1Souvent dans une position fragile au sein de l’économie de la presse, la critique culturelle fait en outre fréquemment l’objet de… critiques, par les acteurs des univers culturels concernés, le public, les journalistes et les critiques eux-mêmes : incompétence, manque d’enthousiasme, plaisir de détruire, connivence avec les artistes, uniformisation des points de vue, etc. Le poids croissant des logiques marchandes contribuerait également à éroder l’esprit critique et à réduire les marges de manœuvre éditoriales. Mais surtout (pour ce qui nous concerne ici), la critique est régulièrement taxée de snobisme et d’élitisme : ses opinions seraient – souvent volontairement – déconnectées de celles du public, à tel point que la critique n’exercerait plus aucun effet sur les choix du public et serait donc devenue inutile.
2À cette prétendue impuissance des critiques répond l’existence de figures, individuelles ou collectives, dont le pouvoir de prescription serait tel qu’il pourrait à lui seul engendrer le succès et la reconnaissance d’un artiste ou d’un bien culturel [1] : Lucien Rebatet durant l’Occupation (Hugues 1997) ou Les cahiers du cinéma dans les années 1960 (Baecque 2003) pour le cinéma, Francisque Sarcey à la fin du xixe siècle pour le théâtre (Bouchardon 2015), Bernard Pivot dans les années 1970 et 1980 pour la littérature (Brasey 1987 ; Ducas 2003), Henri Gault et Christian Millau dans les années 1970 (Naulin 2012) ou Craig Claiborne aux États-Unis (Davis 2009) pour la gastronomie, ou le critique vinicole Robert Parker (Chauvin 2005).
3Cependant, les « effets » des critiques sur les consommateurs, tels que tentent de les mesurer et de les prédire les travaux de cultural economics (Debenedetti 2006 ; Duval 2012), ne peuvent être analysés de manière isolée. L’« effet propre » d’une critique est incommensurable, car cette critique s’inscrit dans un champ de production, ses rapports de force et l’histoire de ces luttes. Le pouvoir de prescription résulte de la production d’une croyance (Bourdieu 1977), dont il ne s’agit pas de nier qu’elle puisse avoir des effets sur le champ concerné ; mais, même inégalement distribué, ce pouvoir n’est jamais monopolisé par un unique agent. En effet, la critique fait partie d’un ensemble de pratiques d’intermédiation qui visent à « contrôler les conditions et les effets de la réception des œuvres en promettant de réduire l’incertitude sur le succès » (Roueff 2014). Le travail des critiques prend place dans un espace de la critique aux multiples polarités : du défrichage par la presse avant-gardiste à sa reprise (ou non) par la presse grand public, par exemple. Il s’inscrit également dans des relations d’interdépendance avec d’autres catégories de professionnels de l’industrie musicale [2] : distributeurs, attachés de presse, etc.
4C’est le pouvoir de prescription de la critique culturelle [3] et sa contribution à la construction des valeurs artistiques ou économiques dont nous esquisserons ici l’analyse, à partir du cas de la musique rock et du webzine Pitchfork [4]. Plutôt que de raisonner en termes d’effets (et d’« effet propre » de Pitchfork), nous adopterons une approche relationnelle, en essayant d’objectiver la position occupée par Pitchfork (et l’évolution de cette position) dans les « chaînes de prescription », puis de construire un « champ de la critique rock » à l’aide de la technique statistique d’analyse des correspondances multiples.
Du fanzine en ligne à la « bible de l’indie rock »
5Lorsque Ryan Schreiber crée le magazine en ligne (webzine) Pitchfork en 1995 [5], l’espace éditorial étasunien centré sur la musique rock existe depuis une trentaine d’années, au cours desquelles il a connu des processus de professionnalisation, de diversification et de spécialisation (Lindberg et al. 2005). Au terme de ces évolutions, cet espace est devenu relativement stable et centré sur deux magazines dominants, Rolling Stone et Spin, aux lignes éditoriales souvent éloignées de ce qui est considéré comme l’avant-garde de la production rock : le « rock indépendant [6] ». L’offre de discours et d’informations sur le rock proposée sur internet est quant à elle encore très limitée. Il y a donc dans l’univers de la critique rock étasunienne une lacune structurale, une « position à faire » (Bourdieu 1992 : 131) par la prise en compte de la production rock considérée comme « alternative », émanant principalement des maisons de disques indépendantes.
6Amateur passionné de rock indépendant depuis l’adolescence, Schreiber perçoit l’existence de cette « position à faire » et il est disposé à la construire. Fils d’agents immobiliers, il grandit dans la banlieue de Minneapolis (Minnesota) et arrête ses études à la fin du lycée : il est relativement démuni en capital économique comme en capital scolaire. Cependant, Schreiber lit de nombreux magazines spécialisés dans la musique rock, écoute les radios alternatives et/ou étudiantes et devient vendeur dans un magasin de disques, activités qui le socialisent à diverses facettes de l’industrie musicale. De plus, plusieurs de ses amis publient des fanzines, mettant ainsi en évidence la possibilité d’un passage à l’acte critique, même avec des ressources matérielles limitées. Lorsqu’il est initié à internet par un ami, il décide de créer son site web, en 1995 : celui-ci s’appelle tout d’abord « Turntable », puis « Dotpitch » et enfin « Pitchfork [7] » l’été 1996 [1]. Schreiber commence donc à écrire sur son site des chroniques de disques, sans avoir aucune expérience d’édition ou d’écriture. Durant les premières années, il travaille principalement seul, même s’il fait parfois appel à des pigistes rémunérés en « CD promo ». Pitchfork a alors toutes les caractéristiques d’un fanzine : manque de capital économique, bénévolat, absence de division du travail, apprentissage sur le tas, réseaux de distribution non institutionnels (Étienne 2003).
7Mais si la situation économique de Pitchfork est encore précaire, l’audience du site commence à augmenter. L’année 2000, avec une critique remarquée du dernier album de l’un des groupes de rock les plus reconnus du moment (Radiohead), marque ainsi un moment charnière dans la carrière de Pitchfork. Par la suite, le succès public de Pitchfork continue de croître, de manière exponentielle, pour atteindre quatre cent mille visites quotidiennes en 2010.
