À propos de…

1Paru un an après son décès en 2013, Prouver et gouverner réunit onze textes publiés ou inédits qu’Alain Desrosières a écrits depuis 2003. Emmanuel Didier s’est chargé de rassembler et d’éditer cette sélection de textes et de rédiger une précieuse introduction qui retrace une trajectoire intellectuelle singulière, à l’interstice entre plusieurs disciplines, et à l’interface entre la statistique publique et le monde académique, entre l’action et la science. L’introduction propose également une réflexion stimulante sur les circulations nationales et internationales de son livre le plus marquant, La politique des grands nombres [1], et ses réceptions disciplinaires différenciées.
2Cette trajectoire entre la statistique, la sociologie et l’histoire des sciences a conduit Alain Desrosières au comité de rédaction de Genèses où il a longtemps incarné le projet intellectuel des sciences sociales intégrées de la revue ; projet qui consiste à ouvrir la boîte noire des objets naturalisés dotés de la force de l’évidence, comme les catégories et conventions statistiques, pour les questionner avec les méthodes historiques et sociologiques. Prouver et gouverner prolonge les chantiers de recherche engagés depuis les années 1970 qui visent à comprendre ce qui « fait tenir les choses », ce qui produit ou entretient les croyances, les institutions et les conventions de quantification afin d’explorer les relations entre le savoir et le pouvoir. Les lecteurs de Desrosières découvriront dans ce livre ses travaux les plus récents ainsi qu’une foison d’hypothèses et de pistes de recherche. Pour les lecteurs peu familiarisés avec les travaux de l’auteur, l’ouvrage propose une introduction pédagogique à la science sociale des conventions statistiques et une invitation à découvrir La politique des grands nombres ou d’autres travaux qui portent la marque de son influence en sociologie et histoire des sciences, en sociologie ou en science politique.
3L’ouvrage rassemble des textes aux statuts et visées divers et, malgré la vigilance d’Emmanuel Didier, n’évite pas toujours quelques redondances. Certains textes ont un caractère programmatique ou pédagogique, tandis que d’autres permettent d’apprécier l’érudition de l’auteur quant à l’histoire du raisonnement statistique ou de la quantification dans les différentes disciplines des sciences sociales. D’autres textes plus courts et exploratoires, par exemple sur la statistique dans les pays en voie de développement ou sur les expérimentations aléatoires, témoignent de la curiosité de l’auteur pour les pratiques de quantification émergentes, mais toujours en les replaçant dans une temporalité longue. Les onze textes sont organisés en trois parties portant sur le rôle de la statistique dans le gouvernement néolibéral ; les scènes statistiques internationales ; et la quantification dans les sciences sociales. Les lecteurs de La politique des grands nombres se trouvent en terrain familier du fait du souci constant de réflexivité et de contextualisation historique, des distinctions pédagogiques entre mesurer et quantifier (p. 38-39), de l’exploration des conditions sociologiques et historiques de la fabrique des conventions statistiques et de leur articulation avec la science et l’État, et des usages des statistiques et des investissements de forme qui entretiennent les croyances en leur solidité. On y retrouve aussi une discussion éclairante sur une posture épistémologique constructiviste « modérée » qui ne nie pas la réalité du phénomène quantifié (par exemple le chômage, l’inflation ou la criminalité) mais affirme qu’il existe de multiples façons de convenir de sa quantification, et que ces mises en forme ne sont pas de simples reflets de la réalité mais l’orientent, la transforment et la reconfigurent. Les conventions sont ainsi le produit des rapports de force politiques et sociaux (p. 75), mais aussi un opérateur de leur transformation. Les investissements de forme, sur le mode du déploiement d’un savoir-faire statistique et scientifique ou l’institutionnalisation et la réitération des catégories statistiques, constituent ainsi le préalable de leur reconnaissance comme élément de preuve et de leur enrôlement dans le gouvernement des conduites. En même temps, ces catégories ne représentent qu’une manière de construire la réalité sociale, intègrent des visions du monde politiquement orientées et sont toujours sujettes à contestation ou à interprétation.
