moyens. Le zèle que montrent les « ethnocrates » n’exclut certes pas une dimension émotionnelle, mais le déroulement du génocide peut aussi bien être expliqué par le jeu bureaucratique, par le sens du devoir ou celui du « travail allemand de qualité », pour reprendre l’expression forgée par Alf Lüdtke afin de saisir la participation des ouvriers allemands aux pratiques génocidaires ou à l’encadrement des travailleurs esclaves dans les usines [10]. Si Christian Ingrao reste prudent sur les motivations des intellectuels, il insiste davantage sur les émotions des volontaires, souvent des étudiants et presque tous membres du parti nazi, qui ont œuvré auprès des colons allemands dans les camps de transit ou lors de leur relogement dans les villages polonais vidés de leur population. Ingrao mobilise les comptes rendus des missions de terrain des SS, des rapports d’activités des responsables de l’Osteinsatz et des rapports d’expérience de volontaires conservés dans les archives. Ces documents, souvent écrits à la première personne et visant à rendre compte d’une expérience, assument un point de vue subjectif, contrairement aux plans et projets rédigés sur un ton impersonnel et en posture de surplomb dans les bureaux berlinois. Ils décrivent le sentiment de vivre une aventure, la peur ressentie par l’auteur et les autres Allemands qui font leur devoir à proximité du front ou dans des zones où les partisans sont actifs. Mobilisant des représentations de l’Est comme territoire à la fois vide et peuplé d’ennemis, les récits de leur action auprès des colons utilisent effectivement un vocabulaire émotionnel et emphatique : ils disent leur sentiment de satisfaction et de bonheur d’aider les colons à s’installer dans des fermes et villages, de participer à la mise en valeur de cette terre, de remettre en ordre les maisons désertées des paysans polonais expulsés ; ils relatent la joie des colons qui s’installent, une joie sans doute aussi liée au fait d’avoir pu sortir des camps de transit après des mois d’attente ; ils soulignent enfin la fierté des volontaires d’avoir pu contribuer à la réalisation d’une société sans classes, apaisée, pacifiée et porteuse d’un renouveau du peuple. Si ces textes plus emphatiques, subjectifs et peu formatés tranchent singulièrement avec la tonalité distante et froide des documents administratifs, s’agit-il pour autant de documents qui permettent de déceler un attachement émotionnel à l’utopie ?

11Narrées sur le mode de l’aventure, de la mise en danger et du sacrifice de soi, ces missions de « terrain » sont vécues comme une sorte de baptême de feu. Les récits, qui restent malgré tout des comptes rendus envoyés à une administration, sont rédigés par des militants nazis, fortement socialisés aux rhétoriques de justification de la guerre contre l’URSS et à l’objectif d’une utopie raciale qui la sous-tend. Ces documents peuvent ainsi être lus à la fois comme des variantes d’un discours général (encore optimiste jusqu’en 1942), typiquement attendu de la part d’un officier SS en mission d’observation ou d’un étudiant volontaire membre du parti, et comme des récits pour soi, où chaque auteur justifie à ses propres yeux et ex post l’utilité de l’expérience, dans des formes instituées par le rôle social du militant qui fait son devoir près du front Est. Conformité au rôle et à la rhétorique attendus ou croyance profonde, les mobiles des acteurs restent impossibles à établir avec certitude.

Notes

  • [1]
    Christopher Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, trad. de l’anglais par Élie Barnavi, Paris, Les Belles Lettres, 1994 (éd. orig. Ordinary Men : Reserve Police Battalion 101 and the Final Solution in Poland, New York, Harper Perennial, 1992) ; Elissa Mailänder Koslov, « “Going East” : Colonial experiences and Practices of Violence of the Female and Male Camp Guards in Majdanek (1941-1944) », Journal of Genocide Research, vol. 10, no 4, 2008, p. 559-578.
  • [2]
    Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, trad. de l’anglais par Jacqueline Carnaud et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 1995 (éd. orig. Hitler. Profiles in Power, Londres, Longman, 1991).
  • [3]
    Ian Kershaw, The End, New York, Penguin, 2011.
  • [4]
    Johann Chapoutot, La loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, 2014.
  • [5]
    Thomas Kühne, Belonging and Genocide : Hitler’s Community, 1918-1945, New Haven, Yale University Press, 2010.
  • [6]
    Christian Ingrao, Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Paris, Fayard, 2010.
  • [7]
    Christian Ingrao, Les chasseurs noirs. La brigade Dirlewanger, Paris, Perrin, 2006.
  • [8]
    Voir aussi : Édouard Conte et Cornelia Essner, La quête de la race. Une anthropologie du nazisme, Paris, Hachette, 1995.
  • [9]
    Götz Aly, « Endlösung ». Völkerverschiebung und der Mord an den europäischen Juden, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1996 ; Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands. Le IIIe Reich, une dictature au service du peuple, trad. de l’allemand par Marie Gravey, Paris, Flammarion, 2005 (éd. orig. Hitlers Volksstaat. Raub, Rassenkrieg und nationaler Sozialismus, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2005).
  • [10]
    Alf Lüdtke, « “Deutsche Qualitätsarbeit” – ihre Bedeutung für das Mitmachen von Arbeitern und Unternehmern im Nationalsozialismus », in Aleida Assmann, Frank Hiddemann et Eckhard Schwarzenberger (dir.), Firma Topf & Söhne – Hersteller der Öfen für Auschwitz. Ein Fabrikgelände als Erinnerungsort ?, Francfort-sur-le-Main, Campus, 2002, p. 123-138.
Jay Rowell
Jay Rowell, sociologue et politiste, est chercheur au CNRS et membre du laboratoire Sociétés, acteurs et gouvernement en Europe (SAGE, CNRS-Univ. de Strasbourg). Ses travaux portent sur l’analyse sociologique de l’Union européenne, ses politiques sociales et ses instruments de connaissance et d’action. Il a récemment édité, avec Didier Georgakakis, The Field of Eurocracy. Mapping European Actors and Professionals (Palgrave, 2013).
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/03/2018
https://doi.org/10.3917/gen.110.0157
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