8Pitchfork évolue aussi en tant qu’organisation. En 2004, Schreiber recrute ses deux premiers salariés ; Pitchfork en compte six en 2006 (dont un responsable de la publicité), quinze en 2008 et une cinquantaine en 2013, répartis entre Brooklyn et Chicago. Le nombre de pigistes augmente également, atteignant une cinquantaine en 2005, et ceux-ci possèdent majoritairement des qualifications et/ou une expérience de journalisme, ce qui n’était pas le cas durant les premières années [3].
9Au fil de sa trajectoire, Pitchfork s’éloigne de l’économie et du format du fanzine. Ses ressources économiques sont importantes (le chiffre d’affaire annuel en publicité est estimé à plus de cinq millions de dollars en 2013 et provient principalement d’annonceurs situés hors de l’industrie musicale), ses rédacteurs sont rémunérés et qualifiés, le travail est nettement divisé, la production de contenu est rationalisée et touche un public très large. Cette professionnalisation s’accompagne d’une diversification des activités : organisation de festivals, production de contenus vidéos.
« An indie rock yogi » : la consécration d’un prescripteur incontournable
10Le succès public de Pitchfork est très important, avec environ quatre millions de visiteurs uniques chaque mois. Mais la reconnaissance vient aussi des professionnels de la musique et des médias. Ryan Schreiber reçoit ainsi l’« honorary art degree » du Columbia College de Chicago, est considéré par le magazine People comme l’une des vingt-cinq personnes les plus puissantes de l’industrie du disque en 2006 et est nommé deux fois – en 2009 et 2011 – par le magazine Time dans son classement annuel des personnes les plus influentes. Pitchfork remporte en 2013 le « National Magazine Award » pour son excellence générale dans les médias digitaux et le prix de meilleure chaîne de divertissement pour Pitchfork.tv. Mais au-delà des nominations et des prix, c’est le pouvoir de prescription de Pitchfork qui est souligné par la plupart des acteurs de l’industrie musicale (Figure 1) : le webzine a acquis une position dominante, ses jugements sont connus et reconnus, appréciés ou honnis, attendus et redoutés, et dans tous les cas incontournables [8].
Métaphores employées pour désigner Pitchfork

Métaphores employées pour désigner Pitchfork
Note : Les variations de taille de la police de caractères mettent en exergue les expressions les plus marquantes.11La centralité de Pitchfork est tout d’abord reconnue par les autres critiques rock. Dave Itzkoff, ancien rédacteur de Spin, explique ainsi que ses collègues et lui consultaient le webzine à la fois comme une source d’information et comme indicateur : si Pitchfork s’enthousiasmait pour un nouveau groupe, la rédaction de Spin s’empressait de s’interroger sur sa propre ligne par rapport à ce groupe. Il voit là le signe que la valeur de Spin comme filtre cohérent et digne de foi a décliné au profit de Pitchfork [2]. Le rédacteur en chef de Blender, important magazine de musique étasunien dans les années 2000, souligne lui aussi le rôle de « tastemaker » de Pitchfork [4]. L’enjeu est alors de tenter de résister à la dérive vers le pôle le plus conservateur de l’espace critique, au vieillissement social hâté par les critiques plus avant-gardistes.
« Pitchfork est pris au sérieux. Les critiques de la presse écrite ont tendance à penser : “On va passer pour une bande de vieux grincheux stupides si on ne suit pas rapidement là-dessus”. »
13Les propriétaires de magasins de disques reconnaissent aussi le contrôle exercé par Pitchfork sur la musique indépendante. Plusieurs d’entre eux expliquent ainsi adapter leur approvisionnement à la tonalité des critiques publiées sur le webzine et percevoir leur impact sur les demandes de la clientèle et sur les ventes [4], comme l’illustre ce témoignage d’un responsable d’un magasin de disques de Chicago :
« Je regarde tout le temps le site, parce que j’ai besoin de savoir ce que les gens vont me demander. S’ils font une critique élogieuse d’un disque, avec une bonne note, ça devient dingue. »
15De même, le personnel des maisons de disque est attentif aux critiques publiées par Pitchfork. Le responsable de la promotion du label indépendant Merge déclare par exemple :
« Je pense que pour 90 % de l’industrie musicale, se connecter à Pitchfork est la première chose qu’ils font le matin pour voir ce qui a été écrit sur leurs groupes – et voir s’ils vont devoir passer la journée à réconforter l’ego d’un de leurs artistes. »
17Les journalistes de Pitchfork font d’ailleurs l’objet d’une attention particulière de la part des attachés de presse des labels [7], qui tentent ainsi de cadrer leur jugement (Naulin 2010).
18Par ailleurs, aux côtés de sa production critique, Pitchfork publie également des « news » sur l’actualité de la musique rock. Or sa position dominante lui procure une relation privilégiée avec les principales sources d’information : les maisons de disques. Pitchfork bénéficie ainsi régulièrement d’exclusivités et de priorités dans la publicisation de « news » ou de nouveaux albums ou morceaux d’artistes attendus, ce qui place le webzine en amont de la circulation de ces informations – massivement reprises – et contribue in fine à renforcer sa domination (Champagne et Marchetti 1994).
19Au final, c’est l’ensemble des professionnels impliqués dans la production et la diffusion de la musique indépendante – directeurs artistiques de maisons de disques, rédacteurs de magazines, programmateurs de radio, gérants de magasins de disques, etc. – qui se doivent de prendre en compte les jugements de Pitchfork dans leur travail quotidien [4], ces professionnels constituant même pour certains le cœur du lectorat du webzine [7].