4Par rapport aux travaux antérieurs de l’auteur, Prouver et gouverner opère un triple glissement. Premièrement, si les dimensions politiques des statistiques n’ont jamais été absentes de ses réflexions sur la fabrique des conventions statistiques et leurs usages, l’analyse des nouveaux usages de la statistique à l’ère néolibérale a conduit Alain Desrosières à explorer de manière plus directe les relations entre savoir et pouvoir. Ces relations se déclinent d’abord dans la tension entre la statistique comme outil de gouvernement et d’orientation des conduites et la statistique comme point d’appui démocratique d’une contestation de l’ordre social (première partie). L’ouvrage procède dans sa troisième partie à une analyse plus systématique des transformations historiques des frontières entre les disciplines liées aux méthodes de quantification et d’administration de la preuve. Enfin, le livre interroge, de manière plus programmatique, les conséquences du déplacement des scènes de production de la commensurabilité des phénomènes sociaux. Dans ses travaux antérieurs, Alain Desrosières interrogeait la coconstruction des États-nations et la statistique publique dans des processus impliquant statisticiens, sciences sociales et bureaucraties étatiques. Dans le présent ouvrage, l’auteur interroge les effets de l’émergence de nouveaux espaces institutionnels et échelles d’analyse et d’action qui remettent en question les logiques de production de la commensurabilité circonscrites par un espace national et conduites par des institutions étatiques bénéficiant d’un quasi-monopole. Cette transformation se caractérise par : 1) l’émergence, ou plutôt le renforcement, d’espaces internationaux de fabrique de la commensurabilité des personnes, objets et flux, comme l’Union européenne (UE), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou d’autres organisations internationales reliées par la circulation d’experts, méthodes et références ; 2) le développement exponentiel des pratiques de quantification et de classement par les acteurs privés et les implications du data mining qui opère une rupture avec la logique probabiliste et d’échantillonnage qui s’était progressivement imposée depuis les travaux de Bernoulli au xixe siècle ; 3) enfin, dans un système de gouvernement néolibéral, la quantification n’est plus cantonnée à une fonction d’aide à la décision outillant le politique à partir d’une position surplombante. La quantification déborde les arènes de décision pour devenir un ensemble d’instruments d’action visant à orienter les conduites grâce à des systèmes d’évaluation en continu et des dispositifs de récompenses ou de sanctions individuelles ou collectives. Dans cette perspective, aucun acteur n’est extérieur au jeu ainsi institué (p. 44). La quantification n’est alors plus une opération supposée être extérieure à la réalité quantifiée mais une opération qui agit sur ce qui est mesuré, produisant ainsi d’importants effets de rétroaction. Comme l’indique l’auteur, « à la gestion par commandement direct, se substitue une gestion indirecte, fondée sur la conduite des conduites des autres et l’intériorisation des contraintes par le sujet » (p. 53).
5Pour saisir ces transformations, les chapitres 1 et 3 proposent une vision synthétique pour caractériser la spécificité du régime statistique de l’État néolibéral à partir d’une mise en comparaison de l’architecture de l’équipement statistique des différentes formes d’État qui se sont succédées depuis le xixe siècle. L’État keynésien, fondé sur les grands agrégats macroéconomiques, aurait laissé la place à de nouveaux principes d’équivalence s’appuyant sur la théorie des anticipations rationnelles et les microsimulations. Les microsimulations cherchent à identifier les incitations ou sanctions susceptibles de peser sur les comportements, qu’ils soient agents de l’État ou ressortissants d’une politique publique. Les nouvelles logiques de quantification irriguent ainsi toutes les échelles et échelons de l’action publique, de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) à la révision générale des politiques publiques (RGPP), des exercices de benchmarking jusqu’aux performances individuelles désormais soumises à la logique de quantification. La prise en compte des anticipations rationnelles représente un autre vecteur de rétroaction, dans le sens où la publicité donnée aux statistiques grâce à leur transformation en classements et rankings vise à orienter les comportements des agents. Ainsi, si l’on prend l’exemple des universités, la publication des classements, du taux de sélectivité, ou des chiffres sur l’insertion professionnelle ou les salaires des diplômés se légitime par une plus grande transparence visant à éclairer les choix de l’étudiant. Ces mesures différencient et hiérarchisent l’offre de formation en instituant un espace de concurrence où l’attractivité et le retour sur investissement deviennent les maîtres mots.