The « Pitchfork effect » : pouvoir de prescription et production de la croyance
20Le pouvoir de prescription de Pitchfork est supposé tel qu’il serait littéralement capable de « faire » des groupes, c’est-à-dire de transformer un artiste inconnu en un artiste à succès, ou, symétriquement, de tuer symboliquement un artiste par une mauvaise critique. Ce pouvoir de vie et de mort porte même un nom, le « Pitchfork effect », expression inventée en 2006 par le journaliste culturel du New-York Times Dave Itzkoff dans les pages du très sérieux magazine Wired et régulièrement reprise depuis lors. On trouve un certain nombre d’exemples du « Pitchfork effect » dans la presse anglo-saxonne. Sa manifestation la plus ancienne daterait de 2003, où la note de 9,2/10 accordée par Ryan Schreiber lui-même au second album du groupe canadien Broken Social Scene aurait eu un impact instantané sur la fréquentation de leurs concerts, selon l’un des fondateurs du groupe :
« C’est à ce moment-là que les coups de téléphone ont commencé. Lors de notre tournée suivante, on affichait soudain complet. Tout le monde venait nous voir en disant : “On a entendu parler de vous sur Pitchfork”. Ça nous a ouvert des portes. Ça nous a donné un public. »
22Mais l’exemple le plus répandu est celui du groupe canadien Arcade Fire. En septembre 2004, deux jours avant sa sortie officielle, le premier album du groupe, Funeral, est noté 9,7 dans Pitchfork. Dans les semaines qui suivent, les ventes de l’album explosent : Funeral génère les ventes les plus rapides des quinze ans d’histoire de son label Merge, qui voit pour la première fois un album qu’il a produit entrer dans le « Billboard 200 [9] » [4]. En 2010, Arcade Fire devient le premier groupe signé sur un label indépendant à gagner le « Grammy Award [10] » de l’album de l’année.
23Le cas du groupe Tapes’n Tapes est similaire. Son album The Loon sort sur le propre label du groupe en 2005 et est évalué positivement par Pitchfork (il obtient le statut de « Best New Music » et une note de 8,3). Les ventes du disque augmentent immédiatement [8]. Dans la foulée, le groupe signe un contrat de licence international avec le label anglais XL Recordings et joue sa musique sur une chaîne de télévision nationale, dans la célèbre émission « The Late Show with David Letterman » [9].
24Si Pitchfork semble donc capable de faire accéder des musiciens à la reconnaissance et au succès public, la trajectoire de Travis Morrison est régulièrement convoquée pour démontrer que les jugements du webzine pourraient aussi mettre un terme à une carrière. À la fin des années 1990, Morrison est le leader du groupe the Dismemberment Plan, dont l’album de 1999 Emergency & I est soutenu avec ferveur par Pitchfork, qui l’élit album de l’année [10]. Mais quand en 2004, un an après la séparation du groupe, Morrison entame sa carrière solo et sort l’album Travistan, le vent a tourné : Pitchfork gratifie le disque d’un cinglant 0,0/10. Et selon l’artiste, l’effet est radical :
« Jusqu’au jour où la critique a été publiée, lorsque je donnais un concert en solo les gens pensaient : “C’est notre gars, notre gars excentrique”. Ils ont littéralement changé d’avis du jour au lendemain. Partout où j’allais, les journaux locaux régurgitaient la critique de Pitchfork. Je savais que les gens essayaient de comprendre s’ils avaient bien fait de venir ou non. L’atmosphère a changé de manière extrême. »
26Les stations de radio étudiantes qui avaient diffusé la musique du groupe décident alors de ne pas le faire pour le nouvel album et certains disquaires refusent même de vendre le disque. Depuis, Morrison a pris un emploi de programmeur informatique et chante dans le chœur d’une église méthodiste à Alexandria (Virginie) [11].
27À première vue, le pouvoir prescriptif de Pitchfork semble donc incontestable, et son effet s’exercer tant sur le public que sur les professionnels de l’industrie musicale. Pourtant, il est bien difficile de donner une mesure objective du « Pitchfork effect ». Tout d’abord, l’affirmation de l’existence de cet effet suggère sa systématicité ; or il est facile de trouver des contre-exemples. Ainsi, le groupe Beach House est soutenu à ses débuts par Pitchfork, qui accorde les notes de 8,1 et 8,5 à ses deux premiers albums (en 2006 et 2008). Pourtant, le groupe ne connaîtra un succès notable qu’à partir de son troisième album (en 2010) [7], lui aussi évalué très positivement par Pitchfork et qui atteindra le sixième rang du classement des ventes d’album indépendants et le quarante-troisième du « Billboard Top 200 ». À l’inverse, le groupe Cold War Kids obtient succès et reconnaissance auprès du public du rock indépendant dès son premier album, alors même que celui-ci – et les suivants – sont durement notés par Pitchfork (5,0 pour le premier disque, 5,1 et 3,9 pour les suivants).
28On peut aussi penser que le « Pitchfork effect » n’opère que dans certains cas. Lors d’une table ronde sur le rôle des maisons de disques organisée en 2009 et réunissant des responsables des labels indépendants Kill Rock Stars, Matador, Merge, Saddle Creek, Jagjaguwar, Secretly Canadians et Dead Oceans, l’ensemble des participants s’accordent sur le pouvoir de prescription de Pitchfork. Mais ensuite, la spécification de ce pouvoir fait débat : certains pensent que seules les évaluations positives comptent, les négatives étant sans importance ; d’autres précisent que, selon eux, seules les critiques les plus enthousiastes ont un impact [12]. Or la grande majorité des critiques de Pitchfork ont une tonalité positive. Par exemple, en 2010, seules 10 % des notes sont inférieures à 5 ; 50 % des notes sont supérieures à 7 ; 20 % supérieures à 7,8 [13]. Et parmi les soixante-dix artistes ayant obtenu au moins une note supérieure ou égale à 9 entre 2004 et 2013, seuls trente-trois obtiennent, à l’occasion de la publication de leur première note supérieure ou égale à 9, un succès public supérieur à ce qu’ils avaient connu auparavant [11]. Se côtoient dans cette liste des artistes déjà consacrés (Radiohead, Fiona Apple, etc.), d’autres qui le seront rapidement après leur apparition dans Pitchfork (Arcade Fire, Sufjan Stevens, etc.) et enfin des artistes dont le public restera très restreint (Danielson, Les Savy Fav, etc.).
29Mais ce qui rend surtout le « Pitchfork effect » insaisissable, c’est le fait que les jugements du webzine (et de la critique en général) s’inscrivent dans des « configurations prescriptives », réunissant l’ensemble des acteurs qui contribuent à produire la valeur des disques et de leurs auteurs [12]. Tout d’abord, les stratégies de production, de promotion et de distribution des maisons de disques interviennent également dans le processus qui relie les biens musicaux à leurs consommateurs. La production musicale elle-même – son fond et sa forme – s’inscrit dans l’histoire du champ musical et y occupe une position qui la rend plus ou moins susceptible de toucher telle ou telle catégorie d’auditeurs. Ensuite, Pitchfork n’est jamais le seul média à évaluer un artiste ou une œuvre particulière ; d’autres émettent des discours critiques, et sont eux-mêmes plus ou moins reconnus, plus ou moins avant-gardistes, etc. Il est donc pratiquement impossible d’identifier l’effet propre des jugements de Pitchfork. L’inscription de Pitchfork dans une sorte de « chaîne de prescription » est d’ailleurs observée par certains professionnels de l’industrie musicale. Martin Hall, qui était attaché de presse du label Merge lors de la sortie du premier album d’Arcade Fire, témoigne ainsi :
« Quitte à jouer les révisionnistes, je vais vous affirmer que la plus importante pièce du puzzle a été apportée par le New York Times en septembre 2004. Ils ont fait un article qui a ouvert la voie à tous les autres média, jusqu’au mainstream, jusqu’à des gens qui n’avaient peut-être pas idée de l’existence même de Pitchfork. Mais en revanche, et il faut rendre à César ce qui lui appartient, je vous affirme que c’est la chronique de Pitchfork qui a convaincu les gens du New York Times de mettre en avant Arcade Fire. »
31De plus, dans le cas du groupe Tapes’n Tapes, Pitchfork n’est pas le premier média à formuler une critique positive de leur premier album. Plusieurs blogs musicaux, comme Music for Robots, Gorilla vs Bear ou Brooklyn Vegan, l’avaient déjà fait dans les semaines précédentes. À cette époque, les places pour les concerts du groupe étaient en fait déjà vendues lorsque Pitchfork a publié sa chronique [8]. Par ailleurs, Schreiber affirme découvrir beaucoup de nouveautés en lisant quotidiennement de nombreux blogs musicaux, dont Stereogum, Gorilla vs Bear, Largehearted Boy ou MBV [3]. On voit ainsi se dessiner une « chaîne de prescription » qui relierait en amont les blogs les plus avant-gardistes et confidentiels aux médias de grande consommation en aval (télévision nationale, presse masculine ou féminine, etc.), avec, dans des positions intermédiaires, un webzine spécialisé extrêmement reconnu dans le monde de la musique indépendante comme Pitchfork, puis des grands quotidiens nationaux généralistes, reconnus dans l’ensemble du champ intellectuel, comme le New York Times ou le Los Angeles Times. Pitchfork joue certainement un rôle important dans la construction des goûts et des classements, mais son pouvoir s’établit selon les rapports de force qui structurent l’univers de la critique rock. Il s’inscrit plus largement dans une configuration d’agents qui produisent la valeur de la musique rock (maisons de disques, distributeurs, etc.) et ne s’exerce à l’extérieur que sous une forme réfractée.
32La constitution de Pitchfork en oracle relève d’ailleurs en partie de la prophétie auto-réalisatrice : en créditant Pitchfork de son pouvoir de prescription, les critiques musicaux, les professionnels de l’industrie musicale et les consommateurs modifient leurs comportements et leurs stratégies en conséquence. Ils contribuent ainsi à faire advenir ce pouvoir de prescription, qui n’est à l’origine qu’une croyance.
Changement de tempo : de la chaîne au champ
33Les exemples du pouvoir de prescription de Pitchfork présentés jusqu’ici concernent principalement des artistes (ou des œuvres) émergents, qui n’ont pas encore fait l’objet d’évaluations par les critiques. La prescription circule alors dans une seule direction, de l’amont vers l’aval, c’est-à-dire des « découvreurs » vers les « suiveurs », dans une chaîne de prescription qui ordonne hiérarchiquement les critiques selon leur degré d’avant-gardisme, leur capacité à sélectionner avant les autres dans l’offre musicale les productions susceptibles d’être mises en valeur. Les chaînes de prescription sont donc structurées par un enjeu de primauté, qui fait écho à la logique journalistique du « scoop » (Champagne et Marchetti 1994), et que l’on retrouve régulièrement dans les discours des critiques culturels (pouvoir se revendiquer comme le premier à avoir parlé d’un artiste aujourd’hui reconnu est un élément important de valorisation de leur activité critique). Pitchfork, on l’a vu, se situe en amont des chaînes de prescription, tout en n’en constituant pas le premier maillon. Surtout, il est un maillon central – au sens de la centralité structurale que l’on mesure dans les réseaux sociaux –, un gatekeeper dont l’action peut ouvrir les portes du succès et de la reconnaissance.
34Cependant, la concurrence entre les critiques ne se joue pas uniquement sur le terrain de la découverte et de la visibilisation ponctuelles de nouveaux talents (ou de sa variante, la redécouverte d’artistes ou d’œuvres passées et considérées comme étant restées injustement dans l’anonymat – les « trésors cachés »). Dans le temps long du monde de la critique, la concurrence s’organise également autour de la construction des valeurs des artistes et des œuvres, de classements et de hiérarchies, de la constitution de panthéons, de l’excommunication d’artistes, etc. Or lorsqu’une évaluation critique porte sur le nouveau disque d’un artiste déjà rendu visible par ses productions passées, elle prend place dans l’ensemble des autres jugements publiés sur son œuvre, et surtout l’ensemble des jugements passés, qualifiant les productions précédentes de l’artiste, le style auquel il appartient et son évolution, etc. En somme, chaque évaluation porte en elle l’histoire du champ de production musicale et celle de l’univers de la critique qui y est associé. On peut le voir dans l’évolution de la réception critique de groupes de rock tels que Oasis, Coldplay, Muse ou Placebo qui, après des premiers albums loués par les critiques spécialisés les plus exigeants, font l’objet de jugements de plus en plus sévères à mesure que croissent leur succès commercial et leur couverture par les médias dominants. Ici, la prescription ne circule pas de manière unidirectionnelle mais de manière circulaire, et les principes qui structurent la concurrence entre les critiques sont multiples. Dans cette partie, nous tenterons de mettre au jour ces principes, qui organisent ce qu’il convient désormais d’appeler un « champ [13] de la critique rock », et la place qu’occupe Pitchfork dans ce champ.