6La dilatation des espaces de fabrication et de diffusion des indicateurs, toujours plus nombreux et en apparence dépolitisés, comme les expérimentations aléatoires (chapitre 2), transforme les conditions de possibilité du déploiement d’un discours critique s’appuyant sur un argument statistique. Dans la configuration keynésienne, la construction des nomenclatures socioprofessionnelles ou de classes sociales dans un cadre national et leur croisement avec d’autres indicateurs (éducation, santé, longévité, revenus, pratiques culturelles…) avaient permis le déploiement d’un puissant discours critique sur les inégalités. Or, la prévalence contemporaine d’une statistique s’appuyant sur la pensée économique sur les scènes internationales peut difficilement être contrebalancée par une statistique sociale qui reste prisonnière des catégories et théories sociales nationales, ce qui empêche la formation d’un langage commun comparable à celui de l’économie (p. 132) et de ce fait entraîne une certaine invisibilité des inégalités sociales. Alain Desrosières identifie deux stratégies de critique des indicateurs qui équipent la gouvernementalité néolibérale (p. 57-59). L’une consiste à contester la commensurabilité des catégories instituées ou la pertinence de leur construction ; l’autre consiste à dépasser ou à ajuster la construction d’un indicateur tel que le produit intérieur brut (PIB) pour mieux intégrer les externalités environnementales ou sociales (par exemple le BIP 40, baromètre des inégalités et de la pauvreté, ou des indices de qualité de vie, ou encore de nouvelles manières de compter les chômeurs) afin d’incorporer ces préoccupations dans les indicateurs qui orientent l’action publique. Si Alain Desrosières semble pessimiste sur la portée de ces stratégies de repolitisation de chiffres, les pays en voie de développement constituent pour lui d’intéressants terrains d’expérimentation et d’innovation susceptibles de remettre en question la prétention d’universalité des statistiques internationales informées par un savoir économique orthodoxe. Il cite en outre la puissance potentielle de légères modifications des conventions statistiques – par exemple l’objectivation des inégalités de revenu ou de patrimoine à partir du centile le plus riche plutôt que par déciles (tranches de 10 %) proposée par Thomas Piketty – qui peuvent rendre visible la concentration inouïe des richesses générées par la mondialisation et armer intellectuellement des mouvements tels que celui des « indignés » ou d’Occupy Wall Street (p. 84). Si les choix techniques et méthodologiques des conventions statistiques constituent des préalables à la constitution de la « preuve », Alain Desrosières rappelle que leur légitimité et leur efficacité performative résident dans leur capacité à assurer la coordination de l’action et à s’enraciner dans les pratiques sociales : comme il l’indique, « il ne suffit pas que l’outil soit validé scientifiquement, en tant qu’outil de preuve, il faut aussi qu’il soit validé socialement pour qu’il puisse jouer son rôle de coordination, c’est-à-dire de langage commun entre les acteurs sociaux » (p. 107). Cette condition vaut autant pour l’enrôlement des statistiques dans une critique sociale que pour la capacité effective des instruments statistiques du nouveau management public à orienter les conduites. Ainsi, le déplacement des scènes de production des nouvelles conventions vers les espaces internationaux semble limiter les possibilités d’appropriation critique des statistiques par des acteurs qui agissent dans des espaces publics où les débats restent encastrés dans des catégories nationales. Mais, du même coup, la production et l’enracinement social des instruments d’objectivation forgés par l’UE ou d’autres organisations internationales ne vont pas de soi. Ainsi, Alain Desrosières montre, dans ses réflexions sur la scène statistique européenne, que les conventions mises en place par Eurostat reposent souvent sur une stratégie d’harmonisation ex post privilégiant des catégories issues de l’économie à prétention universelle afin de gommer les aspérités de catégories sociales nationales préexistantes. En même temps, si ces catégories statistiques européennes ont réussi à équiper des dispositifs de benchmarking et diffusent des définitions particulières des problèmes sociaux sur lesquels il convient d’agir, ces catégories ont rarement réussi à être validées socialement par un processus de retraduction et reprise dans les débats publics nationaux. Ainsi, si l’Eurobaromètre semble avoir réussi à incarner une opinion publique européenne largement reprise par les études européennes et les journalistes [2] et si le taux d’activité et le ratio actifs/inactifs a eu un effet sur les orientations et les conduites politiques nationales (recul du départ de l’âge de la retraite, mesures pour inciter une augmentation du taux d’activité féminin), le chômage reste malgré tout la mesure la plus centrale et politisée du non-travail dans les différents espaces nationaux. Il reste ainsi un chantier de recherche pour questionner les logiques d’enracinement social des conventions en étudiant notamment les coalitions ou réseaux d’acteurs intéressés à la production et l’enrôlement de certaines « preuves », mais aussi pour analyser plus finement les processus de réitération, de circulation et d’inculcation dans différents contextes sociaux et institutionnels.