35Dans un premier temps, pour rendre compte du poids de Pitchfork à l’intérieur du champ de la critique rock, on peut prendre au sérieux Scott Plagenhoef, rédacteur en chef du webzine, lorsqu’il remarquait au début de l’année 2010 que le classement des meilleurs disques de l’année du journal The Village Voice – intitulé le « Pazz & Jop » – comprenait, parmi les treize premiers, onze disques appartenant aussi au classement de fin d’année de Pitchfork, suggérant ainsi – non sans provocation – que les critiques consultés par le Village Voice s’inspiraient du webzine pour construire leurs hiérarchies. Le « Pazz & Jop », apparu en 1971, est réalisé à partir d’un sondage auprès de plusieurs centaines de critiques musicaux : il peut donc être considéré comme le reflet du goût modal des critiques étasuniens. Lorsqu’on construit un indicateur de similarité entre les « Pazz & Jop » et les classements des meilleurs disques de Pitchfork pour les années 2000 à 2013 [14], on observe une augmentation relativement régulière de la ressemblance entre les deux classements (Figure 2).
Degré de similarité entre le « Pazz & Jop » et le classement de Pitchfork

Degré de similarité entre le « Pazz & Jop » et le classement de Pitchfork
36Plusieurs interprétations concurrentes sont envisageables : soit Pitchfork s’est rapproché du goût modal, ce qui tendrait à montrer que ses jugements ont évolué en s’éloignant du pôle le plus avant-gardiste du champ de la critique rock étasunienne ; soit le goût modal s’est rapproché de celui exprimé par Pitchfork, ce qui indiquerait que le webzine est parvenu à imposer ses schèmes d’analyse et de classement à l’ensemble de l’espace de la critique ; soit enfin il y a un mouvement de convergence du « Pazz & Jop » et de Pitchfork vers le goût modal actuel, c’est-à-dire un affaiblissement de la polarisation des évaluations critiques.
37Essayons maintenant d’objectiver l’évolution du goût modal et de celui de Pitchfork, en comparant plusieurs indicateurs calculés pour le « Pazz & Jop » et pour la liste des cinquante disques les mieux notés par Pitchfork chaque année [15] :
- les parts relatives de nouveaux artistes et d’artistes établis, à partir des proportions de premiers albums et d’albums de rang supérieur ou égal a quatre dans la carriere de l’artiste ;
- le degré de consécration des artistes défendus, à partir de la proportion d’albums de rang supérieur ou égal à deux qui sont apparus dans le « Billboard 200 » ou dans le « Top Independent Albums [16] » avant de faire partie des listes du Village Voice ou de Pitchfork.
38La liste des cinquante disques les mieux notés par Pitchfork n’étant disponible que depuis 2003 [17], la période étudiée s’étend de 2003 à 2013. Cette restriction n’en est pas vraiment une dans la mesure où Pitchfork ne semble acquérir une position incontournable dans le champ de la critique rock qu’à partir de 2004 : l’exemple le plus répandu du « Pitchfork effect » (Arcade Fire) date de cette année (le plus ancien de l’année précédente), de même que les premiers articles de presse consacrés au webzine.
39La part des albums produits par des artistes à la carrière déjà bien établie augmente légèrement au cours de la période 2003-2013 (Figure 3), un peu plus nettement pour le « Pazz & Jop » (de 46 à 59 %) que pour Pitchfork (de 35 à 45 %). Parallèlement, la part de nouveaux artistes diminue, avec des niveaux identiques pour le « Pazz & Jop » et Pitchfork en début et en fin de période. Mais la baisse est concentrée entre 2004 et 2006 ; et de 2006 à 2011, la liste de Pitchfork comporte plus de premiers albums que le « Pazz & Jop ».
Évolution de la part de premiers albums et d’albums de rang 4 ou plus

Évolution de la part de premiers albums et d’albums de rang 4 ou plus
Lecture : P&J = « Pazz & Jop » ; P4K = Pitchfork ; 4 albums et + = album de rang 4 ou supérieur ; les valeurs ont été calculées par la technique des moyennes mobiles40La part des artistes dont un album s’est déjà classé dans le « Billboard 200 » au moment de leur apparition dans les listes du « Pazz & Jop » et de Pitchfork augmente entre 2003 et 2013 (Figure 4), plus fortement pour Pichfork (de 17 à 30 %) que pour le « Pazz & Jop » (de 48 à 54 %). La différence s’inverse avec le « Top Independent Albums » : les niveaux augmentent plus nettement pour le « Pazz & Jop » (de 18 à 37 %) que pour Pitchfork (de 16 à 22 %).
41Le premier constat est que Pitchfork exprime des goûts systématiquement plus avant-gardistes que le goût modal des critiques étasuniens. Cela n’est guère étonnant dans la mesure où la ligne éditoriale de Pitchfork consiste notamment à exclure une grande partie de la musique « mainstream ». Ensuite, le goût modal des critiques étasuniens et celui exprimé par Pitchfork semblent tous deux évoluer en s’éloignant de l’avant-garde de la production musicale. La tendance est plus accentuée pour le « Pazz & Jop » si l’on observe le « Top Independent Albums » et pour Pitchfork si l’on observe le « Billboard 200 ». On peut donc considérer que le goût modal s’est ouvert à la musique indépendante consacrée, quand celui de Pitchfork accorde plus de crédit à la musique « mainstream », ce qui semble aller dans le sens d’un mouvement de convergence entre Pitchfork et le goût modal, c’est-à-dire d’un affaiblissement de la polarisation du champ de la critique rock étasunienne. Mais une interprétation légèrement différente est également envisageable : les nouveaux artistes défendus par Pitchfork dans la première moitié des années 2000, notamment ceux souvent cités pour illustrer le « Pitchfork effect » (Arcade Fire, etc.), ont obtenu un large succès critique et public, entraînant la consécration d’une frange de la musique rock « indépendante ». Ce serait alors bien le goût de Pitchfork qui se serait imposé à l’ensemble de l’espace critique, à la production musicale et à une partie relativement importante du public.
Part des albums dont les auteurs sont déjà apparus dans le « Billboard 200 » ou le « Top Independent Albums »

Part des albums dont les auteurs sont déjà apparus dans le « Billboard 200 » ou le « Top Independent Albums »
Lecture : P&J = « Pazz & Jop » ; P4K = Pitchfork ; Billboard = Billboard 200 ; Top Indep = Top Independent Albums ; les valeurs ont été calculées par la technique des moyennes mobiles.« The Magnetic Fields » : objectiver un champ de la critique rock
42Afin de préciser la position occupée par Pitchfork dans le champ de la critique rock [18], et l’évolution de cette position, on peut s’appuyer sur les prises de position esthétiques pour construire une cartographie du champ. Chaque fin d’année, la plupart des magazines et webzines spécialisés publient en effet un classement de ce qu’ils considèrent comme les meilleurs albums de l’année écoulée. Cette pratique, relativement ancienne [19], est devenue incontournable dans la concurrence pour le pouvoir de prescription et rares sont les titres de presse rock qui ne sacrifient pas à l’exercice. Alors que pendant l’année, les critiques jugent des artistes ou des disques particuliers, et proposent donc des dispositifs de jugement « substantiels », les classements constituent des dispositifs de jugement « formels », dans le sens où la qualification des biens musicaux y est relative et non spécifique à chaque bien (Karpik 2009). Ces classements manifestent de manière synthétique la ligne esthétique et les hiérarchies symboliques défendues par leurs émetteurs, leur appartenance au microcosme des commentateurs du monde du rock, mais aussi ce qui les distingue de leurs concurrents.
43En rassemblant les classements publiés une année donnée, il est possible de construire un tableau de données dont les variables sont les différents classements, correspondant chacun à un titre de presse, et les individus statistiques sont les disques présents dans au moins un des classements retenus. Se pose alors la question de la population des titres de presse : il s’agit de sélectionner ceux qui ont « du poids » dans le champ de la critique rock. Le champ de production de la musique rock, entendu comme un espace transnational, est marqué par la domination de deux pôles : les États-Unis et le Royaume-Uni [20]. La large majorité des artistes rock les plus consacrés et les plus écoutés à l’échelle mondiale sont issus de ces deux pays [21], et ce depuis les origines de ce genre musical, dans les années 1950 (Peterson 1991). Le volume et l’ancienneté du « capital rock » des États-Unis et du Royaume-Uni sont donc très importants et cette domination bi-polaire se réfracte dans l’univers de la critique : les titres de presse étasuniens et britanniques circulent largement au niveau international, d’autant plus que leur langue de publication le favorise. C’est encore plus vrai des webzines, dont la circulation n’est pas limitée par des facteurs matériels liés à leur distribution. Au final, il semble donc peu pertinent de restreindre le champ étudié aux frontières des États-Unis : on a sélectionné les titres de presse « qui comptent » au niveau international, ce qui pratiquement ouvre la population aux titres britanniques.
44On a choisi de se concentrer sur deux années : 2004, qui constitue, on l’a vu, une période charnière dans l’évolution du pouvoir de prescription de Pitchfork ; une année récente, 2012, période où la consécration de Pitchfork fait consensus parmi les acteurs du monde du rock. Les titres de presse retenus pour 2004 sont The Village Voice, Spin, Rolling Stone et Pitchfork pour les États-Unis et The Wire, Uncut, New Musical Express (NME), Mojo et Q Magazine pour le Royaume-Uni [22]. On notera que Pitchfork est ici le seul magazine en ligne. Huit ans plus tard, de nombreux webzines sont apparus ou se sont développés et il est indispensable d’intégrer certains d’entre eux à la population retenue. En l’occurrence, et même s’il est impossible de trancher de manière univoque, trois webzines nous ont semblé avoir un poids significatif : Stereogum, Gorilla vs Bear, Consequence of Sound [23]. Les tableaux de données de 2004 et 2012 [24] ont été tous deux soumis à une analyse des correspondances multiples (ACM). L’ACM « produit des représentations visuelles des espaces théoriques que sont les champs ou l’espace social. Elle objective des structures de relations et, par-là, présente, des “affinités” avec une science sociale relationnelle (ou structurale) » (Duval 2013) : elle est donc particulièrement adaptée à l’objectivation d’un champ de la critique rock.
45En 2004, le premier axe – qui explique 88,9 % de l’inertie du nuage [25] – peut s’interpréter comme la proximité au goût modal (Figure 5). En effet, il ordonne les individus statistiques (les albums) selon le nombre de classements dans lesquels ils apparaissent [26]. Du point de vue du nuage des modalités, plus on avance vers la droite du graphique, plus les titres de presse ont dans leur classement de fin d’année des disques fréquemment présents dans les classements des autres titres de presse. Sans surprise, on retrouve donc à l’extrême droite du graphique le Village Voice, dont le classement (le « Pazz & Jop ») est basé sur un sondage auprès de nombreux critiques (voir précédemment). À l’autre extrême, on trouve The Wire, magazine anglais fondé en 1992 et tourné vers la musique d’avant-garde [14]. Pitchfork occupe une position médiane sur ce premier axe, à droite de The Wire mais à gauche de la plupart des autres magazines [27].
Espace des classements des meilleurs albums de 2004 (nuage des modalités)

Espace des classements des meilleurs albums de 2004 (nuage des modalités)
46Le second axe – qui explique 8,4 % de l’inertie du nuage – semble correspondre à une opposition nationale. En effet, à l’exception de The Wire, tous les titres de presse britanniques sont situés en bas du graphique, alors que tous les titres de presse étasuniens sont situés en haut, à l’exception de Rolling Stone. À cette différenciation nationale des goûts se superpose une autre opposition, entre « émergents » et « établis ». En effet, les disques situés dans la partie haute du graphique sont relativement souvent le fait d’artistes n’ayant jamais publié de disque auparavant et/ou n’ayant jamais figuré dans les meilleures ventes de disques aux États-Unis ou au Royaume-Uni ; les albums situés dans la partie basse sont souvent produits par un artiste ayant déjà publié au moins cinq albums et/ou ayant déjà vu l’un de ses albums classé parmi les trois meilleures ventes aux États-Unis ou au Royaume-Uni. On trouve également plus souvent dans la partie haute des albums dont l’origine est autre qu’étasunienne ou britannique [28]. Même si ces différences sont statistiquement peu marquées, leur concordance – et la connaissance des lignes éditoriales des titres de presse retenus et des disques classés – laisse à penser que l’on peut interpréter cet axe comme une opposition entre avant- et arrière-garde. Or Pitchfork se situe ici nettement du côté de l’avant-garde, au- dessus de tous les autres titres. C’est d’ailleurs Pitchfork qui contribue le plus, et de loin, à la construction du second axe (36 %).