7La dernière partie de l’ouvrage propose une exploration des enjeux du savoir et du pouvoir à partir d’une analyse historique des méthodes statistiques privilégiées dans les différentes disciplines des sciences sociales. Dans cette partie du livre, Alain Desrosières convoque avec érudition les grands débats historiques du monde statistique et ses figures (Cournot, Quetelet, Bernoulli, notamment). Ces débats, parfois relativement techniques, sont systématiquement contextualisés et mis en relation avec les questions de société et configurations politiques. Les différents chapitres montrent comment la sociogenèse de différentes techniques reflète et construit différentes conceptions et relations entre l’individu, les collectifs et la société. Les débats politiques et théoriques qui ont présidé à cette mise en visibilité de la régularité des comportements, qu’elle se fonde sur l’individu ou des catégories sociales, se sont naturalisés au cours de l’histoire. Le chapitre sur la cartographie de l’espace social, ses origines et appropriations dans différentes disciplines, comme le chapitre sur l’économie des conventions, proposent une exploration originale à la fois des effets structurants des techniques de quantification sur les disciplines et des représentations sous-jacentes de la société. En reliant les débats des années 1950 et 1960 sur la statistique inférentielle et la statistique descriptive multifactorielle ou multidimensionnelle (comme les ACM, analyses des correspondances multiples), Desrosières montre comment une différentiation dans la culture de la preuve contribue à structurer les frontières entre les disciplines : la psychologie et l’économie privilégient la mesure d’un « effet pur » d’une variable, tandis que l’histoire, la sociologie et la science politique sont fondées sur les méthodes plus multidimensionnelles et une conception contingente des données. Or, depuis les années 1980, la position hégémonique des sciences économiques et l’intégration des outils économétriques de preuve et d’action dans l’art du gouvernement néolibéral ont provoqué un recul de l’usage des statistiques multidimensionnelles dans les disciplines dominées et une transformation des techniques de validation statistique dont l’histoire reste encore à faire. Par ailleurs, l’irruption du data mining et le retour en vogue des expérimentations aléatoires, brièvement évoqués dans le livre, vont sans doute opérer une nouvelle reconfiguration des logiques de preuve au sein des disciplines, mais aussi entre ces dernières, tout en modifiant leurs relations avec les pouvoirs publics comme avec les entreprises privées à la recherche d’outils prédictifs sur les comportements et attentes des consommateurs. On assisterait ainsi à un glissement structurel d’un débat en termes de « “est-ce que c’est vrai” à “est-ce que ça marche” » (p. 251) qu’Alain Desrosières nous invite à traiter comme une boîte noire à questionner, tant dans sa logique interne que dans son inscription historique.
8Testament intellectuel, Prouver et gouverner est le reflet du parcours d’un passeur qui a su faire dialoguer les disciplines et les chercheurs de différentes générations. Le livre foisonne de pistes de recherche, mais fournit surtout une boussole épistémologique et une boîte à outils conceptuelle et méthodologique indispensable pour appréhender une quantification du monde qui ne semble plus connaître de limites.
Notes
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[1]
Alain Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, coll. Textes à l’appui, 1993.
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[2]
Philippe Aldrin, « L’invention de l’opinion publique européenne. Genèse intellectuelle et politique de l’Eurobaromètre (1950-1973) », Politix, vol. 23, no 89, 2010, p. 79-101.