47En 2012, la structure de l’espace des classements des meilleurs albums est similaire à celle de 2004 (Figure 6). Le premier axe explique 85,7 % de l’inertie du nuage et est très fortement corrélé au nombre de classements dans lesquels les disques sont présents [29]. The Village Voice se trouve toujours dans la position la plus avancée du côté de la proximité au goût modal, tandis que The Wire en est le plus éloigné. En revanche, la position de Pitchfork a évolué : dans une position médiane en 2004, il se situe maintenant complètement à droite du graphique, à peine en retrait par rapport au Village Voice. C’est d’ailleurs Pitchfork qui, après le Village Voice, contribue le plus à la construction du premier axe (respectivement 17 % et 18 %), suivi des deux webzines qui occupent une position proche (Consequence of Sound et Stereogum, respectivement 16 % et 15,5 %). Sur le second axe (13,5 % de l’inertie), l’opposition entre titres de presse est à peu près la même qu’en 2004, avec en plus les webzines du côté du pôle « émergent » et The Village Voice qui s’est déplacé vers le bas. Mais cette fois, Pitchfork n’a plus qu’une contribution minime à la construction de l’axe (5,5 %), au contraire de Mojo (22 %), Uncut (19 %) et Q Magazine (18 %).
48Les résultats de ces ACM ne permettent pas de déterminer statistiquement si la proximité au goût modal dénote une forme d’hétéronomie des jugements, dans le sens d’une imitation du goût dominant, ou un pouvoir de prescription qui permet d’imposer ses schèmes de classement aux autres agents du champ. Mais en confrontant ces résultats à ceux qui les précèdent, on peut raisonnablement conclure que la comparaison des deux ACM met en évidence la consécration de Pitchfork comme prescripteur dominant dans le champ de la critique rock : le webzine semble s’être déplacé, du pôle avant-gardiste vers l’avant-garde consacrée du champ. Ce faisant, il se voit « débordé par sa gauche », dans la mesure où de nouveaux webzines apparaissent et s’imposent comme des défricheurs incontournables. C’est le cas ici de Gorilla vs Bear, qui occupe en 2012 une position comparable à celle de Pitchfork en 2004.
Espace des classements des meilleurs albums de 2012 (nuage des modalités)

Espace des classements des meilleurs albums de 2012 (nuage des modalités)
Conclusion
49Pris dans un processus de vieillissement social inhérent à la dynamique des champs (Bourdieu 1992), Schreiber reconnaît d’ailleurs que Pitchfork est devenu plus « mainstream » qu’il ne l’aurait imaginé [3]. Cette critique est cependant peu présente dans les commentaires sur le webzine, y compris parmi les nouveaux entrants. Ceci est d’autant plus notable que cette accusation constitue une stratégie aisée et répandue de disqualification des producteurs de biens symboliques qui accèdent au succès temporel. Cela pourrait révéler le fait que le vieillissement social de Pitchfork s’accompagne d’une professionnalisation de son activité critique – plus « sérieuse » et plus généraliste – mais pas d’une modification significative de ses choix esthétiques. La tentative d’objectivation de l’évolution des goûts de Pitchfork montre que le poids des nouveaux artistes parmi l’ensemble des artistes évalués positivement a relativement peu diminué et reste important. Mais on constate aussi que la part des artistes déjà consacrés dans le « Top Independent Albums » ou dans le « Billboard 200 » lorsque Pitchfork chronique positivement leur album a augmenté régulièrement depuis le début des années 2000 : la consécration de Pitchfork et celle des artistes que le site défend sont inextricablement liées.
50L’approche relationnelle adoptée ici, par l’objectivation de « chaînes de prescription » et d’un « champ de la critique », permet donc de dépasser les apories d’un raisonnement en termes d’effet, qui tenterait d’isoler un improbable « effet propre » de telle ou telle critique. On voit ainsi que le pouvoir de prescription, ni monopolisé ni également distribué, est l’enjeu de rapports de force qui évoluent au fil du temps et contribuent à construire les échelles de valeurs tant artistiques qu’économiques [30].
Notes
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[1]
Dont le personnage de critique de théâtre Addison DeWitt dans le film All about Eve de Joseph L. Mankiewicz (1950) incarnerait le parangon.
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[2]
Raymonde Moulin montre ainsi que le « couple » critique/marchand a joué un rôle central dans la fabrication des réputations sur le marché de la peinture durant les années 1950 et 1960 (Moulin 1967).
-
[3]
Pour un exemple de sociologie d’une institution critique dans un domaine où la critique ne constitue pas le cœur de l’activité des acteurs, voir Rambaud (2009).
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[4]
Ces analyses se fondent sur plusieurs types de matériaux empiriques. Les analyses statistiques s’appuient sur la construction de bases de données ad hoc à partir de l’encyclopédie musicale en ligne All Music Guide et du site internet Album Of The Year qui agrège les évaluations et les classements de fin d’année de nombreux médias musicaux. Le cas de Pitchfork est étudié à partir de l’abondante production journalistique traitant de ce webzine. Si ce matériau de seconde main – constitué par les témoignages d’acteurs de l’industrie musicale recueillis par des journalistes musicaux – est à manipuler avec précaution, il n’en est pas moins particulièrement révélateur de la manière dont ces acteurs se positionnent les uns par rapport aux autres, ce qui est au centre de notre questionnement. Enfin, ces sources documentaires sont complétées par une campagne d’entretiens auprès de journalistes et critiques musicaux français, d’attachés de presse employés par des maisons de disques et de programmateurs de salles de concerts, menés dans le cadre d’un projet de recherche plus général sur la critique musicale.
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[5]
Pour une analyse détaillée de l’évolution du champ de la critique rock aux États-Unis, de la trajectoire de Ryan Schreiber et de celle de Pitchfork, ainsi que de l’« éthos critique » de Pitchfork, voir Robette (2017).
-
[6]
Sur la notion d’« indépendance » et son évolution dans le monde du rock, voir Hesmondhalgh et Meier (2015).
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[7]
En référence au tatouage porté par Al Pacino dans le film Scarface, symbolisant la marque des assassins dans la pègre cubaine. D’après Schreiber, « ça semblait concis et facile à prononcer, et ça avait une connotation menaçante » [2]. Pour cette citation et les suivantes, il s’agit d’une traduction personnelle. Les chiffres entre crochets renvoient à la liste des sources située en fin d’article.
-
[8]
Il est d’ailleurs notable qu’aucun des rédacteurs de Pitchfork ne soit véritablement reconnu individuellement par ses pairs. Le pouvoir de prescription est ici associé au webzine et non aux journalistes qui y travaillent : Pitchfork est devenu une « griffe », dont le nom est à lui seul propre à produire la valeur des chroniques publiées (Bourdieu et Delsaut 1975).
-
[9]
Le « Billboard 200 » est le classement des deux cents meilleures ventes – physiques et digitales – d’albums aux États-Unis. Il est publié chaque semaine par le Billboard magazine. Il existe sous sa forme actuelle depuis 1991 mais les premiers classements de vente d’albums de Billboard sont apparus en 1945.
-
[10]
Créés en 1958 aux États-Unis, les Grammy Awards récompensent chaque année les meilleurs artistes et techniciens du monde de la musique. Ils sont organisés par la National Academy of Recording Arts and Sciences (Watson et Anand 2006).
-
[11]
Mesuré à partir du classement des ventes de disques « Billboard 200 » (comptage personnel).
-
[12]
« L’artiste qui fait l’œuvre est lui-même fait, au sein du champ de production, par tout l’ensemble de ceux qui contribuent à le “découvrir” et à le consacrer en tant qu’artiste “connu” et reconnu » (Bourdieu 1992 : 280). Mais en consacrant l’artiste, ceux-ci s’approprient en retour une partie de son capital symbolique : dans cette économie de la croyance, le crédit circule de manière circulaire.
-
[13]
Il ne s’agit pas ici de discuter de la réalité et de l’émergence d’un champ de la critique rock étasunienne comme partie du monde social, mais simplement d’adopter une approche analytique en termes de champ. L’espace de la critique rock étasunienne comporte en effet un certain nombre de propriétés qui rapprochent son fonctionnement de celui d’un champ tel que conceptualisé par Pierre Bourdieu : autonomie relative, avec l’existence d’un corps de producteurs spécialisés (les journalistes musicaux) et d’un marché (Sapiro 2003), illusio (croyance commune dans le fait que la musique rock vaut la peine qu’on la commente), système de positions différenciées, lutte pour et par les principes de légitimité spécifiques à ce microcosme (ici notamment les compétences mises en œuvre dans la critique) et opposition entre légitimité esthétique et légitimité commerciale, logique diacritique des prises de position (Bourdieu 2013 ; Mauger 2006), etc.
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[14]
Cet indicateur de similarité est obtenu, pour une année donnée, en divisant le nombre d’albums communs aux deux classements par le produit des tailles des deux classements, puis en le multipliant par 100. Par exemple, en 2001, le classement de Pitchfork compte 20 disques et le « Pazz & Jop » 50, et le nombre de disques communs aux deux classements est de 6 : l’indice de similarité est donc de 6 × 100 / (20 × 50) = 0,600. Le nombre d’albums classés par Pitchfork varie entre 20 et 50 selon les années, alors que la taille du « Pazz & Jop » peut atteindre plusieurs centaines d’albums. On n’a donc systématiquement pris en compte que les 50 premiers du « Pazz & Jop » pour limiter le déséquilibre entre les tailles des deux classements.
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[15]
On a ainsi une image du goût exprimé dans Pitchfork tout au long de l’année, en amont du vote des journalistes musicaux étasuniens.
-
[16]
Le « Top Independent Albums » est le classement des meilleures ventes – physiques et digitales – d’albums de musique indépendante aux États-Unis : il prend en compte les artistes qui ne sont pas sous contrat avec une major. Il est publié chaque semaine par le Billboard Magazine depuis 2000.
-
[17]
Sur le site Album of The Year, URL : http://www.albumoftheyear.org.
-
[18]
« The Magnetic Fields » fait à la fois référence à un groupe de rock américain créé en 1989 et devenu culte dans le monde du rock indépendant, et à la manière dont Pierre Bourdieu définit son concept de champ comme un champ de forces, d’attractions et de répulsions, à la manière d’un champ magnétique.
-
[19]
Le classement du Village Voice est ainsi apparu en 1971, ceux de Rolling Stone et du New Musical Express en 1974.
-
[20]
L’analyse des hiérarchies et des rapports de force d’un point de vue transnational s’appuie sur les travaux de Johan Heilbron et Pascale Casanova sur les traductions et le champ littéraire mondial (Heilbron 1999 ; Casanova 2002).
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[21]
On peut le vérifier tant dans les palmarès des ventes de disques que dans les divers classements des « meilleurs disques de tous les temps ».
-
[22]
The Guardian ne figure que dans l’analyse de 2012 car il n’a pas été possible d’y trouver un classement pour 2004. Mais sa présence ne change que très marginalement les résultats de 2012.
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[23]
On s’appuie pour cela sur la fréquence des reprises par les autres médias spécialisés, des exclusivités obtenues auprès des maisons de disques quant à la diffusion de nouveautés, des citations dans les autres médias spécialisés et dans les entretiens réalisés auprès de journalistes musicaux français. Stereogum est créé en 2002 et acheté en 2007 par le groupe Spin Media, notamment éditeur du magazine Spin. Il est élu blog musical de l’année par The Village Voice en 2011. Fondé en 2007, Consequence of Sound fournit des contenus au magazine Time depuis octobre 2011. Gorilla vs Bear apparaît en 2005 ; il est nommé parmi les meilleurs blogs musicaux par Rolling Stone en 2008 et parmi les meilleurs sites web musicaux par The Independent en 2009.
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[24]
Chaque classement rassemble 50 disques. Du fait des co-occurrences, les tableaux de 2004 et 2012 comprennent respectivement 174 et 276 disques.
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[25]
On utilise ici le « taux modifié » (Le Roux et Rouanet 2004), qui permet de mieux différencier le poids des premiers axes.
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[26]
La corrélation entre les coordonnées des disques sur le premier axe et le nombre de classements dans lesquels ils apparaissent est massive (91 %).
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[27]
Pitchfork contribue d’ailleurs peu à la construction du premier axe (2 %). Les principales contributions sont celles de Q Magazine (18,5 %), The Village Voice (17,5 %), NME (17,5 %) et Spin (14,5 %).
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[28]
Ce résultat indique en outre que la différenciation entre un goût étasunien et un goût britannique ne repose pas sur la prédominance, dans les classements, d’artistes de la même nationalité que les titres de presse.
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[29]
La corrélation est cette fois de 95 %.
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[30]
Je remercie Pernelle Issenhuth, Olivier Roueff, Arnaud Saint-Martin et les membres du comité de rédaction pour leurs relectures constructives.